Maudits silmarils, livre 2 by Dilly

Fanwork Information

Summary:

À Gondolin, pendant que ses chevaliers parcourent le monde, Turgon déprime... Une parodie crack du Silmarillion façon Kaamelott et Sacré Graal. Suite du livre I. Nouveau chapitre : L'absence.

Major Characters: Original Character(s), Original Female Character(s), Original Male Character(s), Aredhel, Ecthelion of the Fountain, Egalmoth, Elenwë, Fingolfin, Fingon, Glorfindel, Maedhros, Meleth (Elf), Men, Meril, Noldor, Orodreth, Penlod, Turgon

Major Relationships:

Artwork Type: No artwork type listed

Genre: Drama, General, Humor, Romance, Slash/Femslash

Challenges:

Rating: Teens

Warnings: Character Death, Mature Themes, Sexual Content (Moderate)

This fanwork belongs to the series

Chapters: 22 Word Count: 60, 429
Posted on 12 January 2016 Updated on 10 July 2022

This fanwork is a work in progress.

Chapitre 1 : Le prince vaillant

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**TOME 1**

 

Chapitre 1 : Le Prince Vaillant

 

« Vous ne trouvez pas que l'ambiance est différente ? », demanda soudain Turgon, qui présidait une réunion de la table ronde. « Elle est plus calme, plus détendue... »

Penlodh haussa les sourcils et leva le menton.

« Ce n'est pas faux », concéda Galdor.

« Je me demande à quoi c'est dû... »

Les yeux de Turgon ponctuèrent sa remarque d'un rapide coup d'oeil jeté à la place du seigneur de la Fontaine, qui était déserte.

« Ah oui, Ecthelion est parti en stage à Barad Eithel depuis un mois. Quelles vacances cela nous fait, vous ne trouvez pas ? Plus de jérémiades, de scandales, de catastrophes, de scalps... Plus de table qui bouge parce qu'il arrête pas de bouger sa jambe. Ah oui et on n'est plus obligés de lui parler de son écuyer pour qu'il nous réponde, non plus. »

« Moi je l'aimais bien », dit hypocritement Salgant.

« Oui mais vous vous aimez tout le monde. Rien qu'à l'idée que c'est maintenant mon père qui va devoir le supporter.... C'est tellement bon. »

Penlodh s'éclaircit la voix et manipula sa pile de papiers.

« Dans ce cas, vous serez peut-être satisfait d'apprendre que ce n'est plus le cas », déclara-t-il.

« Quoi ? Ne me dites pas qu'il revient ici ?! »

« Non. Mais d'après un courrier que j'ai reçu ce matin-même, il a demandé à son altesse Fingolfin de rejoindre le camp militaire de Fingon situé sur Ard-Galen, pour participer au siège d'Angband. »

« Vous voulez dire que c'est mon frère qui va devoir se le coltiner ? »

Turgon semblait aux anges.

« Je devrais peut-être faire comme Ecthelion, tiens », murmura Aredhel, mais personne ne l'entendit.

« Au fait, il est parti avec son écuyer, du coup ? », demanda Rog. « Comment il s'appelle déjà... Blondin ? »

« Bien sûr qu'il est parti avec son écuyer. Vous ne pouvez plus les séparer, ces deux-là. Ils sont inséparables jusqu'à la mort. Je cite Ecthelion. »

 

 


 

 

Belin le Blond, qui avait maintenant dix-neuf ans, était assis dans l'herbe jaune, sur l'une des rares aspérités que comportait la vaste plaine.

De sa position, il pouvait observer le camp, situé en contrebas. Plus loin au sud, les pentes du Dorthonion. A l'Est, les landes désolées de la Lothlann : les montagnes Bleues n'étaient qu'une ligne à peine perceptible. A l'Ouest, la vallée du Sirion et les Montagnes Grises, qu'ils avaient quittées, lui et son maître, il y a une semaine. S'il se tournait, enfin, vers le Nord, il y avait l'ensemble des montagnes de Morgoth, dont le volcan du Thangorodrim, étrangement silencieux. Derrière lui, des monts enneigés, calmes et beaux – mais la triple montagne noire qui en affleurait était hideuse, comme contre-nature, et l'humain l'avait tout de suite détestée.

En la regardant, il ne put contenir un frisson. Outre les militaires, quelques elfes vivaient ici et cultivaient la terre... Mais comment pouvaient-ils supporter cela ? Toujours avoir en vue la forteresse du Diable... Et la sentir. Lui n'aurait pas pu vivre ici continuellement.

Et si l'herbe verte avait fini par recouvrir la terre de la région, cette dernière demeurait brûlée à certains endroits, comme malade à tout jamais. L'herbe y poussait jaune, et la végétation s'y flétrissait vite. Devant le camp, il y avait une grande bande de cette terre-là, sur laquelle était assis Belin en ce moment. On disait que c'était les endroits qu'avait dévastés Glaurung, quand il s'était élancé hors des cachots de Morgoth en tête d'une légion d'orcs, tuant les parents d'Ecthelion. Il avait fallu toute l'habileté stratégique du prince Fingon pour parvenir à le défaire.

L'ancien paysan se remit debout, épousseta la belle livrée que le Grand Roy Fingolfin lui avait fait donner. Il marcha un peu pour se dégourdir les jambes, et s'aperçut bientôt qu'il n'était pas venu pour rien... Sur l'herbe jaune, de la terre asséchée par le dragon, une plante différente avait réussi à pousser, un ensemble de fleurs roses délicates. L'humain se pencha pour en prélever une, sans arracher de tige. Puis il entendit quelque chose – et se redressant, vit qu'un convoi militaire revenait du Nord. Les soldats étaient maintenant assez près pour qu'il puisse les voir, eux et la couleur de leurs bannières.

Elles étaient bleu ciel, comme les bannières du prince Fingon, qui était parti visiter les bastions de garde de la Grande Porte, avant leur arrivée.

Messire Ecthelion allait donc pouvoir rencontrer son héros ! Belin se mit à courir en direction du camp, sa fleur toujours dans la main.

Là, au milieu des tentes, l'agitation régnait. L'humain s'adressa à un lieutenant noldo aux cheveux noirs comme de la réglisse, mais qui étaient rasés sur les côtés, et regroupés en d'étranges nattes toutes abîmées sur le sommet de sa tête. Il était très beau, mais son œil droit était toujours à moitié fermé, et l'intérieur en était blanc.

« Vous savez où est messire Ecthelion ? », lui demanda-t-il.

« La dernière fois que je l'ai vu », répondit cet elfe, « il était près du quartier général. »

« Merci. »

Belin courut pour rejoindre les grandes tentes du commandement. Il ne tarda pas à tomber sur Ecthelion, qui marchait vers l'entrée du camp.

« Messire, il y a son altesse Fingon qui arrive ! »

« Je sais », lui répondit Ecthelion. « J'y allais, justement. »

L'humain se souvint de sa fleur.

« Regardez ce que j'ai trouvé messire. Cette belle flor, dans un des endroits maudits. »

« Mais qu'est-ce que vous allez faire dans les endroits maudits ? »

« Je ne sais point. »

L'écuyer baissa la tête.

« Vous venez avec moi ? », demanda Ecthelion.

« Oui messire. Mais prenez cette fleur. »

Le cœur gonflé d'affection, il l'accrocha à son armure.

« Elle est bien belle. »

Mais Ecthelion la regardait à peine, tant il semblait tout entier tourné vers l'événement à venir, et la rencontre avec son héros de toujours.

La compagnie qui revenait du nord était composée d'une dizaine de cavaliers et d'une cinquantaine de fantassins. A leur tête trottait leur commandant, le fils de Fingolfin, qui était le seigneur de Dor-Lomin mais aussi et surtout le coordonnateur de cette partie du Siège. On ne voyait pas son visage, caché sous un heaume blanc, seuls ses yeux d'un bleu d'azur et sa bouche, dont l'expression était sévère. Le suivaient plusieurs de ses barons, dont une femme aux longs cheveux gris. Ecthelion sembla se crisper à sa vue.

Arrivés à la hauteur de ce qui formait une grande place à l'intérieur du camp, les hauts seigneurs descendirent de cheval. Le prince Fingon ôta son casque, délivrant une abondante masse de tresses brunes entremêlées d'or, qu'il secoua au soleil.

Ecthelion le regardait la bouche ouverte, l'air extatique et complètement pénétré, comme s'il avait devant lui, en chair et en os et grandeur nature, la figurine de son enfance, venue à la vie par une sorte de miracle.

Fingon parut l'apercevoir, fronça les sourcils et regarda ses armoiries. Le cœur d'Ecthelion s'arrêta quand il vit qu'il se dirigeait vers lui.

« Je ne vous ai jamais vu ici... Et ces armes... », commença le Prince.

Sa voix était naturellement forte et sonore, mais aussi mélodieuse. Ecthelion s'agenouilla immédiatement.

« Mon nom est Ecthelion, seigneur de la Fontaine d'Argent, au service du roi Turgon votre frère. »

« Mon frère... Il est donc toujours en vie ? », plaisanta Fingon.

De nombreux rires accueillirent cette saillie.

« J'ai une lettre », balbutia Ecthelion. « Le roi votre père m'a autorisé à me mettre à votre service pour six mois. »

« Nul besoin de lettre, seigneur Ecthelion. J'ai bien connu vos parents. Et ne serait-ce que par loyauté envers eux, et reconnaissance pour leur courage, je ne pourrais qu’acquiescer à n'importe laquelle de vos requêtes. Mais par ailleurs, votre tante, la Dame de la Source, est ici avec moi. D'après ce qu'elle m'a dit, vous ne vous êtes pas vus depuis très longtemps. »

La femme aux cheveux gris qui se trouvaient aux côtés de Fingon, et dont le blason représentait une fontaine, s'approcha de lui, et ôta son casque.

Belin remarqua qu'elle avait une grande estafilade, assez récente, sur la joue gauche. Il vit aussi que le visage d'Ecthelion avait changé. Il s'était comme fripé. Belin ne lui avait presque jamais vu cette expression – sauf quand il tombait malade. On aurait dit qu'il avait peur.

« Mon neveu... », fit la femme. « Tu es un grand garçon maintenant. »

« Je ne suis plus un enfant... », protesta Ecthelion.

Fingon s'était déridé semble-t-il. Il arborait maintenant un franc sourire.

« Nous allons dîner de ce pas, seigneur de la Fontaine », déclara-t-il. « Joignez-vous à nous. Vous me ferez un immense plaisir. »

Ecthelion ne se fit pas prier, et le suivit vers les tentes du haut commandement, comme hypnotisé. Belin ne le revit pas de la soirée, mais quand il sortit prendre l'air, au crépuscule, il trouva sur le sol, non loin de la tente de Fingon, la fleur qu'il avait donnée à Ecthelion, et qui devait être tombée de son armure.

 


 

Le jeune seigneur de la Fontaine avait l'impression de se trouver dans un rêve. Il suivait le prince Fingon et ses barons avec un grand sourire sur son visage, le regard rivé sur l'or des nattes de son héros, qui se détachait nettement sur le brun de ses cheveux – comme il le faisait sur le jouet qu'il avait lorsqu'il était enfant. Bientôt, il put même regarder un écuyer débarrasser ce héros de son armure et de sa tunique, admirer sa musculature si parfaite – ses épaules larges et solides, son torse ample, ses hanches étroites, ses cuisses musclées. Le plaisir primitif ressenti lorsqu'il tenait sa figurine par la taille était là à nouveau – ainsi qu'autre chose, qu'il ne parvenait pas à identifier.

« Ecthelion ! », dit alors le fils aîné de Fingolfin. « Je vais prendre un bain avant de souper... Rendez-vous donc dans la tente de cérémonie, le cuisinier a préparé une collation d'entrée. Vous y trouverez votre tante. »

Le jeune elfe ne sut que dire et ne parvint qu'à balbutier quelque chose.

