Maudits silmarils : maudit AU by Dilly

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Aubeline


 Aubeline

 

La nuit était tombée à l'intérieur des fenêtres de l'immeuble parisien. Sven Lodh, toujours dans ses vêtements d'adjoint du maire, grimpait péniblement les escaliers. Il portait une énorme boîte à gâteau, magnifique œuvre pâtissière reste de la garden party « Soyons verts » qui avait eu lieu à midi dans les jardins de l'hôtel de ville. Il l'avait récupérée dans les cuisines à la dernière minute ; elle représentait une sorte de colline, surmontée de deux arbres magnifiques.

« Hum… Drôlement sophistiqué le gâteau », commenta sa sœur qui le devançait, déguisée en danseuse espagnole. « Ça compensera ma bouteille de vin médiocre... »

La musique électro dernier cri se faisait déjà entendre, tandis qu'ils atteignaient les deux derniers étages.

« On va s'amuser comme des petits fous à cette fête ! », poursuivit la jeune femme. « Tu vas voir, je suis sûre que Laurent va te plaire... Il a l'air très cultivé. Tous ces livres de philosophie qu'il a... »

« Nina, tu me l'as déjà dit plusieurs fois. »

« Chut ! On y est presque…»

Ils se trouvaient sur le palier. Elle sonna. Il ne s'écoula que quelques instants avant que la porte s'ouvre, envahissant la cage d'escalier d'éclats de voix et de vibrations. L'homme qui avait ouvert la porte était costumé en Zorro. La danseuse de flamenco eut un petit cri de surprise ; d'ailleurs, elle faillit ne pas le reconnaître, car ses boucles blondes étaient dissimulées dans son chapeau.

« On est assortis ! » s'exclama-t-elle.

Laurent Findel crut à un signe du destin. Mais l'homme qui accompagnait Nina ne semblait pas aussi réjoui.

« Mon frère, Sven Lodh. »

« Enchanté » dit le politicien en tendant une main élégante à l'escrimeur.

« Moi de même. Laissez-moi deviner ! », dit Laurent Findel. « Vous êtes déguisé en espion anglais, c'est ça ? »

« A vrai dire... »

« Oui, c'est exactement ça », répondit Nina. « Il a la classe, non ? »

Elle ponctua cette remarque d'un clin d’œil, avant d'entrer. Un ami de Laurent Findel, qui avait vu ce clin d’œil, lui murmura à l'oreille : « Elle te kiffe mec. »

Mais ce dernier eut à peine le temps de se réjouir et d'aller faire poser le gâteau dans la cuisine, que la sonnette se fit à nouveau entendre. L'Escrimeur des Fleurs s'empressa d'aller recevoir ses nouveaux invités, mais il eut un temps d'arrêt quand il ouvrit la porte, et regretta immédiatement d'avoir eu cette idée de soirée costumée. Ou en tout cas d'y avoir invité certaines de ses connaissances... Dans le couloir moquetté de son immeuble se tenaient en effet un samouraï armé d'un katana accompagné d'un jeune homme barbu aux cheveux mi-longs, vêtu d'une robe rose. Et non seulement était-il maquillé, mais Laurent Findel ne put manquer de remarquer le décolleté vertigineux qui s'ouvrait sur un torse couvert de poils blonds, enduit... de gel pailleté ?!

Laurent Findel reconnut soudain son élève, Eric de la Fontaine, et l'homme en robe ressemblait fort à son colocataire et comparse (le seul qu'il lui avait jamais vu avoir, d'ailleurs), ce boulanger provincial venu… d'où ça, déjà… quelque part en Auvergne !

« Il a insisté pour s'habiller comme ça », précisa Eric en désignant son binôme.

« C'est… C'est très original. »

« Moi je suis en samouraï », crut bon d'expliquer Eric, avant de passer devant son hôte, sans lui accorder un regard.

