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Chapitre 6 : Le mariage
« Messieurs les architectes », annonça Turgon. « Si je vous ai faits réunir ici, c'est que l'heure est grave. Nous sommes en période de paix depuis maintenant dix ans. Et c'est précisément maintenant que va vous être lancé votre plus grand défi. Dans les cinquante ans à venir, il va vous falloir bâtir, bâtir et encore bâtir. Des maisons, des crèches, des écoles. Beaucoup de crèches. »
« Pardon majesté, mais en quel honneur ? »
« Vous souvenez-vous de Valinor ? Cette période bienheureuse, où les Noldor se reproduisaient comme des lapins ? Elle est sur le point de se répéter. La biologie nous enseigne que les elfes ne font pas d'enfant en période de guerre ou en présence d'un danger certain, leur corps se stérilisant lui-même par la pratique de la chasteté et l'extinction des pulsions charnelles. Nous avons vécu un tel état de fait pendant un peu plus d'un siècle. Et les populations de Nevrast et de Gondolin n'ont quasiment pas augmenté, le faible taux de naissances ne parvenant pas à compenser les pertes dues à la guerre contre Morgoth. Mais la menace s'est éloignée, le siège d’Angband s’est consolidé, et nous prospérons à nouveau. Cependant, toute l'énergie accumulée pendant les temps de guerre n'a point disparu. Elle est là, juste sous nos pieds. Nous sommes assis sur un véritable volcan de libido elfique. Bientôt, l'honnête artisan, le ménestrel éthéré, se verront transformés sous vos yeux horrifiés en nouveaux Fëanor la jupe en feu, brûlant de faire sept enfants à leur femme. »
« Par Varda ! Sept enfants ? »
« Il faut envisager le pire. »
Six mois plus tôt.
« Un message de votre père, Majesté », annonça Penlodh.
« Ne me dis pas qu'il est encore allé frapper aux portes d'Angband ? Morgoth va finir par croire qu'il devient sénile. »
« Non, mon roi. Il vous informe seulement que votre frère vient de se fiancer. »
Turgon recracha le vin qu'il avait dans la bouche.
* * *
« Cette plaisanterie n'était pas drôle du tout. L'espace d'un instant, j'y ai cru. »
« Votre père Fingolfin a toujours su faire preuve de jovialité », crut bon d'expliquer Penlodh.
L'espace d'un instant, Turgon se demanda aussi si cela impliquait un manque de jovialité de sa part. Puis il revit son intendant, avec son maintien digne d'Eonwë, son visage ovale et stoïque encadré de deux épaisses mèches de cheveux châtain clair qui retombaient à mi-hauteur sur sa tunique boutonnée. Et tout soupçon d'une insinuation lourde de reproche quitta son esprit.
« Penlodh, me trouvez-vous jovial ? », finit-il par demander.
« Jovial majesté ? »
« Oui, jovial. Gai... Amusant... Avec un certain sens de l'humour... Drôle, quoi. »
« Eh bien pour être honnête, "jovial" n'est pas le terme que j'aurais utilisé pour qualifier sa majesté. »
« Quels sont les termes que vous auriez utilisés dans ce cas ? »
« Hum... Imposant. Prévoyant. Audacieux. Doté d'une prestance certaine et d'un esprit analytique. Avec néanmoins un sens de l'humour noir et du trait d'esprit macabre que peu d'elfes ont en partage. »
Le visage du roi se déconfit et il eut soudain l'air très déprimé.
Relation ou non à cette conversation, tous les habitants de la vallée furent bientôt conviés à de grandes festivités organisées par le roi pour consacrer l'achèvement des travaux de construction du quartier nord de la cité. Tous, y compris les simples fermiers et bûcherons, quelle que soit leur race. Des grandes tables furent dressées sur l'esplanade de la tour et sur le pourtour des différentes places de la ville. Nombreux furent les jongleurs et les musiciens qui donnèrent des représentations. Les réjouissances durèrent plusieurs jours, et les entrepôts royaux se vidèrent.