Dans la tente de cérémonie, quelques seigneurs et chevaliers étaient déjà là. La plupart de ceux qui étaient de retour avaient seulement quitté leur armure et expédié une rapide toilette. Il y en avait aussi d'autres, de ceux qui étaient restés au camp, comme ce type borgne à la tête à moitié rasée qu'il voyait souvent parler à Belin. Dans un coin, en train de se servir à boire d'un cratère, il aperçut sa tante Maica. Elle sembla le voir, puis détourna la tête. Ecthelion hésita quelques instants, puis apercevant un grand plat empli de tranches de rôti cuites bleues, décida que saluer son aînée pouvait bien attendre.

Fingon n'arriva qu'une heure plus tard. Ecthelion avait eu le temps de manger quatre tranches de rôti, un demi pâté, une truite, deux tranches de gâteau aux fruits confits et à la pâte d'amande.

« Alors, faites-vous bonne chère ? », demanda Fingon en se plaçant à côté de lui. « Cela n'a pas grand chose à voir avec les banquets de Barad Eithel, mais cela change un peu de l'ordinaire du camp... »

Ecthelion avala sa bouchée d'un coup et faillit s'étouffer. Fingon lui tapa dans le dos. Le jeune seigneur de Gondolin comprit alors que c'était du prince que venait cette abominable odeur de violette et de patchouli. Par ailleurs, le héros d'Hithlum était merveilleusement vêtu et paré. Il portait une tunique de soie bleu azur dont l'encolure était bordée d'un ruban doré brodé de motifs sylvestres. Ses cheveux avaient été entièrement retressés, et la partie droite était attachée sur le côté de son crâne avec de petites pinces dorées en forme de libellules. Il avait un bracelet serti d'émeraudes au poignet gauche, et des boucles d'oreilles argentées aux oreilles.

« Oui, c'est très bon », bredouilla Ecthelion, qui trouva que tout cela n'était pas aussi beau que ses yeux, d'un bleu frappant sous ses sourcils épais et expressifs.

« Avez-vous parlé à votre tante ? »

Le jeune elfe se sentit brusquement coupable et mentit.

« Oui... »

« C'est l'un de mes meilleurs chevaliers », précisa Fingon.

« Ah... J'aimerais en être aussi un ! », s'exclama brusquement son cadet.

« Un quoi ? »

« Un de vos meilleurs chevaliers ! »

Il baissa la tête.

« Comme mes parents aussi... Vous les avez vengés ! »

Fingon lui posa une main sur l'épaule, l'air compatissant.

« Je suis désolé, Ecthelion. J'aurais aimé pouvoir faire plus... »

 


 

Quand le seigneur de la Fontaine revint dans sa tente, deux heures plus tard, il était débordant d'énergie. Il raconta tout ce qui s'était passé à Belin, ne cessant de lui parler de Fingon le Vaillant, son modèle et héros. Dès que l'humain tentait de dire quelque chose, Ecthelion lui coupait la parole, et reprenait son monologue sur la magnifique soirée qu'il avait passée.

« Messire, vous auriez dû parler à votre tante. »

« Pourquoi faire ? Elle s'en fiche de moi. Je préfère parler avec Fingon. Il est prodigieux ! »

 

 


 

 

Au bout de quelques jours d'accointance, Fingon commença à donner à son nouveau protégé des cours particuliers de tir à l'arc, le seigneur de la Fontaine ne maîtrisant jusqu'à présent que le combat à l'épée et par coups de tête.

Belin ne tarda pas à s'ennuyer. Les autres écuyers, tous des elfes, avaient des loisirs qui constituaient presque uniquement à chanter des chansons et jouer de la lyre. Le jeune homme avait appris à jouer de la flûte traversière, pourtant, mais ce n'était pas une activité qu'il aurait pratiquée des heures (surtout qu'au fond il préférait toujours le pipeau). Il tenta de convertir ses vagues connaissances aux jeux d'osselets et de cartes, ce qui l'occupa pendant quelques jours, et lui fit gagner en popularité (en plus d'être déjà considéré, en tant qu'un des Edain, comme une sorte d'attraction). Mais l'ennui le saisit à nouveau, et l'ennui était bien un souci typiquement humain, bien qu'il fût partagé par certains elfes – dont Ecthelion faisait partie. Durant ses heures de relâche, il se mit alors à suivre Ecthelion lors de ses leçons particulières avec Fingon, et à ramasser les flèches.

« Vous n'êtes pas obligé de faire cela », lui fit remarquer Ecthelion.

« Je m'ennuie messire. »

Ecthelion ne répondit pas, hypnotisé qu'il était par la façon qu'avait Fingon de tendre son arc et ne jamais rater sa cible.

« A votre tour », dit Fingon.

« Je n'arriverai jamais à vous égaler, seigneur Fingon. »

« Il faut laisser le temps au temps... Et je vous en prie... Appelez-moi Findekáno. »

Le fils de Fingolfin l'aida à positionner ses bras et tandis qu'il visait, posa une main sur son épaule. L'air maussade de Belin s'amplifia. Ce n'était pas la première fois que l'altesse elfe était tactile avec Messire... Et en fait, Fingon était tactile avec tout le monde, sauf que Belin ne l'avait jamais remarqué, et qu'il croyait cette attitude exclusivement réservée à Ecthelion.

Le soir venu, ce dernier était en train de retirer ses vêtements d'entraînement, quand il vit que Belin avait installé sa natte et ses couvertures à l'autre bout de leur tente, dans l'extrémité droite.

« Vous ne venez pas vous coucher avec moi ? », demanda Ecthelion torse nu, son maillot de corps roulé en boule dans une main.

« Non, je préfère dormir seul cette nuit », répondit l'humain.

« Mais vous n'avez pas peur d'attraper froid ? »

« Il ne fait pas froid en ce moment. »

« Si vous le dites », fit Ecthelion en finissant d'enfiler ses vêtements de nuit.

En réalité, il faisait froid. Du moins pour un humain. Malgré ses deux couvertures, Belin grelottait, et il s'endormit en se sentant seul, pour la première fois depuis longtemps, abandonné par son meilleur ami, qui lui préférait maintenant un autre.

 


 

Le lendemain matin, comme prévu à la suite de l'une leurs discussions passionnées de la veille, le prince Fingon se leva à l'aube et marcha jusqu'à la tente du jeune Ecthelion, son tout nouveau camarade, pour qu'ils fassent ensemble leur premier entraînement de la journée.

Cependant, quand il appela, personne ne répondit. Alors il se permit d'entrer dans la tente. Mais sur les nattes de paille disposées au centre de l'espace, il n'y avait personne.

Fingon s'avança un peu. Cela lui permit de voir que quelqu'un dormait, dans le côté droit de la tente... Mais en clignant des yeux, il comprit vite qu'ils s'était trompé, et qu'il n'y avait pas une, mais deux personnes.

Il reconnut d'abord Ecthelion – s'était-il couché nu ? – dont le torse et les bras dépassait de sa couverture. Le jeune elfe était couché sur le flanc, complètement collé contre un homme blond, qui lui aussi dormait sur le flanc, et paraissait enroulé dans une autre couverture que celle d'Ecthelion, qui elle les recouvrait tous deux. Le bras d'Ecthelion reposait sur le corps de l'autre homme en s'agitant vaguement, comme s'il tentait de l'enlacer, puis sa main se mit à caresser tendrement les muscles de son bras.

Une violente rougeur colora soudain le visage de Fingon. Il sortit de la tente. A la lumière du jour, il semblait maintenant d'une pâleur de mort.

 

La princesse solitaire

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Chapitre 2 : La princesse solitaire

 

« Vous m'avez faite demander, père ? », s'enquit Idril.

Pieds et tête nus, dans une robe blanche toute simple, elle se tenait debout devant le trône, son gros chat dans les bras.

« Je me demande si tu as bien fait d'adopter ce chat », commença par dire Turgon. « Après tout, on ne sait pas d'où il vient...»

« Mais il m'occupe, quand mes dames de compagnie ne sont pas là. »

« Bon... Si je t'ai fait venir ici, c'est pour que tu vois cette nouvelle robe que j'ai faite confectionner pour toi. La plupart du temps, on dirait que tu te promènes en chemise de nuit ! Ce n'est pas convenable, pour une fille de roi... »

« Je veux bien une nouvelle robe », répondit candidement Idril, « mais je ne veux pas de nouvelles chaussures ! »

« Bien bien... De toute façon, je ne suis pas prêt de t'en offrir d'autres... Mais cette robe devrait te plaire. Elle est confortable tout en étant assez travaillée. »

D'un geste, le roi demanda au couturier de la sortir de sa malle. C'était une robe bleue couverte de broderies sur lesquelles étaient cousus des diamants. L'elfe n'eut aucun mal à la faire essayer à Idril, par dessus son autre robe.

La voyant soudainement ainsi parée, ses longs cheveux blonds gaufrés tombant sur le tissu miroitant de blanc et d'argent, Turgon eut presque la larme à l'oeil.

« Elle te va très bien », approuva-t-il. « Tu es très belle... Comme ta maman. »

« C'est reparti », dit Egalmoth.

 

Une heure plus tard, lui et Galdor déambulaient dans les couloirs du palais.

« Je n'en peux plus de mes dîners privés avec le roi », pesta-t-il. « Dès qu'il a bu quelques verres... Hé bien ça y'est, il me farcit les oreilles de sa femme ! Ma femme par ci, ma femme par là... »

« Bon d'accord, c'est peut-être un peu pénible, mais c'est supportable... non ? », opposa le seigneur de la maison de l'Arbre.

« Hé bien non ! Figurez-vous qu'il me donne des détails ! »

« Quand vous dites des détails... Vous voulez dire des détails... détaillés ? »

« Oui des détails détaillés ! »

« C'est vrai qu'on oublie souvent que la princesse a été conçue... d'une manière ou d'une autre. »

Ils regardèrent Idril, toute magnifique dans sa robe neuve... Mais elle ne devait pas regarder devant elle car elle se cogna contre un bahut imposant, auquel elle dit pardon.

« Ouais... », fit Egalmoth.

 


 

Belin avait beau s'être exilé dans le coin de la tente pour ne pas coucher à côté d'Ecthelion, après avoir eu du mal à s'endormir à cause du froid et de ses récents accès de mélancolie, il fut surpris de ne finalement pas faire mauvais sommeil...

Quand il se réveilla une première fois, il se rendit compte qu'il baignait même dans un état de calme et de chaleur. Ouvrant les yeux, il fut alors surpris de constater qu'Ecthelion l'avait rejoint, s'était couché contre lui et l'avait recouvert de sa propre couverture. La joie et le soulagement envahirent sa poitrine. Son ami ne l'avait pas oublié ! Il se tourna vers l'elfe et ferma les yeux.

Lorsqu'il se réveilla pour la deuxième fois, il n'y avait plus personne dans la tente, mais il percevait des bruits de conversation venant du dehors.

Il se hissa, chaussa ses bottes et sortit.

A trois mètres de là, Ecthelion et le seigneur Fingon était en train de parler. Il crut entendre le nom « Maedhros », mais n'en comprit pas plus. Pensant qu'il ne devait pas les déranger, il entreprit de s'occuper de remplir d'eau chaude les cuvettes destinées à sa propre toilette ainsi que celle de son maître.

 

Fingon était plus beau que jamais dans le petit matin. Libres d'ornements, ses cheveux bruns étaient soigneusement graissés et tressés. Sa tunique d'entraînement, aux motifs raffinés et discrets, parfaitement coupée, mettait en valeur sa musculature. Ses yeux brillants ressortaient sur sa peau pâle et sous ses sourcils volontaires. Sa voix, douce et puissante à la fois, était une musique pour les oreilles.

« Je suis désolé de vous avoir dérangé tout à l'heure… » dit le Prince. « Mais j'ai vu que vous dormiez avec votre écuyer humain... »

« Oui, votre altesse. Belin a froid la nuit. »

« Ah… C'est une particularité de son espèce ? »

Ecthelion hocha la tête.