« Il est très beau », expliqua Belin à Laurent. « Il a même mis les chaussettes dans les tongs. C'est des grosses tongs en bois, comme j'n'en avais jamais vues. »

Il était resté sur le pas de la porte, tout rose et jaune. Zorro avait les yeux écarquillés, contemplant alternativement le mélange incongru entre le rose, les paillettes, et la pilosité masculine. L'Auvergnat lui tendit une plante à fleurs roses.

« Oh, un azalée ! », réalisa Laurent Findel.

« C'est ma tatie qui l'a choisi », dit Belin.

« Il ne fallait pas ! Mais entre... »

Belin entra et Laurent referma la porte. Il dirigea le boulanger vers le salon, où les gens discutaient devant un buffet. Belin rejoignit Eric, qui était occupé à observer la nourriture.

Quant à Laurent, il regagna la cuisine, où se trouvaient toujours Nina et son frère. Il posa le cadeau de Belin sur l'ilot central.

« Jolie plante », observa Nina.

« J'adore les azalées », dit Laurent Findel.

Nina donna un coup de coude complice à son frère. Celui-ci leva les yeux au ciel.

« Allez », dit Laurent, « rejoignez-moi dans le salon. »

L'ancien escrimeur les amena devant le buffet, où se trouvaient également Eric et Belin.

« Je vais vous servir un verre », dit Laurent.

« Bonjour », dit Sven Lodh à Eric, qui ne répondit pas.

« Bonjour », dit Belin.

Il rougit en croisant le regard amusé de Nina. Quant à Eric, il se contenta de glisser une main à l'intérieur de son kimono et en sortit deux baguettes, avec lesquelles il saisit une tranche de sashimi.

« Pas mal le samouraï… », chuchota Nina dans l'oreille de son frère. « Mais un peu trop jeune pour moi. »

« C'est nouveau, chez toi, ce genre de scrupules... », murmura l'adjoint au maire.

« Qu'est-ce que c'est ? », demanda Belin à son hôte.

Il désignait un saladier rempli d'étranges morceaux d'écorce verte.

« Des chips de kale », répondit Laurent.

« De quoi ? »

« C'est du chou », expliqua Sven Lodh.

« C'n'est pas possible, on n'peut point faire des chips avec du chou ! » s'exclama Belin.

« Si vous n'aimez pas », ajouta Laurent, « il y a des tranches de tofu aux herbes grillées ici. »

Il lui tendit l'assiette : le boulanger en prit une dans la main, et en croqua un premier morceau... Dont il recracha la moitié.

« Pouah, on dirait d'la gomme ! »

Voici ce qu'il pensa, mais il ne le dit pas à voix haute. Il essaya de faire disparaître ce goût en saisissant le premier aliment en apparence normal se trouvant à portée de main – une galette de riz soufflé. Mais ses yeux s'ouvrirent tout ronds. Il alla rejoindre Eric, qui le regarda du coin de l’œil, comme un vrai personnage de théâtre japonais.

« Il m'a fait manger du toufou », se plaignit Belin. « Et du polirstirène ! »

« Prends plutôt ça », dit le samouraï. « C'est du saucisson. »

Pendant ce temps, Nina et Sven Lodh, leur verre rempli, s'étaient écartés du buffet pour se poser près de la cheminée, entre un Robin des Bois et une infirmière. Nina se mit à danser. Parfois elle croisait le regard brillant de Zorro, alias Laurent Findel.

« Tu as vu ? », glissa-t-elle à son frère. « Il te mate depuis qu'on est arrivés. »

Elle balaya du regard la grande pièce maintenant remplie de convives. On y voyait entre autres un zombie, un cowboy, un loup-garou, un vampire, une Blanche-Neige, un Albator, sans oublier bien sûr les deux jeunes hommes du buffet.

« Sinon, tu peux toujours tenter ta chance avec le Kurt Cobain en robe rose », s'amusa-t-elle.