« Glorfindel, je n'ai jamais vu votre femme... », demanda le roi Turgon à son voisin de banquet, après deux carafes de vin. « Vous l'avez laissée au pays, comme tant d'autres ? »
« Oh non majesté », répondit le guerrier blond en rougissant légèrement. « Je n'ai pas encore trouvé l'heureuse élue. »
« Bah ! Vous savez, pour se marier de nos jours, il vaut mieux ne pas être trop difficile. De toute façon, votre femme aura toutes les chances de périr de mort violente... A moins qu'un jour elle ne décide que vous êtes si important à ses yeux, vous et tous ses enfants, que cela ne vaut pas la peine de continuer à endurer la vie dans cette Terre du Milieu si brutale. Et là elle se couchera par terre et mourra. Pour retourner plus vite à Valinor. Car le bateau ce n'est plus ce que c'était comme moyen de transport, depuis que Fëanor a racheté les compagnies aux Teleri d'Alqualondë. »
« Mais c'est horrible ! », s'exclama Glorfindel, le rare duvet blond recouvrant ses bras se hérissant.
« C'était de l'humour. Idril, ne me dis pas que tu n'as pas trouvé ça drôle ? »
« Oh non père ! »
« Et vous Penlodh, vous êtes marié ? »
L'intendant répondit par une longue tirade, au sein de laquelle Turgon discerna les expressions « servir au mieux sa majesté », et « se consacrer entièrement au bon fonctionnement de l'Etat ».
« Ah ! Vous êtes comme mon frère. A part la chasse et l'escalade, et se faire des tresses autour d'un feu de camp... Lui et ma soeur, le jour où ils se marieront, la main droite de Maedhros aura repoussé. »
Glorfindel se mit à rire.
« Pourquoi riez-vous ? », dit Turgon en fronçant les sourcils. « J’ai dit quelque chose de drôle ? »
* * *
Au même moment, plusieurs rues plus bas, Eudes et Robert, les fils du meunier Eric, se retrouvaient sur la terrasse des remparts, une bière elfique à la main.
« J'revenons tout droit du district du haut », expliqua Robert. « Et par l’père d’tout, c'est qu'jamais ils s'arrestent d'manger ! J'croye bien que l'roy, il a mangé une biche entière ! »
« Qu'veux tu ! Cette gente puit bien manger c'qu'elle veut, elle grossit point ! Et elle m'avoit déjà dit qu'elle nécessite d'manger très peu pour vivre ! Qu'elle mange… pour l’plaisir avant tout ! »
« Tu croyes qu'elle fasse tout qu'pour le plaisir avant tout ? »
« J'en savons rien, par Dieu ! Mais pour le reste, j'avouons les avoir toujours vus chanter moult chants d'amour, ou s'donner des basers… mais les avons jamais vu faire l'acte ! »
« Mais si ces fées n’font point l'acte, comment qu'font-elles pour faire des p'tiots ? »
Ils se turent un instant, contemplant le roc à pic aux pieds des murailles, roc qui donnait sur la grande étendue plane et verte de la vallée, où luisaient les fermes illuminées en l’honneur des festivités.
« P't'être bien qu'elles pondent des œufs », supposa Eudes.
* * *
« Dites, Glorfindel, et ma fille, comme épouse... qu'en pensez-vous ? », demanda discrètement le roi, lorsque cette dernière eut quitté la table pour danser.
« Majesté, je ne me permettrai pas. »
« Quoi ? Mais voyons, si, si, permettez-le vous ! Vous êtes d'une noble lignée, toute bouillonnante de sang vanya ! Le meilleur chevalier du royaume ! Et puis vous êtes blonds tous les deux, et comme on dit, qui se ressemble s'assemble. »
« Mais majesté... »
« Quoi, vous trouvez que ma fille n'est peut-être pas assez bien pour vous ? D'accord, c'est vrai qu'elle n'est pas très fine, mais sinon, quelle oeuvre d'art ! »
« La princesse Idril est très belle, mais je ne l'aime pas, majesté... »
« Nous y voilà. Elle n'est pas l'élue de votre coeur. Ce n'est pas la Fleur d'Or que vous êtes, mais la Fleur Bleue ! …Allez, avouez-le. C'est à cause de ses pieds, n'est-ce pas ? »
Glorfindel n'osa pas acquiescer.