« Il est plus vulnérable que nous. Parfois s'il a trop froid il se met à tousser, à avoir de la fièvre, et il a le nez qui goutte. »

« Vraiment ? »

« Oui. Il appelle ça être comme enrhumé. »

« Je connais de nombreux physiciens de Barad-Eithel qui aimeraient l'ausculter. »

« Les médecins du camp l'ont déjà fait. Belin m'a dit qu'ils l'avaient regardé à tous les endroits. »

« Quoiqu'il en soit… Faites attention. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose que vous couchiez à côté de lui. »

« Ah bon ? »

« Oui… Les gens parlent. Apparemment, c'est assez mal vu de dormir avec ses écuyers. Mon cousin le seigneur Maedhros le fait, et à cause de cela les gens… disent des choses farfelues. »

« Quelles choses ? »

Fingon se rapprocha de lui, et murmura, l'air gêné.

« Qu'il est homosexuel. »

« Oh. »

« C'est pour cela que je vous conseille d'arrêter de dormir avec lui. Si vous avez peur qu'il ait trop froid, vous pourriez essayer les briques chauffées à la place. Nous faisions cela aussi pendant la Grande Traversée. »

Ecthelion acquiesça mollement, et ses yeux s'en dirigèrent mécaniquement vers sa tente. Il y avisa Belin en train de s'activer, rentrant et sortant, dans la lumière matinale de l'été.

« Il porte des bijoux sur ses avant-bras ? », s'interrogea alors Fingon à voix haute. « On dirait qu'ils brillent. »

« Mais non », corrigea Ecthelion en suivant l'humain du regard. « C'est ses poils. »

Puis il se tourna vers Fingon et expliqua, l'air sérieux :

« Ils sont comme de l'or. »

 


 

Accompagné de quelques hauts seigneurs, le roi de Gondolin assistait à un spectacle de danse sindarine.

« Cela aurait plu à Elenwë », commenta soudain Turgon. « Elle qui était si sensible à ce genre de choses. »

« Moi j'ai surtout entendu dire qu'elle avait l'intelligence émotionnelle d'une casserole en étain », chuchota Egalmoth à Galdor.

« Qu'est-ce que vous avez dit ? », s'enquit Turgon, d'une voix soupçonneuse.

« Rien... Rien... »

« Mais si... Vous disiez quelque chose sur ma femme. »

Egalmoth se racla la gorge.

« Hé bien... Comment dire... Il y a des gens qui parlent, vous savez... Ou plutôt qui parlaient... Au palais, dans la ville... »

« Et que disaient-ils ? »

« Hé bien ils disaient que votre femme n'était pas... Hem comment dire... Très expressive ou émotive, voilà. Mais je ne fais que rapporter ce que disaient d'autres gens. Moi je ne l'avais pas connue personnellement, alors... »

« Oui, peut-être que vue de l'extérieur... », concéda Turgon, tout mielleux. « Mais c'était une "carapace". A l'intérieur elle était toute douce... »

Egalmoth eut une grimace de dégoût.

« Je voulais dire : à l'intérieur, psychologiquement ! », corrigea le roi, le visage brusquement empourpré.

« Je crois que je vais vomir », glissa Egalmoth à son collègue.

 


 

C'était la cinquième fois qu'Egalmoth invitait son secrétaire, Nindë, à dîner chez lui, et ils étaient maintenant occupés à siroter un digestif, entre hommes, dans le Salon Vert.

« J'ai beau m'entendre bien avec le roi, et être dans ses petits papiers... Je dois vous avouer que parfois, son fonctionnement... est un mystère pour moi. »

« Vous pensez à quelque chose en particulier ? », demanda le secrétaire.

« Hé bien, tenez par exemple. Hier soir, j'ai mangé avec lui. Et il avait un peu trop bu – bah, comme souvent. Le fait est que... Plus de trois-cent ans ont passé depuis la mort de sa femme, et on dirait qu'il est toujours amoureux d'elle. »

« Tant mieux pour lui », répondit Nindë, un sourcil dressé.

« Allons... », fit Egalmoth. « Y'a un moment, il est temps de passer à autre chose dans la vie. Regardez Finwë... Il lui a suffit de dix ans pour tourner la page. Bon, après c'est vrai que Finwë, c'était tout de même une exception. Il était connu pour avoir le pantalon qui lui démange – comme son fils. Même moi je pourrais tenir dix ans d'abstinence. Lui, il en était juste incapable. »

Il étendit encore davantage les bras sur les accoudoirs de son fauteuil, prenant un air supérieur, mais bon prince. Vanima, son épouse, une grande femme brune, venait d'entrer sans bruit dans la pièce, une coupe de cristal dans les mains.

« En plus, Turgon et Elenwë... Ils n'étaient pas ensemble depuis longtemps... », poursuivit le seigneur elfe. « A peine trente ans, je crois ? Remarquez, c'est peut-être parce qu'elle n'est plus là, qu'il l'aime toujours. Il n'a pas eu le temps de se lasser. »

Une voix glaciale, féminine, s'éleva.

« Ah oui ? Et il faut combien de temps pour se lasser de sa femme ? »

Egalmoth se retourna brusquement.

« Mais rien du tout, chérie. Tu sais que je t'aime comme au premier jour ! »

« Espèce de cancrelat visqueux, tu vas me le payer très cher, ça je te le promets », siffla-t-elle.

Elle déversa lentement le contenu de la coupe sur le sommet de la tête de son mari.

Pour commencer.

« Mais... chérie », balbutia Egalmoth, le visage couvert de vin. « Tu... Tu sais bien que j'aime médire... Toi aussi tu aimes bien ça... C'est une des nombreuses choses qui nous rapprochent... Et ça se voit que ce n'est pas à toi que le roi tient la jambe quand il est pris de ses accès de romantisme post-mortem. »

« N'essaye pas de te rattraper. Et prépare-toi à battre le record d'abstinence de Finwë. Car ce soir, je fais chambre à part ! »

« Quand tu parles de record d'abstinence... Ce n'est pas... dix ans tout de même ? »

« On va bien voir si tu en es capable ! »

 

   

L'ombre d'Angband

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Chapitre 3 : L'ombre d'Angband

 

« Majesté », commença le seigneur de l'Arche Céleste, assis à la Table Ronde, « quand vous nous déclarez que c'est le Dieu des Eaux qui vous a suggéré de faire construire cette table et cette cité… Il vous est apparu comment, au juste ? Quand vous étiez dans votre bain ? »

« Non. Au bord d'un fleuve… » répondit noblement Turgon. « Au bord du Sirion, plus précisément. J'étais avec Finrod et... »

« C'est lequel, déjà, Finrod ? », chuchota Galdor à son voisin noldo.

« C'en est un de sa tripotée de cousins », répondit Egalmoth . « Ah mais cherchez pas, j'étais comme vous au début… J'ai dû me faire des fiches avec son arbre généalogique… J'm'y retrouvais pas ! »

Turgon poursuivait : « Moi et Finrod voyagions ensemble. Cette nuit-là, nous dormions à la belle étoile et... »

« Si c'est son cousin, il va pas y avoir un truc louche, là ? » demanda Galdor à Egalmoth.

« Non, les trucs louches c'est entre son frère et les cousins de l'autre demi-frère de son père. »

« Parce qu'il y a plusieurs demi-frères ? » s'étonna le Sinda.

« Oui… »

« Hum, vous pouvez me rappeler leur nom déjà ? »

« En sindarin ou quenya, vous voulez dire ? Et celui choisi par le père, ou celui donné par la mère ? »

« J'abandonne », conclut Galdor.

 


 

Au même moment, dans le campement d'Ard-Galen, Ecthelion entra brutalement dans sa tente. Belin était étendu sur son matelas, le regard dans le vague.

« Belin venez-voir ! Le prince Fingon m'a offert un cadeau ! »

L'humain n'avait pas l'air très intéressé.

« Allez, levez-vous ! » insista l'elfe.

Une fois dehors, il montrait à son écuyer une lance toute neuve, de très grande taille, à la hampe magnifiquement ouvragée. C'était un superbe travail des forgerons noldor, issu des ateliers de Barad-Eithel, creusés à flanc de montagne.

« Il m'a offert cette lance ! », expliqua l'elfe. « Regardez comme elle est belle ! »

Belin ne fut guère ébloui.

« Vous n'savez point vous servir d'une lance messire », rappela-t-il. « Ça ne va point vous servir à rien. »

« Mais il a dit qu'il allait m'apprendre ! Il m'a déjà un peu montré, avec la sienne. »

« Pourquoi il veut donc vous apprendre toutes ces choses, messire ? », s'enquit Belin, soupçonneux.

« Je ne sais pas… », avoua soudain Ecthelion, l'air songeur. Puis il redressa la tête : « Il m'a dit qu'on était amis ! Vous vous rendez compte ? Et il va me signer un autographe sur le livre que m'a donné son lieutenant… Vous voulez un autographe aussi ? »

« Je ne vois point tout ce que tout le monde lui trouve, j'avouons », répondit Belin, en baissant les yeux.

« A qui ? Au seigneur des Hauts Pins ? »

« Non, au prince Fingon messire. »

« Vous êtes bien acariâtre, tout à coup. Si tout le monde aime Fingon, c'est parce qu'il est le plus vaillant des elfes, et le plus doué pour les arts de la guerre. Et vous savez que je ne juge pas les gens sur leur beauté, mais il est magnifiquement beau. »

« Je ne le trouve point si beau. J'préférons notre bon roy Turgon. »

« Vous n'avez pas les yeux en face des trous ! »

« Je ne sais point messire, en face de quels trous j'ai les yeux. Mais j'trouvons le prince Fingon un peu trop coquet pour un homme. Ça ne se fait point. »

« Mais n'importe quoi ! Il est bien plus viril que vous j'vous signale ! »

Sur ces mots, le seigneur de la Fontaine quitta les lieux avec sa lance. Belin était pâle. Il regarda le camp autour de lui, ce camp qu'il avait fini par détester. Et les trois sommets du Thangorodrim au loin, rougeoyant... Il se toucha le front, comme s'il avait mal au crâne.

 

Le soir venu, Fingon invitait Ecthelion à venir festoyer dans sa tente. Le jeune chevalier chanta et joua de la flûte, puis Fingon, sous le charme de cette voix, l'accompagna à la harpe. Les quelques seigneurs qui accompagnaient la réunion partirent après le dîner, les laissant seuls. Au bout de quelques verres de cordial, Ecthelion, laissé seul avec son héros, commença à lui exposer sa vision du monde.

« Je n'aime pas les femmes. Elles sont toutes flasques et... bizarres. »

« C'est amusant », répondit Fingon. « Je ressens la même chose... Enfin, quand elles sont habillées, je les trouve gracieuses et magnifiques. Mais sinon... »

« Nous avons encore un point commun ! », s'exclama Ecthelion. « Mais à vrai dire, même habillées, elles m'énervent. Excepté votre sœur. »

Fingon rit. Puis il sembla réfléchir.

« Elles ne sont pas impressionnantes aussi, souvent... », ajouta le prince noldo. « Pourquoi sont-elles toujours si petites ? »

« Ça cela ne me gêne pas par contre », répondit Ecthelion. « Mais cette manie d'avoir la peau toute lisse et épilée... »

Ils discutèrent encore de longues heures, savourant cette complicité inattendue. La nuit était bien avancée, mais Ecthelion ne rentrait pas. Belin, resté seul, tournait en rond dans sa tente, dans le camp. Quand il passa devant celle de Fingon, il entendit les rires du Prince et de son maître... Ses yeux s'animèrent d'une lueur douloureuse. Allait-il perdre Messire, son unique ami ? Il eut l'impression soudain d'avoir la fièvre, un vent glacial venu du nord, des hautes montagnes de Morgoth.

Les heures passant, la tristesse se changea en colère, le prenant aux tripes, l'étouffant.