L'adjoint du maire secoua la tête. Le dit Kurt Cobain en robe rose se trouvaient toujours près du buffet, avec le samouraï. Ils semblaient se nourrir exclusivement de tranches de charcuterie ou de poisson.

« En fait ils viennent pour bouffer », constata Nina.

Mais elle parlait dans le vide. Son frère avait disparu. La jeune femme le retrouva dans un couloir, occupé à regarder son téléphone en gloussant (ce qui était assez inhabituel chez lui)... Elle lui prit des mains.

« Déconnexion, ça te dit quelque chose ? », s'agaça-t-elle.

Avant de baisser les yeux sur ce qu'affichait l'écran du téléphone – un message écrit par un certain « Arthur » (en réalité, le maire de Paris), disant énigmatiquement : Suis au dîner des courtiers. Heureusement que ne suis pas venu en planche de surf. 

« C'est censé vouloir dire quelque chose ? », demanda Nina.

« Mais oui », répondit son frère en riant. « En fait, ... »

« Tu es venu pour t'amuser, Sven, pas pour continuer à travailler ! Je te confisque ton téléphone. »

« Tu n'as pas le droit de faire ça ! »

« Je t'emmène rencontrer un mec super, et toi qu'est-ce que tu fais ? Des private-joke avec un veuf aussi gay que la banquise ! »

« Il faut éviter de parler de la banquise... », commença Sven Lodh.

Mais sa sœur ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase. Elle avait pincé la manche de son veston et le tira un peu plus loin, près d'un ensemble d'étagères.

« Toi qui regardes toujours les livres des gens », poursuivit-elle, « tu ne les as même pas vus ! Des tonnes de livres de philosophie ! »

L'adjoint du maire rajusta ses lunettes pour mieux aviser ce qu'elle désignait. Effectivement, toute une étagère remplie d'ouvrages philosophiques, classés par ordre alphabétique, se trouvait là, surmontée d'une plante en pot et d'une statuette de bouddha. Sven Lodh sembla hésiter, ses yeux se mirent à luire comme d'une lueur d'espoir. Puis il observa la collection plus en détails quelques instants.

Laurent Findel s'approcha timidement.

« J'ai vu que vous aimiez Kant et Platon », lui dit Sven Lodh.

« Ah, vous êtes un philosophe aussi, comme votre sœur ? »

« Elle vous a dit qu'elle s'y intéressait ? »

« Non, mais je l'avais vu acheter un livre… de Derrida... »

« Derrida ? C'était un cadeau pour moi. »

« ...Ah ? »

Laurent Findel pâlit. Sven Lodh enchaîna :

« A propos de Kant… Que pensez-vous des critiques qu'il formule à l'encontre de Heidegger ? »

Laurent Findel pâlit plus encore.

« Euh… Hé bien… Je suis d'accord avec lui ! »

« Je vois. »

L'adjoint du maire s'éloigna, pour aller rejoindre sa sœur.

« Alors ? », demanda-t-elle. « ça marche entre toi et mon nouvel ami gay ? »

« Non, ce n'est pas ton "ami gay" », répliqua Sven Lodh. « Il est hétéro et il veut coucher avec toi. »

« Qu'est-ce qui te fait dire ça ? »

« Tout d'abord, il s'est acheté toute une collection de livres de philosophie uniquement pour t'impressionner. »

« Qu'est-ce que… »

« Il les achetés d'occasion, chez Gibert. Ils sont tous collants sur la tranche. De plus, il les a rangés par ordre alphabétique. Aucune personne n'aimant ses livres ne ferait cela. Ensuite, je l'ai interrogé un peu et il croyait que tu étais portée sur la philosophie. Quant à lui, c'est un parfait ignorant en la matière, il pense que Kant a vécu après Heidegger. »

« Tu es sûr que... »

« J'ajoute que je l'ai vu regarder tes fesses tout à l'heure. »

« Ce n'est pas possible ! Je l'ai rencontré au rayon shampoing ! Il m'a même donné des conseils ! »

« Et alors ? Je suis incapable de te donner des conseils capillaires, et pourtant je suis gay. »

« Mais… Mais... », balbutia Nina. « Je suis capable de reconnaître un homme gay. »

« Ah bon ? Est-ce que tu peux me dire qui est gay dans cette salle ? »

La jeune femme parcourut des yeux l'assistance costumée. Son regard s'arrêta sur le jeune homme blond barbu portant une robe rose.