Il n'y en avait plus que pour Lui. Messire Ecthelion ne le regardait plus. Lui parlait à peine. Ne lui touchait plus les cheveux, comme avant. A présent, c'était les muscles et les longues tresses de Fingon qu'Ecthelion regardait. Ces nattes étaient couvertes d'or véritable, elles. Fingon était devenu le soleil, et messire Ecthelion un tournesol. Toutes ses paroles, ses gestes, étaient tournés vers ce Prince, qu'il contemplait avec émerveillement... 

L'amitié du fils de Fingolfin était universelle. Et qui ne pouvait pas l'aimer ?

Pourtant, le matin suivant, en chaussant ses royales bottes, Fingon se rendit compte qu'elles étaient remplies de crottin de cheval.

 

 


 

 

A Gondolin, un autre grand guerrier se posait lui aussi des questions existentielles.

« Je n'arrive pas à comprendre », dit Glorfindel au ménestrel du roi. « Comment faites-vous pour... être attiré par les hommes? »

Hildor le regarda avec étonnement.

« Je ne vous juge pas, entendons-nous bien », précisa le seigneur de la Fleur d'Or. « C'est juste que je ne comprends pas comment c'est possible. »

« Pourquoi vous ne comprenez pas pourquoi c'est possible ? »

« Hé bien, parce que les hommes ne sont pas attirants. »

« Pour vous, peut-être... Mais ce n'est pas le cas de tout le monde... »

« Allons ! Ils ont de grosses épaules carrées, et... de gros os sur le visage... »

Hildor haussa un sourcil sceptique.

« Hé bien oui ! », poursuivit Glorfindel. « Ils n'ont pas ce visage... fin et ciselé, qu'on a envie d'embrasser. Ces lèvres pulpeuses... Ces yeux charmeurs... Ces formes arrondies et cette peau si douce qu'en la touchant vous vous trouvez emporté dans un tourbillon de sensations et... »

« Et là c'est comme si vous étiez aspiré par des sables mouvants ? », s'enquit Hildor.

« Hein ? Pourquoi des sables mouvants ? »

« C'est un ami qui m'a raconté ça. »

« Bref. Les femmes sont bien plus attirantes que les hommes. »

« Je ne suis pas convaincu... »

Constatant qu'il n'avait pas rallié le barde inverti à son opinion, Glorfindel se souvint de ces séances de débat philosophique qu'il subissait auprès de Turgon et Penlodh.

« J'ai d'autres arguments ! », lança-t-il.

« Lesquels ? »

« Une femme a des seins. »

« Et ? »

« Hé bien, c'est évident. Tout est toujours mieux avec des seins. »

« Je pourrais utiliser la même formule pour autre chose. »

Glorfindel fronça les sourcils. A quoi le ménestrel faisait-il allusion ? Mais une autre idée surgit dans l'esprit du connétable.

« Il y a aussi tous ces poils qu'ont les hommes », reprit-il, « sous les aisselles et aux mollets... Ne me dites pas que vous êtes attiré par cela. »

« Mais les femmes aussi ont des poils à ces endroits », répliqua Hildor.

« Bien sûr que non. Je n'en ai jamais vue aucune être poilue de cette manière. »

« Mais parce qu'elles s'épilent. »

« Quoi ? »

« Oui, avec des cendres, du sucre, ou de la cire, des pinces... »

« C'est très drôle. »

« Je ne plaisante pas. Vous croyiez qu'elles étaient comme ça naturellement ? »

« Oui... », gémit Glorfindel.

Hildor lui donna une tape consolatrice sur l'épaule.

 

 

Le sbire

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D'un bon pas, Ecthelion se dirigea vers la tente de Maica, la dame de la Source d'Eithel Sirion. Il ne prêta guère attention à la tête d'orque empaillée plantée sur un piquet à l'entrée de celle-ci.

« Ma tante ! »

« Quoi ? »

La femme-elfe demeurait de profil, assise sur un siège pliable, devant un écritoire de voyage ; un bandeau de métal ceignait ses cheveux dont la couleur s'apparentait aussi à du métal. Un instant, Ecthelion la dévisagea, recherchant dans son visage les traits de son père.

« Tu pourrais dire bonjour... »

« Je veux savoir », dit brutalement Ecthelion. « Je veux savoir pourquoi tu as refusé que je reste avec toi, quand mes parents sont morts ! »

Maica posa sa plume. Elle se contenta de regarder le jeune elfe fixement. Manifestement, il n'avait pas fini de s'exprimer.

« Tu voulais te débarrasser de moi, pour t'approprier notre maison ! C'est pour cela que tu m'as envoyé à Gondolin… Avoue-le ! »

La femme se leva.

« Ecthelion, quand tes parents sont morts… Quand mon frère est mort… J'étais... Ils ne te l'ont pas dit ? »

« Dit quoi ? »

« En fait... »

Mais elle ne termina pas sa phrase. Le son d'un cor puissant venait de retentir. Maica poussa Ecthelion et sortit de la tente.

Des soldats s'agitaient en tout sens. Des cris, surnageaient une information : les quatre avant-postes aux portes d’Angband avaient été détruits. Ici et là, on entendit bientôt un appel à prendre les armes et se diriger vers les brigadiers. Le seigneur des Hauts Pins s’arrêta devant la tente, et dit à sa collègue : « Le prince Fingon a ordonné une contre-offensive, et le plus rapidement possible. »

« Alors le siège est rompu… » réalisa Ecthelion.

« Pour la deuxième fois », dit Maica. « Prépare mon cheval », ajouta-t-elle à l'adresse de son écuyer.

« Très bien mon commandant », répondit l'écuyer.

« Je veux venir », dit Ecthelion.

« Ce n'est pas une aventure pour un amateur », répliqua sa tante.

« Je ne suis pas un amateur ! » protesta Ecthelion.

« Alors fais préparer tes armes et ton cheval. »

Ecthelion courut à sa tente.

« Belin ! Aidez-moi à mettre mon armure. Et ensuite préparez mon cheval, avec les nouvelles protections. »

« Messire… Est-ce qu'il faut que j'prépare mon ch'val aussi ? »

« Non. Vous vous restez ici. »

« Mais… Messire, il faut que j'vous accompagne. Vous ne pouvez point y aller sans votre escuyer. »

« Je n'aurai pas besoin de toi. Et je ne serai pas seul, de toute façon. Il y a trois régiments. Et Findekáno aussi. »

Belin posa sa main sur son bras.

« Non, c'est dangereux Messire, je veux y aller avec vous. »

« Cela ne sert à rien d'argumenter », répliqua Ecthelion, les yeux flamboyants. « Je vous ai donné un ordre ! »

L'humain ouvrit la bouche de stupeur. Il finit par se tourner et alla chercher l'armure en silence. Quand il revint, le visage éteint, il accrocha chaque partie de l'armure de plates par-dessus le pourpoint en cuir, les protections des épaules, puis les jambières, le heaume. Il alla préparer le cheval.

Une heure après le son du cor, les elfes étaient prêts à partir. Fingon se tenait à l'avant-garde, reconnaissable à son heaume blanc et son étendard étoilé. Ses troupes se rassemblèrent hors du camp, puis s'avancèrent lentement sur plusieurs kilomètres. Là, Fingon scinda le groupe en plusieurs parties. Il prit le commandement de son régiment, et envoya le Seigneur des Hauts Pins à l'ouest, et celui du Grand Pont à l'est. Le Prince entraîna sa troupe à sa suite, cavalerie à l'avant, au galop, en direction du premier avant-poste. Ecthelion le vit sauter par-dessus une rangée de piques, et Maica à sa suite. Il y avait de la fumée au loin : les orques avaient fait brûler tous les fortins de bois.
 

 


 

Belin regardait la tête d'orque empaillée avec effroi. Non pas qu'il n'eût jamais vu de tête d'orque séparée de son corps, mais en « conserver » une (il se demanda comment : par salaison ?), et s'en servir comme ornement de bienvenue… Curieux, il tendit l'index, dans le but de la toucher du bout du doigt.

« Ne fais pas ça », lui dit un elfe qui passait par là, l'un des rares à être demeuré au camp. « C'est maudit », ajouta-t-il. « Il ne faut pas toucher. »

« J'aurais aimé partir au combat, moi aussi », dit Belin, amer.

« Tu devrais plutôt remercier le ciel de ne pas y avoir été envoyé. Ce n'est pas pour les bleus. »

« Messire est très fort, et très vaillant. »

« Qui ça ? »

« Mon maître, le seigneur d'la Fontaine. »

« La Source, tu veux dire ? »

« Non, la Fontaine... A Gondolin. »

« C'est quoi, ça ? »

« Le royaume du bon roy Turgon. »

« Ah… Turgon ! »

L'elfe posa la marmite qu'il portait et y versa un seau d'eau.

« Et il y a la guerre, chez vous ? »

« Non », répondit Belin, « c't'un royaume caché, qu'personne peut trouver. »

« Hé bien, vous en avez de la chance ! Et ton seigneur Ecthelion, cela fait longtemps qu'il est ici ? »

« Non, cela fait depuis un mois qu'nous sommes là. »

« Combien de batailles, avant cela ? »

« Aucune j'crois bien, mais il a beaucoup d'expérience. On a fait des aventures tous les deux. Il a tué des orcs, des trolls, des liches, des goules, et aussi un peu d'sangliers. »

L'elfe à la marmite rit jaune.

« Cela n'a rien à voir. Le combat rapproché lors de quelques escarmouches et la mêlée d'une bataille… De batailles qui durent parfois des jours, des semaines… Ce sont des choses complètement différentes. J'ai fait Dagor Aglareb. Tu ne peux pas t'imaginer l'horreur que c'était. Il y a des elfes qui deviennent fous et qui ne peuvent plus combattre. Et d'autres qui deviennent fous et continuent à combattre. »

Le regard de Belin se tourna involontairement vers la tête d'orque, qui semblait le regarder.

« Moi je préfère cuisiner maintenant », conclut l'elfe à la marmite.

 


 

Ces deux dernières années, la princesse Idril avait rarement quitté le Chat errant qu'elle avait recueilli, et qui aimait si étrangement porter des vêtements. Elle se rendait compte qu'elle aimait tenir quelque chose de poilu dans ses bras ; cela la détendait.

« Papa est de meilleure humeur, en ce moment », dit-elle un jour, assise au sommet de son grand lit à baldaquin.

« Miaouh », répondit le Chat, visage félin poupon et candide au milieu de sa fraise de dentelle.

« Je crois que c'est parce qu'Ecthelion, le Chevalier de la Fontaine, est parti à l'étranger, avec son écuyer humain. Il paraît qu'il participe au Siège d'Angband, avec mon oncle Findekáno. »

L'animal en tressauta d'un coup ; il écarta ses pattes griffues, les yeux révulsés.

« Ah non ! » s'exclama-t-il alors, les oreilles en arrière. « Pas Angband ! Il ne faut pas qu'ils aillent là-bas ! »

La femme-elfe demeura interdite quelques instants.

« Tu as parlé ? » finit-elle par dire. Puis elle se ravisa : « Hum… non, je deviens définitivement folle. »

Par prudence, le Chat se tut. Mais il n'en pensait pas moins. Il fallait que Belin, l’Elu, revienne ici, à Gondolin ! Pour accomplir son destin. Angband était trop dangereux. Et bien pire que cela… Angband était… Le lieu le plus terrible qui existe sur terre.

 

............................

40 ans plus tôt.

 

Nombreuses étaient les salles et les tunnels, les halls et les arènes, sous les trois monts du Thangorodrim ; incalculables les pièces, par centaines les étages ! La grande salle des Chats-Mages étaient l'une de celles-ci, dans le Dédale Noir de Gorthaur.

Touille ! Remue ! Et tourne encore !

Chantaient les chats sorciers, debout, vêtus de grandes houppelandes à collerette, s'affairant autour de gigantesques marmites remplies de mixtures à couleur changeante.

Touille ! Remue ! Et tourne encore !

Car, tel est l'ordre de Gorthaur !

Mairon il fut, à Valinor !

Touille ! Remue ! Et tourne encore !

Le chat tigré, monté sur une petite échelle, se pencha au-dessus de sa potion. D'un vert fluorescent, elle se mit à émettre des petites bulles.

Touille ! Remue ! Et tourne encore !

Il est le Loup, il est le Chat,

Il est l'effroi et le trépas,

Tevildo aux yeux d'or,

Mairon il fut, à Valinor !

Un petit « M » en lettre elfique était accroché à la cape du chat tigré – était-ce l'initiale de son prénom, celle de Mairon, ou une autre ?

Touille ! Remue ! Et tourne encore !

Car nous sommes ses servants

Ses ombres, ses humbles suivants.

Ceux de Mairon et de Melkor !

« Ça ne tourne pas bien, cette potion… J'ai dû faire une erreur dans le dosage », s'alarma le chat.

« MIAULË ! » tonna soudain une voix.

C'était une belle voix. Une voix transparente, pure, onctueuse même. Une voix qui inspirait la confiance, qui exprimait la compassion, qui suscitait… la gratitude.

« Oui… Oui Maître ! »

Le chat descendit de son échelle et trottina jusqu'à la silhouette, tout de blanc vêtue, qui se tenait près d'un écritoire, sur lequel était posé un grimoire antique. Le félin ne lui arrivait qu'à la hauteur du genou, s'il y en avait seulement un, couvert de damas en dégradé de blanc. Cette haute silhouette ressemblait à un elfe, un elfe aux cheveux argentés et aux yeux jaunes.

« Je vous écoute, votre Bienveillance ! », glapit le chat en se prosternant.

L'elfe tourna vers lui un regard… étonné.

« Tes performances sont en baisse, ces derniers temps. Que dois-je comprendre ? »

Les oreilles du chat se tournèrent vers l'arrière.

« Je ne sais pas, votre Bonté, il faut que je réfléchisse… » Il baissa la tête. « Il faut que je réfléchisse sur moi-même ! »

« C'est bien », approuva l'elfe aux yeux d'or en souriant. « Qu'as-tu à apporter à notre projet ? Le mien et celui du seigneur Melkor ? Je ne te vois pas être force de proposition. » Il conclut : « Au fond, qu'apportes-tu à notre équipe ? »

Le chat joignit ses petites pattes gantées.

« Hé bien… Justement… J'ai conscience de mes faiblesses Grand Maître mais j'ai une... une... proposition, votre Miséricorde. »

« Laquelle ? »

« Je voudrais reprendre mon apprentissage de la magie noire, grâce à vôtre enseignement. J'aimerais faire autre chose que fabriquer des potions toute la journée. Utiliser des sorts à nouveau... »

« Est-ce vraiment une bonne idée, Miaulë ? Tu ne sais pas te restreindre. La dernière fois, quand je t'ai demandé de nettoyer les sols du quatrième hall, ça a mal fini ! Tout était inondé ! »

« Oh cette fois je serai un bon apprenti, votre Bonté Suprême. Je ne jetterai plus de sorts aux balais, je vous le jure ! »

« Il faut que j'y réfléchisse. »

L'elfe tendit une main, impeccablement manucurée, et la posa sur la petite tête du chat, qu'il flatta ; ses oreilles se couchèrent, ses yeux s'assombrirent.

« N'oublie pas… Qui t'a sorti du ruisseau… Et de la gouttière. Sans moi, tu serais encore à manger des rats dans le Forochel. »

Il s'en alla, répondant négligemment à un capitaine orque lui demandant ce qu'il devait faire des derniers prisonniers elfes, qu'il devait les envoyer au « laboratoire », comme d'habitude.

Le chat attendit que son maître soit parti pour éteindre sa potion, enfin prête. Il la transvasa dans des flacons, qu'il expédia au service dédié. Puis, contournant les autres chats-mages, il rejoignit la plateforme des gamelles. Ce jour-là, elles étaient remplies de poisson. Les yeux de Miaulë se mirent à luire. Il regarda encore une fois autour de lui. Alors, il ramassa le contenu d'une gamelle avec ses pattes, et le cacha dans l'intérieur de sa houppelande.
 

Tout le jour, et toute la nuit,

Pour le Maître de la Nuit

Nous préparons des potions,

Des liqueurs, des poisons !

Veillant toujours à ne pas être vu, Miaulë traversa plusieurs pièces servant de réserves. Il descendit un escalier en colimaçon ; il se trouvait maintenant dans un autre dépôt, consacré à l'alcool des orques. Après avoir bu une potion de force, il poussa un tonneau ; celui-ci dissimulait une niche de pierre… Et une boîte.
 

Touille ! Remue ! Et tourne encore !

Dans l'Ombre qui jamais ne dort
 

Dans la boîte, il y avait quelque chose. Miaulë se pencha, attendri.
 

Touille ! Remue ! Et tourne encore !

Mais prends garde, prends bien garde
 

La boîte était remplie : de tissu, de fourrure... D'une boule de fourrure, où se distinguait deux petits yeux en amande.

« Mon frère ! » s'exclama Miaulë.

Il donna quelques coups de langue sur la tête du chaton, qui couina de contentement.

Cris de souffrance, cris de douleur,

De ceux qui jamais ne meurent !

Elfes esclaves, damnés, chair frite,

Pleurs sans fin, et vies maudites !

Le Chat Botté tendit alors la pâtée de poisson qu'il avait cachée à son petit frère, et le regarda manger avec ravissement.

Touille ! Remue ! Et tourne encore !

Mais prends garde, prends bien garde

 


 

Deux semaines plus tard, les chats-mages s'activaient toujours autour de leur chaudron, chantant. L'un d'entre eux, celui qui portait des gants blancs, courut jusqu'à Miaulë et lui tendit un morceau de parchemin.

« Voici la recette, pour la nouvelle potion que tu dois fabriquer. »

« A quoi sert-elle ? » s'enquit le Chat en parcourant des yeux le nom des ingrédients.

« C'est la nouvelle potion de grande bienfaisance. »

« C'est-à-dire ? »

« Nombre d'elfes mettent un terme à leur contrat sans préavis. Par exemple en se jetant du haut d'une corniche, ou en se laissant mourir de faim. Cette bienfaisante potion les en empêche. »

Miaulë fronça les sourcils.

« Mais n'est-ce pas un peu… cruel ? »

« Cruel  ?! » s'exclama le chat aux gants blancs, pointant du doigt la lettre M cousue sur sa cape. « Tu oublies qui nous a sortis du ruisseau et de la gouttière. Sans le Maître, nous serions encore à nous nourrir de rats dans le Forochel ! »

« D'accord, d'accord », répondit Miaulë en reprenant son travail.

Un orque un peu moins laid que les autres, quelques jours plus tard, vint le voir à son tour : « Vous êtes convoqué par le Patron, pour votre entretien annuel. Il vous attend dans son bureau. »

« Je ne comprends pas... Je sers Mairon depuis plusieurs années, et je n'ai jamais eu d'entretien annuel. »

« Ça, ça n'est pas mon problème. »

Miaulë eut un mauvais pressentiment. Mais il se mit en route, car il n'avait pas le choix. Il lui fallut d'abord sortir de l'antre des Chats-Sorciers, passer la guilde des Loup-Garous. Au carrefour des tunnels, il s'arrêta, hésitant. L'un des écriteaux, pointant à droite indiquait cette direction : Coordination des ressources elfiques. L'autre, celui qui désignait le tunnel de gauche, annonçait : Bureau de la bienveillance. « Je ne sais plus c'est lequel… Non, je crois que c'est vers la gauche... » Il descendit le tunnel de gauche en trottinant, puis arriva devant une porte gigantesque, que surmontait l'inscription attendue : Bureau de la bienveillance.

Les portes s'ouvrirent en grand : la salle était vaste, le plafond haut, soutenu par des colonnes ornées de symboles inconnus. Des rigoles de lave s'écoulaient des murs, pour aboutir dans de grandes cuves. Miaulë entra, les oreilles baissées, l'air inquiet. Les portes se refermèrent derrière lui.

« Enfin, te voici », fit une voix grave et suave.

Tout au fond de la salle souterraine, un grand siège de pierre avait été sculpté... et sur ce siège était étendu un énorme chat noir, aux yeux rouges et dorés.

Tevildo, le chat de Melkor.

« Sei-Seigneur ! » bégaya le Chat en s'inclinant.

« Tu vois… Je n'oublie pas. Je n'oublie pas que nous sommes une famille. Mais toi, tu sembles l'avoir oublié. »

« Non votre Admirabilité, je ne l'oublie pas ! »

« Oh que si… Mais peut-être que si je prends… cette autre forme... »

La fourrure noire du félin gigantesque se déforma, son museau s'allongea ; ses oreilles grandirent, son bassin bascula vers l'arrière, ses pattes ployèrent vers l'avant.

Le félin était devenu un loup géant, qui descendit de son trône et s'approcha lentement du chat-sorcier, minuscule et dérisoire dans sa houppelande à collerette... Et il plongea ses yeux jaunes dans les siens – il y avait dans ce regard une implacabilité et une violence bestiale, la négation de toute vie qui n'était pas soi.

Miaulë se mit à trembler de tout son être.

« Pitié, pitié, seigneur Sauron... »

« Bien. »

La voix était devenue douce. Le Chat releva la tête : le loup géant avait disparu. Il ne restait plus que l'elfe beau aux longs cheveux blancs.

Miaulë tomba à genoux.

« Je m'excuse… Ce que j'ai dit sur la potion... »

« Non, ce n'est pas cela. Je t'avais demandé d'être disruptif, mais ne l'as-tu pas trop été ? »

« Je… Je ne comprends pas. »

Mairon alla chercher quelque chose derrière sa forge personnelle : c'était une petite boîte. Le Chat non encore Botté sentit son estomac se serrer. La boîte était remplie de chiffons et de fourrure. Le Maïa y plongea sa longue main parfaite, et en sortit… une boule de poils. Un chaton blanc légèrement tigré, aux yeux bleus en amande.

« Mon frère ! » s'exclama Miaulë.

« Ton frère ? Ne sommes-nous pas tous une famille ? Comment oses-tu appeler quelqu'un ton frère, et lui consacrer une partie de ton temps, perdue pour le seigneur Melkor et notre grand Projet ! »

« Il peut devenir un Chat-Mage, votre Mi-Miséricorde ! Je lui apprendrai ! Il vous servira, comme je vous sers ! »

Sauron approcha le chaton de son visage ; il sourit et ses yeux d'or scintillèrent, comme ceux d'Elbereth quand elle regardait les Premiers-Nés. Le chaton, pataud, réagit en levant la tête, l'air confiant et aimé.

« Oui, je dois reconnaître qu'il est... comment dit-on, déjà ? Mignon ! »

Mairon aimait les mots commençant par un M. Il fallait croire que les obsessions linguistiques étaient une marque de haute Méchanceté… ça, et la conjonctivite.

Il s'approcha d'une des cuves remplies de lave, le chaton mignon toujours dans une main.

« Ta Motivation n'est pas à la hauteur des défis qui t'attendent, Miaulë... »

« Maître ! », glapit le Chat. « Ne lui faites pas de mal, je vous en prie ! »

« Cela ne dépend que de toi... », répondit Mairon en élevant le chaton au-dessus de la cuve de lave.

L'animal s'était mis à remuer légèrement, gêné par la chaleur. Toute la peau de Miaulë se hérissa.

« Je ferai tout ce que vous voudrez ! », s'exclama-t-il, éperdu, les yeux écarquillés. « Ou tuez-moi ! Tuez-moi ! »

Les yeux de Mairon se mirent à nouveau à scintiller.

« D'accord. »

Le Chat eut un soupir de soulagement.

Alors le scintillement dans les yeux du Maïa s'éteignit. Une lueur vint de l'intérieur, brutale, la même qui occupait ses yeux lorsqu'il était sous forme de loup.