« Lui ! », dit-elle.

« Non », répondit Sven Lodh. « Lui il aime tout. »

« Alors lui, costumé en marin ! »

« Non, il est juste un peu métrosexuel. D'ailleurs il est venu avec sa femme. »

« Argh, dis-moi ! »

« Tu vois le jeune homme en robe rose ? Le cowboy juste à côté de lui, bien viril… Il est en train de le draguer. »

Le cowboy faisait effectivement des regards charmeurs à Belin, et tout en lui parlant, n'arrêtait pas de lui toucher les bras, l'épaule, les cheveux…

« T'es sérieux ? »

« Et le Samouraï taciturne, là-bas, avec les longs cheveux noirs... »

Il désigna discrètement Eric.

« Lui aussi est gay. Mais je ne suis pas sûr qu'il s'en soit rendu compte. »

Le dit samouraï regardait fixement le cowboy occupé à faire du gringue à son meilleur ami. Ses yeux étaient devenus sombres. Une fine tranche de thon cru disparut dans sa bouche. Les sons du Shakuhachi et du Hyôshigi semblèrent se faire entendre.

Les lumières s'éteignirent, sous les murmures.

Des crépitements dorés et argentés surgirent de sous la cuisine : c'était Laurent Findel, leur hôte, qui portait le gâteau de Sven Lodh. Les fusées qui émettaient ces jets de lumières étaient placées au sommet d’arbres en nougat représentant le Soleil et la Lune. Les fruits de l'arbre-lune étaient de petites perles argentées, les fleurs de l'arbre-soleil des billes de cacao recouvertes de feuilles d'or.

Il y eut une explosion d’applaudissements.

Puis un cri.

« GLOIRE A L'EMPEREUR ! »

Certains reconnurent la voix du samouraï. Et Nina vit la scène se dérouler comme au ralenti... La silhouette du jeune homme aux longs cheveux apparaissant dans la lumière des fusées, son sabre en bois levé, défiant le cowboy qui tenait maintenant Belin par la taille, puis un bruit de glissade, le sabre japonais s'abattant sur le gâteau magnifique de la mairie de Paris, anéantissant tout.

« NOOOOOOOOOOOOOOOOOON ! », cria Laurent Findel, qui bascula sous le poids de l'attaquant.

Les lumières se rallumèrent.

Eric de La Fontaine, en plus d'avoir détruit le gâteau, était tombé sur Laurent Findel, dont le visage et les vêtements étaient couverts de crème, de pâte à sucre colorée et de nougat. Mais il avait également entraîné dans sa chute le cowboy séducteur, maintenant entarté.

 

* * *

 

« J'ai eu l'impression de revivre l'attaque de Pearl Harbor », confia plus tard Nina à l'une de ses amis.

 

* * *

 

« Eric, j'comprends pas pourquoi tu t'es mis en colère comme ça », déclara Belin alors que lui et son ami quittaient la fête en catastrophe.

« Tu n'as pas vu que ce cowboy était un pervers ? », répondit l'escrimeur. « Encore un gay ! »

Belin l'aidait à marcher, car l'apprenti samouraï s'était froissé plusieurs muscles en tombant sur Laurent Findel.

« C'est bien joli cette robe de chambre », dit-il alors, en touchant le vêtement d'Eric.

« C'est un kimono, pas une robe de chambre. »

« On dirait comme un paquet cadeau. »

« Et c'est quoi le cadeau ? »

Belin ne répondit pas.

 


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