« Oh et puis non... J'ai changé d'avis. »

Il laissa tomber le chaton dans la lave.

Miaulë ne bougeait plus. Il n'avait entendu qu'un petit bruit aigu, qui n'avait duré qu'une demi-seconde ; ce bruit resterait dans son esprit pour toujours.

« Voilà ce qui arrive quand on désobéit au grand Melkor, seigneur d'Arda », glosa Sauron.

Le Chat tomba à genoux, l'air sidéré ; puis il s'écroula sur le sol, et se mit à pousser de longs sanglots.

« Mon frère… Mon frère... », pleurait-il.

« Pourquoi pleures-tu ? », s'indigna Mairon en venant jusqu'à lui, surplombant la petite figure tordue de désespoir. « Combien de souris, de lièvres, de furets, et autres ridicules petits animaux as-tu tué toi-même ? Tu ne les pleures pas, ceux-là… Combien de morts à cause des Valar de Manwë, qui laissent Endor livrée à elle-même, non administrée ? Et toi tu pleures pour un seul chaton ? Tu n'es qu'un égoïste. »

Ces arguments ne semblaient pas toucher le Chat, toujours pleurant et parcouru de convulsions.

« Mon frère... »

 

............................

Oui, Angband était le lieu le plus terrible qui existe sur Terre... A ce souvenir, les yeux du Chat Botté s'étaient emplis de larmes.

Idril le vit mordre un bout de drap, et appuyer rythmiquement ses pattes sur un coussin.

« Je suis malheureux », pensait-il en pleurant et en tétant le drap, « je suis très malheureux... »

 


Au même moment, sous le Thangorodrim, une grande effervescence régnait, après les dernières attaques menées sur Ard-Galen. Gothmog était plein d'énergie, ses flammes tournoyaient autour de sa silhouette d'ombres.

« Orques, avec moi ! » s'exclama le chef des Balrogs, brandissant son fouet. « Allons détruire le monde ! »

« T-t-t-t... », fit Sauron, le coupant dans son élan.

« Quoi ? »

« On ne dit pas détruire le monde », dit l'autre Maia en joignant ses belles mains. « Nous ne voulons pas détruire le monde. »

« Mais que voulons-nous faire, dans ce cas ? »

« Nous avons un projet pour le monde. »

« Mais n'allons-nous pas tuer des elfes, en grand nombre ? Et les prisonniers, les prendre comme esclaves ? »

« Nous n'en faisons pas des esclaves : nous en faisons des collaborateurs, qui participent à notre projet pour le monde. Et nous ne les tuons pas, nous les amenons à se reconvertir. »

« Et… Hum, d'accord. »

Gothmog sembla réfléchir. Cette invention de Mairon, ce que Melkor appelait "éléments de langage", l'avait toujours laissé perplexe.

« Mais si j'écrase un elfe avec ma masse... ? »

« Tu réduis son indice corporel. »

 

 

 

à suivre

 


Chapter End Notes

N'hésitez pas à laisser un petit commentaire, ça motive toujours !

La Peur II

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Chapitre 5 : La Peur II

 

Quand l'armée revint au camp, à la tombée de la nuit, Belin erra longtemps entre les murailles de bois, sans trouver Ecthelion. Il comprit vite que l'attaque avait échoué : les orques, parfois accompagnés de trolls, étaient plus nombreux et plus forts que prévu. Des soldats affirmaient même que certains orques ne ressemblaient pas à ceux qu'ils avaient vus par le passé. Leur agilité et leur puissance semblait également dopée par quelque magie sinistre.

« Tu ne me croiras pas, mais dans notre ancien bastion, j'ai cru voir une sorte de lynx, debout comme un elfe, avec une cape, et qui distribuait des fioles. »

« Maudits nécromanciens ! Moi j'ai vu une gigantesque chauve-souris, s'élever… Ça m'a déconcentré, et j'ai pris un sale coup dans le bras. »

« Tu sais, j'en suis sûr… Il y avait un balrog près de la Grande Porte. »

Plus angoissé que jamais, Belin se rendit jusqu'à la tente de la dame de la Source. Il ne pouvait pas la confondre avec une autre, grâce à la tête d'orque empaillée. Le soulagement l'envahit, quand il vit la guerrière à l'intérieur, assise sur une chaise pliante, en train de discuter avec quelqu'un d'autre. Mais non, ça n'était pas Ecthelion. C'était son écuyer.

« Oui ? »

« Madame, je cherche Messire, votre neveu. »

« Je suis désolée, je l'ai perdu de vue pendant la bataille... Je ne sais pas où il est. Il n'est pas revenu dans votre tente ? »

« Non. J'le cherchons partout depuis toute à l'heure. »

« Va voir à la taverne… Il est peut-être allé se rafraîchir. Sinon, il te faut aller aux tentes des guérisseurs. »

Belin hocha la tête.

Quand il sortit, Maica dit à son écuyer : « Je lui avais dit de ne pas venir. Il n'avait pas le niveau pour ce combat. J'espère qu'il est en vie… Ou plutôt, qu'il n'a pas été capturé. »

Ecthelion n'était pas à la taverne du camp, non plus. Belin se dirigea vers la tente des soigneurs, où régnait une grande agitation.

« Tout est plein », dit le garde posté à l'entrée. « Vous n'avez pas l'air blessé. »

« Je cherche quelqu'un… Le seigneur de La Fontaine. »

« Cela fait cinquante ans qu'il est mort. »

« Non, je cherche son fils, Ecthelion d'la fontaine. »

« Je ne sais pas qui c'est. Entrez. »

Belin entra. Les fumigations masquaient des odeurs que l'humain devina tout de même : sang, sueur, et autres secrétions. Il remonta l'allée centrale, parcourant des yeux les soldats alités. Certains semblaient avoir été amputés – pendant la bataille, ou sur place. D'autres avaient des blessures plus légères, du moins en apparence : blessures faites à la lame, à la lance, par flèche. Nul ne ressemblait à Ecthelion, mais il y en eut un que Belin reconnut tout de suite. Il était entouré de plusieurs personnes, et ses longs cheveux bruns étaient tressés d'or. C'était le prince Fingon.

L'elfe était étendu sur un lit de fortune. Des bandages serraient son abdomen. Ils étaient en partie rouges.

« Le carreau a transpercé la cotte de mailles, c'est la première fois que je vois ça », disait l'une des guérisseuses, à un membre de la garde.

La plupart des soigneurs étaient des femmes, et des Sindar. Il y avait une très ancienne tradition de médecine de guerre chez ce peuple.

« Avez-vous conservé la pointe ? »

« Elle est là... »

Le visage de Fingon était en sueur. Il dit à l'un des grands seigneurs qui se trouvaient là.

« Envoyez immédiatement plusieurs oiseaux à Barad-Eithel, Tol Sirion, au Dorthonion et à Himring. Il nous faut des renforts le plus vite possible. »

« Bien, votre Altesse. »

Fingon le regarda s'éloigner, puis il sembla apercevoir Belin. Il fit signe de le faire venir. L'humain approcha. Le visage du prince elfe exprimait une souffrance contenue.

« Vot'Majesté », déclara Belin froidement, « je cherche Messire Ecthelion… Je ne le trouve nulle part. »

« Belin le Blond... » dit Fingon.

Il se souvient de mon nom , s'étonna l'écuyer.

« Ecthelion n'est pas ici malheureusement. Je l'ai fait chercher, en vain. »

Les yeux du jeune homme blond se mirent à luire.

« Je suis désolé… Je l'ai vu tomber de son cheval pendant la bataille. Il y avait beaucoup de flèches… Je n'ai rien pu faire… J'espérais, dans un fol espoir, le retrouver ici, mais... »

« Non, ce n'est pas possible... »

« Je suis désolé. »

La bouche de Belin se crispa, se tordit. Son regard se brouilla.

« Non… Messire Ecthelion... »

Une guérisseuse posa une main sur son épaule.

« Le prince doit se reposer », dit-elle. « Nous vous dirons si nous trouvons Ecthelion. »

L'humain sortit de la tente, presque à l'aveuglette. Puis il se laissa tomber sur le sol, la tête dans les mains, et se mit à pleurer.

Lorsqu'il sortit de son hébétude, et que ses larmes se tarirent, il sembla se souvenir de quelque chose, et il prit l'arbre d'or dans sa main gauche, le pendentif qu'Ecthelion lui avait offert, et qui était assorti à l'arbre d'argent qu'il portait.

« Nous sommes comme Telperion et Laurelin », avait dit le jeune elfe. « Nous sommes des amis inséparables. »

C'était comme si un mauvais sort s'était brisé... Tout était devenu plus clair, plus lumineux : son lien avait Ecthelion avait dissipé l'ombre venue du Nord.

Il revit le moment où le Seigneur de la Fontaine l'avait engagé. Puis quelques temps plus tard, quand il était persécuté à la caserne, et qu'il lui avait dit qu'il pouvait venir vivre avec lui… Ils avaient voyagé, vu la mer... Lorsque Belin était revenu dans sa famille, pour y rester définitivement, il était allé le chercher, chez ses frères. Quand il était tombé malade, il avait veillé sur lui pendant des jours… Toutes ces aventures qu'ils avaient traversées, tous les deux ! Toutes ces bêtises qu'ils avaient faites, aussi.

Ils avaient brisé des vitres, des vases, des gâteaux géants, s'étaient brûlé les poils des bras, peints en blanc, jetés dans l'eau glacée après un sauna, infiltrés dans toutes sortes de lieux, entraînés à l'art du combat rapproché à la force de leurs cuisses. Lui s'était déguisé en fille, avait été transformé en crapaud ; Ecthelion avait donné beaucoup de coups de tête, avait coupé des cheveux, s'était pris des coups de nattes postiches, avait défendu l'humain à de multiples reprises, quand on le traitait de guenon, avait proféré des menaces de castration à l'encontre de plusieurs personnes, et l'avait embrassé quand il était un crapaud. Ils avaient bu ensemble, mangé ensemble, dormi ensemble. L'elfe lui tenait chaud la nuit lorsqu'ils voyageaient ; il avait peur qu'il attrape froid. Et Belin voyait son visage s'éclairer, dès qu'il venait vers lui. Même si depuis quelques temps, il s'éclairait aussi quand il voyait Fingon... Mais qu'importait cela, maintenant... A présent Ecthelion était mort, ou réduit en esclavage. Il était bien à plaindre. Et ils ne se verraient plus jamais.

« C'est un joli médaillon », dit soudain une voix cristalline.

Belin leva la tête. C'était la dame de la Source. Ses yeux bleus scintillaient entre ses cheveux argentés.

« C'est Messire qui m'l'avions t'offert », expliqua l'humain.

« Hum… Je crois qu'il t'aimait comme la Lune aime le Soleil... Mais j'ai une nouvelle pour toi : son cheval est revenu. Il est aux écuries. »

Sur ces mots, elle entra à son tour dans la tente des guérisseurs. Belin courut aux écuries.

Ici aussi, il y avait des chevaux blessés qui étaient soignés. Belin avisa vite le cheval blanc d'Ecthelion, mais celui-ci n'avait aucune trace de blessure. Il n'y avait pas non plus de sang sur ses ornements. Il caressa son encolure ; l'animal était habitué à être soigné par l'humain. Il y avait entre eux une grande amitié.

« Quelqu'un l'a t-il rapporté, celui-là ? » demanda-t-il aux garçons d'écurie.

« Non, il est revenu tout seul... »

« Dis-moi », murmura-t-il au cheval, « est-ce que tu sais si Messire Ecthelion est toujours en vie ? »

Le cheval hennit.

« Tu n'as pas l'air triste... »

Belin sembla réfléchir.

« Il fera nuit, bientôt… Pourrais-tu me montrer où se trouve Ecthelion ? Même s'il n'est plus vivant. »

L'animal hennit à nouveau.

Belin le détacha, et l'amena jusqu'à sa tente. Puis il retourna à celle des guérisseurs, dont il sortit quelques minutes plus tard. Il revint dans sa tente, et là, se rappelant ce qu'Ecthelion lui avait raconté de l'enseignement de sa mère, et leurs expériences de camouflage à Gondolin, il se vêtit de sombres vêtements, et passa du liège dans le feu, avec lequel il noircit les zones saillantes de son visage. Il dissimula ensuite ses cheveux blonds dans un foulard vert foncé. Puis il revêtit des protections en cuir, nulle cotte de mailles ou armure de plates ; il attacha à sa ceinture son épée, ainsi qu'un long poignard. Et dans son dos son arc, son carquois, ainsi qu'un bouclier léger.

« Messire, j'vous allons chercher ! »

Il sortit et monta sur le cheval d'Ecthelion, après l'avoir débarassé de ses ornements elfiques, avança au trot jusqu'à l'entrée du camp.

« Qu'est-ce que vous faites dans cet accoutrement ? », demanda l'un des gardes. « Personne ne sort. »

« J'ai un laisser-passer, signé par l'prince Fingon », déclara l'humain.

Il lui tendit le papier.

« D'accord. Les éclaireurs disent que c'est calme sur cinq lieues. C'est après que ça risque de se compliquer. Qu'Elbereth vous vienne en aide. »

Belin le remercia et hocha la tête. Il sortit du camp puis demanda au cheval de lui montrer où était Ecthelion. Il se mit à galoper ; l'humain comprit qu'il le dirigeait vers le bastion central.  Qu'Elbereth vous vienne en aide.

Au bout d'une heure de chevauchée, les premiers cadavres apparurent. Des elfes percés de flèches, quelques orques, des chevaux. Il y avait une fumée au loin, plusieurs lueurs rougeoyantes. Belin s'arrêta. « C'est impossible… Je ne peux pas l'attaquer tout seul. »

Le cheval hennit.

« Qu'est-ce que nous allons faire ? » murmura Belin.

Il descendit du cheval, regarda autour de lui, prit un casque d'orque et se le mit sur la tête. Mais le cheval le tirait vers l'Est. Il le suivit, marchant pendant encore une demi-heure.

Une grosse partie de la bataille devait avoir eu lieu là. Les cadavres et fragments d'armements étaient nombreux. Soudain Belin eut un tressaillement. Il crut reconnaître la tête coupée d'un elfe à qui il avait appris à jouer aux osselets. Mais ça ne pouvait pas être lui… Il poursuivit son chemin. Des voix se faisaient entendre, des voix d'orques. Elles étaient en petit nombre, cependant. Deux ou trois, pas plus. Il laissa là le cheval, s'avança un peu, crut discerner une charrette, à une centaine de mètres. Là-bas, près du tombereau, deux orques avaient allumé un feu de camp. La charrette était remplie : de corps, de butin.

Belin s'approcha encore, sans tirer ses armes, de peur d'être confondu... Il se cacha derrière la charrette, et observa.

Debout devant le feu de camp, un cuissot de viande à la main, les deux orques discutaient, semblait-il autour d'un corps inerte. Il est difficile de traduire l'infâme langage orque en langue commune, mais si nous nous y essayons, cela ressemblerait à ceci :

« Comment on se l'partage ? » dit le premier orque. « On le coupe en deux ? »

« Prends l'épée et l'armure… » répondit l'autre. « Je vais garder ce joli elfe pour moi. »

« Mais qu'est-ce que tu vas en faire ? Tu vas lui prendre ses dents ? Je connais un gars, au troisième sous-sol, qui les collectionne. »

« Non, je vais le garder tel quel, il est vraiment trop joli. »

« JE NE SUIS PAS JOLI ! »

Cette phrase avait été prononcée en elfique sindarin, et d'une voix familière.

« Messire Ecthelion est vivant ! » réalisa Belin.

« Je le croyais évanoui », dit l'un des orques.

« Il n'est pas joli de toute façon, tu as vu ce visage tout lisse, ce nez droit ? Et tous ces cheveux… Beurk ! »

« C'est mon goût, tu n'as pas le droit de le juger », répondit l'autre orque d'une voix vexée.

« Je ne voulais pas te blesser... »

« Je suis heurté par ce que tu viens de me dire. »

Pendant que les deux orques tenaient ce dialogue que Belin, malgré son incompréhension du noir parler, comprit être tout à fait sinistre, il s'était avancé juste derrière eux.

Il assomma l'orque à sa droite d'un coup du plat de l'épée sur la nuque, et au moment où l'autre tourna la tête, lui trancha la gorge.

C'est là qu'il vit Ecthelion, étendu sur le sol, et saucissonné à l'aide de cordes.

« Que... » balbutia-t-il, l'air apeuré.

« Messire, c'est moi, Belin ! »

Le visage d'Ecthelion changea complètement, s'éclaira.

« Belin... »

« Chut ! »

L'humain coupa les cordes.

« J'ai très mal aux jambes », murmura Ecthelion.

Belin les regarda, et se rendit compte qu'elles étaient couvertes de sang. L'elfe se redressa, s'appuyant sur ses coudes, mais il ne parvint pas à se mettre debout.

« J'vais vous porter Messire. »

Il prit le casque de l'un des deux orques et lui en couvrit la tête, badigeonna son visage de terre.

« L'épée... » murmura Ecthelion. Mais il vit que les orques n'avaient pas eu le temps de s'approprier Orcrist.

« Il faut partir discrètement », chuchota Belin.

Il mit Ecthelion sur son dos, et rampa sur le côté, derrière la charrette. Puis il regarda autour de lui. Tout semblait calme. Alors il se leva et marcha jusqu'au cheval, dont l'oeil brilla quand il avisa son maître. Belin installa Ecthelion sur la selle, puis monta derrière lui.

Le blanc destrier galopait maintenant à travers la plaine ; Belin tenait les rênes de la main droite, et son ami du bras gauche.

« Pourquoi vous êtes venu me chercher ? », demanda Ecthelion d'une voix faible.

« Parce que je ne peux point vous quitter, Messire », répondit Belin, en le serrant plus fort de son bras gauche.

Ecthelion tourna la tête vers lui.

Son regard était indescriptible.

Mais ses yeux se fermaient, sa tête pencha vers l'avant.

« Non ! », s'exclama Belin.

Il intima au cheval de galoper à son maximum, ôta leurs casques d'orques, qu'il jeta. Bientôt les murs de bois du camp de l'armée de Fingolfin apparurent, ornées de leurs bannières étoilées. Les gardes n'en crurent pas leurs yeux. Certains aidèrent Belin à transporter Ecthelion jusqu'à la tente des guérisseurs.

Ils couchèrent l'elfe sur un lit et pendant qu'ils l'examinaient, Belin vit le prince Fingon debout, s'avancer péniblement, les yeux brillants.

« Vous avez réussi... » dit-il.

Il y avait quelques heures de cela, Belin était venu le voir, pour lui demander l'autorisation de sortir du camp : « J'veux faire comme vous, quand vous êtes allé chercher Maedhros », avait-il dit. « Vous n'lavez pas laissé seul. Je ne peux point supporter que Messire se fasse torturer. »

Il posa sa main droite sur l'épaule de l'humain.

« Belin le Brave », dit-il.

Mais Belin pleurait, car les guérisseuses faisaient la grimace.

« Il faut qu'vous le sauviez », murmura-t-il.

« Il a les jambes cassées », dit l'une des soignantes. « Et plusieurs blessures, aux bras, aux côtes et à la tête. »

« Je l'ai vu tomber de son cheval », expliqua Fingon. « Percé de flèches, sans doute. »

« Les orques ont arraché les flèches. Il a également les blessures de la chute. Puis il a dû se faire piétiner. »

Belin fondit en larmes. Quelques minutes plus tard, Maica arrivait.

« Il survivra », déclara-t-elle. « Et il en sortira plus fort. »

Puis elle se tourna vers Belin.

« Merci. Vous avez été très courageux. »

« On dirait que les orques ont versé de leur alcool détestable sur ses plaies… Un moindre mal que les laisser sans nul traitement», dit alors une guérisseuse. « Mais nous allons tout de même devoir les cautériser, dans un premier temps. Puis opérer les jambes, dans les jours qui suivent. »

« C'est une bonne chose », dit Maica à Belin. « ça veut dire qu'elles ne vont pas être obligées de les couper. »

Fingon la regarda.

« Tu n'as pas l'air en forme, toi non plus », dit-elle.

« Si nous ne sommes pas attaqués d'ici l'aube, je pourrai m'estimer heureux », se contenta-t-il de répondre.

Les guérisseuses firent bientôt sortirent les visiteurs. Belin ne parvint pas à s'endormir. Quand il revint, une heure plus tard, Ecthelion était couché dans un autre lit, l'air paisible, ses longs cils noirs rabattus à l'intérieur de son profil parfait. Belin s'agenouilla devant le lit de camp, et toucha les cheveux sombres qui encadraient son visage beau mais maladif. Le pendentif représentant Telperion luisait sur sa poitrine maintenant couverte d'une tunique blanche. Belin prit sa main droite dans la sienne : c'était une grande main, mais anguleuse de forme, avec encore un peu de chair enfantine. Elle était si pâle qu'on voyait les veines vertes sous la peau. L'humain y déposa un baiser.

« Lui aussi l'aime comme la lune aime le soleil... », glissa Maica à Fingon, avec un sourire amusé.

Mais Fingon avait l'air triste.

 


 

Le lendemain, vers midi, tandis que Belin dormait auprès de son maître, ce prince, tout blessé qu'il était, réunissait son conseil.

« Les renforts que j'ai demandé devraient arriver de Barad Eithel demain, dans le meilleur des cas », déclara-t-il.

« Ils peuvent nous attaquer avant cela », répondit le seigneur du Petit Pont. « Il est même étonnant qu'ils ne l'aient pas fait. »

« Oui », confirma Fingon. « Ils ont la capacité de détruire le camp, maintenant que les bastions sont pris. C'est comme... lorsque le Dragon est sorti… ça n'a pas de sens, stratégiquement parlant. »

Le visage de la dame de la Source s'assombrit brusquement. Elle dit : « Pourtant tu es du même avis que moi, n'est-ce pas ? »

« Oui… C'est un test, probablement », opina Fingon. « Mais Père pense que je me trompe. Il dit qu'il a rencontré plusieurs fois Melkor à Valinor… Et que ça n'est pas son style. Qu'il est trop brutal. »

« Melkor n'est plus seul comme en Aman », dit alors le seigneur des Hauts Pins, un elfe sinda. « Il a été rejoint par d'anciens alliés, et de nouveaux… De nombreux maiar déchus. Toutes sortes de créatures étranges… Des loups, des lynx intelligents… dit-on. »

« Quoiqu'il en soit des raisons de cette attaque », conclut alors Fingon, « nous devons reprendre les positions perdues. J'ai fait doubler les éclaireurs et les vigies. Que personne ne dorme sans son armure, cette nuit. Demain, les renforts arriveront, et si nous n'avons pas été attaqués, nous attaquerons à nouveau. »

Quand il sortit de la tente des médecins, encore embué de sommeil, Belin ne comprit d'abord pas d'où venait le tintamarre qui l'entourait.

Il regarda autour de lui. Une foule de soldats elfes étaient en train de l'applaudir.

« Hourra pour Belin le Hardi ! » dit l'un.

C'était un de ces elfes avec qui ils jouaient aux osselets.

« Belin le Hardi ! Belin le Brave ! » s'exclamèrent les elfes en choeur.

L'humain, après moult embrassades et accolades, finit par atteindre sa tente. Il s'écroula sur sa natte, et dormit.

A son réveil, la nuit était tombée. Il alla rendre visite à Ecthelion, toujours maintenu dans le sommeil par les drogues des herboristes. Ils lui dirent que son état était stable, et qu'ils avaient bonne raison de penser qu'il s'en sortirait avec au moins l'usage du haut de son corps. Rassuré, Belin se rendit compte qu'il avait très faim. Il se rendit à la taverne, où on lui offrit un repas spécial, et beaucoup d'alcool. Il s'ennivra, mais apprit de la part de ses habituels camarades de jeu, que l'un d'entre eux n'avait pas reparu depuis la bataille. Il repensa à la tête coupée qu'il avait vue la veille. Son estomac lui fit mal.

Il alla se coucher à nouveau, ensuite, tout en mailles, comme l'avait recommandé Fingon. Mais personne ne vint le réveiller au cours de la nuit.

Le lendemain matin, les renforts de la capitale étaient arrivés. A midi, ce furent ceux de Tol Sirion, envoyés par Finrod.

« Attendons-nous les renforts envoyés par Aegnor, et les fils de Fëanor ? », s'enquit le seigneur des Hauts Pins auprès de Fingon.

« D'après les derniers oiseaux, ils n'arriveront pas avant plusieurs jours », répondit Fingon. « J'ai un message de Barad-Eithel, écrit par la main de mon père. Il veut que nous contrattaquions, de peur que nous soyons assaillis par surprise. »

« Majesté, permettez-moi de mener cette attaque », dit alors soudainement Mîrdolen, le seigneur noldo des Tulipes d'Améthyste, tout juste arrivé avec son bataillon de fantassins.

Il s'agenouilla.

« Votre bravoure est remarquable », dit Fingon, « mais inutile. Je mènerai la charge moi-même. »

« Tu n'y penses pas ! » s'exclama Maica. « Tu n'es pas remis de ta blessure au ventre ! »

« Je le suis bien assez », trancha Fingon.

Voyant que l'armée préparait sa seconde attaque, Belin alla voir Maica.

« Je veux vous aider », dit l'humain.

« Vous avez beaucoup fait, déjà. Reposez-vous maintenant... », répondit la femme-elfe, qui venait de revêtir sa cotte de mailles.

« Laissez-moi venir avec vous. »

« Vous ne pouvez pas sans votre maître », dit-elle alors froidement. « Vous n'êtes qu'un écuyer. »

Belin retourna à sa tente, songeur. Il entendait l'écho des célébrations qui lui avaient été faites :« Belin le Brave ! Belin le Hardi ! »

Alors il revêtit sa cotte de mailles, puis alla ouvrir le coffre dans lequel il avait rangé les armes et armoiries d'Ecthelion. Sur les mailles brillantes, il fixa les protections d'Ecthelion, et ses emblêmes. Il mit son heaume sur la tête, qu'il fit tenir grâce à une bride. Il prit son bouclier, constellé de cabochons de cristal. Il ne prit pas Orcrist, car il ne savait pas la manier, mais sa propre épée, et son arc. Puis il se rendit aux écuries, et prit le cheval d'Ecthelion.

« Puisque Messire ne peut combattre », dit-il à l'animal, « je combattrai à sa place. »

 


 

Cette fois-ci, Fingon ne divisa pas sa force. Il frappa d'un coup le bastion central, avec les étendards bleus de la maison de Fingolfin, et les étendards verts de la maison de Finarfin. Ils étaient si beaux, ces drapeaux ! Le son des trompettes elfiques retentit. C'était la première fois que Belin participait à une bataille. Il aperçut Fingon, majestueux dans son armure et sa cape brillante. Il crut aussi reconnaître Maica, à ses cheveux gris et ses armoiries, car elle était indiscernable d'un homme lorsqu'elle était en armure : les mailles et les plates dissimulaient sa poitrine, son heaume à nasal, son visage. A la tête de la charge de cavalerie, tandis que les fantassins se tenaient à l'arrière, en demi-cercle, Fingon criait – sa voix surpassait le bruit des sabots des chevaux et le cliquetis des armes.

« ELDAR ! »

Le cheval d'Ecthelion sembla s'envoler au-dessus des orques qui s'étaient rassemblés en foule compacte ; il les écrasa, les annihila. Puis il cessa sa folle cavalcade, se retrouvant devant un enchevêtrement de pics de bois qu'il ne pouvait franchir. Le destrier blanc hennissait ; le bruit se faisait plus fort. Il y avait des têtes coupées sur les pics ; avec de longs cheveux, des traits déformés par la souffrance. Les yeux de certaines avaient été arrachés.

Belin descendit du cheval. Son estomac lui fit à nouveau mal.

Mais il n'eut pas le temps d'y penser, il dut tuer un orque se jetant sur lui, puis un deuxième. Il crut voir Fingon, au loin. Il avait atteint la lisière du bastion, près des murs d'Angband. Des flèches enflammées se mirent à pleuvoir.

La voix de Fingon se faisait toujours entendre. Belin tenta de se protéger des flèches à l'aide du bouclier en métal d'Ecthelion, le dos contre les poteaux de bois. Mais il eut peur qu'ils prennent feu. Alors il courut vers Fingon, guidé par sa voix. Il vit soudain Maica, sur une butte, debout sous la pluie de flèches. Elle avait sorti une gourde de sa ceinture, et buvait tranquillement. « Elle est folle... », pensa Belin. Les chevaux hennissaient. L'un d'entre eux de souffrance : ils n'avaient plus de jarrets. L'humain se crispa ; son souffle se fit rapide. Il tua encore un autre orque, plus grand et moins hideux – on aurait presque dit un elfe des bois. Un soldat noldo perdit la vie juste devant lui, le cou transpercé par une sorte de perche. Plein de colère, Belin se jeta sur l'orque qui l'avait tué, et lui fendit le haut du thorax. Là il tomba nez à nez avec l'elfe borgne, avec qui il jouait au camp de temps à autre.

« Qu'est-ce que tu fiches là ? », lui dit ce dernier, regardant l'armure qu'il avait usurpée.

Belin n'eut pas le temps de répondre ; l'elfe arrêta la masse d'un troll pour lui. « Déguerpis, abruti ! » s'exclama-t-il.

Il courut, toujours vers Fingon. Maica était en difficulté maintenant. Son épée s'était enfoncée dans le dos d'un orque énorme, et elle n'arrivait plus à l'en sortir. Le seigneur du Petit Pont, avisant la situation, lui jeta une lance. Elle l'attrapa et put repousser les orques qui la submergeaient. Belin, désireux de la défendre, se jeta dans la mêlée.

« Oikreroi ! » cria un orque.

L'humain tourna la tête. Porté sur un bouclier, un chat dressé sur ses deux pattes, vêtu d'une cape et de gants blancs, lançait des fioles aux orques et trolls qui se trouvaient sur son chemin.

« Oikreroi ! Oikreroi ! » criaient les orques.

Impossible ! On dirait mon ancien chat, mais d'une autre couleur , pensa Belin.

« C'est quoi ce greffier de merde ?! » s'exclama Maica.

Elle jeta sa lance dans sa direction, mais le rata. Belin essaya de sortir son épée de l'orque mort. Il réussit et lui donna.

« Qu'est-ce que tu fais là ? » dit-elle à son tour. « Déguerpis, imbécile ! »

Il courut encore vers Fingon. Cela faisait une heure que la bataille avait commencé. Les tambours s'étaient mis à retentir, mais il ne savait pas à quel camp ils appartenaient, et pourquoi ils s'étaient mis à battre rythmiquement. Il tua un autre orque, très fort, mais reçut une entaille à la jambe. Ses bras devenaient faibles, à force d'efforts. Il se rendit compte qu'il n'avait pris aucun cordial, pas même de l'eau. Il avait soif.

« ATTENTION ! »

Il bondit sur le côté, évitant un projectile enflammé de justesse. Mais il s'était retrouvé du même coup sur un cadavre d'elfe, dont le ventre était ouvert. Des tuyaux roses semblaient sortir de sous sa peau. Les yeux de Belin s'écarquillèrent. Un bourdonnement se superposa au son des tambours, au cliquetis des armes, au hennissement des chevaux, aux cris des guerriers, aux cris des blessés, aux cris des mourants. Ce bourdonnement était uniquement dans son esprit.

« B-b-b... » balbutia.

Qu'Elbereth vous vienne en aide.

Il allait vomir. La voix de Fingon.

Messire, je ne peux point vous quitter...

La voix de Fingon, il fallait aller vers elle...

Il avait soif, sa cuisse le brûlait, et ses bras étaient las. Des soldats de Fingon mettaient le feu à leurs anciennes constructions.

« Tuez-les tous ! » disait une voix d'elfe.

Les orques de ce côté étaient effectivement plus grands et forts, pour la plupart, que ceux qu'il était habitué à affronter.

Qu'Elbereth vous vienne en aide.

Belin le Brave !

Fingon s'était à nouveau éloigné.

« Je dois le rejoindre », pensait Belin, car il ne savait pas où il allait. Il était poisseux, et il avait soif. Sa tête lui tournait. Il fallait éviter les flèches. Les cris de souffrance. Non !

« Aide-moi ! Aide-moi ! » criait un jeune elfe.

Il s'accrocha à lui, ensanglanté ; un orque survint derrière lui et le tua. Belin évita son deuxième coup de justesse ; il contra son sabre avec le bouclier d'Ecthelion. L'humain eut de la chance : tous les elfes n'étaient pas aussi inexpérimentés. Celui qui venait de bondir pour assaillir l'orque qui venait de l'attaquer était extrêmement rapide ; il taillait dans la chair comme un cygne ébrouant ses ailes ; il guerroyait comme un danseur. Belin comprit que même s'il s'entraînait pendant trente ans, il n'arriverait jamais à ce niveau d'expertise – ce combattant-là, comme de nombreux autres, avait des siècles d'expérience. Alors l'humain en profita pour fuir – toujours vers Fingon.

Hourra pour Belin le Brave !

Certains elfes portaient les nouvelles cottes de mailles à capuche, mais pas tous. Le sang rouge éclatant, jailli de leur cou, parfois éclaboussait l'argent des armures. Le noble seigneur des Hauts Pins en était maintenant couvert. Il s'agenouilla au milieu de la bataille, et se mit à prier.

« Tuez-les tous ! » cria à nouveau une voix d'elfe.

Belin la reconnut. C'était la voix de Fingon.

Le bourdonnement cessa ; Belin sentit tout son corps se crisper, jusqu'au bout des doigts…

Mère ! Mère ! Père ! Aidez- moi !

Fingon sauta à bas de son cheval, aussi facilement qu'un acrobate. L'elfe qu'il avait vu combattre comme un danseur, à côté de lui, n'était qu'un pingouin maladroit : le fils de Fingolfin avait tué trois orques rien qu'en s'abattant sur le sol ; et il était impossible de savoir comment il l'avait fait. Son épée brillait comme un diamant, mais était plus insaisissable que le vent. Ses tresses noires couvertes d'or se balançaient sans le gêner le moins du monde. Et pourtant il était gravement blessé.  Lui, c'est un véritable héros , réalisa Belin. Jamais il n'avait vu plus habile combattant que ce prince des Noldor. Il était le plus puissant, le plus agile, le plus rapide, le plus endurant. En l'espace d'une demi-seconde, il avait saisi un chef orque brusquement par l'arrière, et l'avait égorgé. Puis sortant une deuxième épée d'un deuxième fourreau, il se mit à tuer à la fois de la main droite et de la main gauche. Les orques, dont les cadavres s'amoncelaient autour de lui, se mirent à fuir. Le beau visage du vaillant prince était maintenant maculé de sang noir. Ses yeux flamboyaient.

Pourquoi ?

« Pourquoi ? Je vais te l'montrer, elfe poilu », dit soudain une voix derrière lui.

La lame était sous sa gorge. Belin ne le voulait pas, le refusait, mais il vit ses mains et ses bras se mettre à trembler frénétiquement, alors qu'il était entouré de corps morts ou de morceaux de corps. Son épée lui tomba des mains.

Mère ! Maman ! Maman !   criait son esprit, s'élançant vers la douceur lointaine et perdue.

Puis il vit la tête de l'orque derrière lui voler devant lui ; ce monstre avait voulu le couper en morceaux, et voilà qu'il était lui-même coupé en morceaux.

Belin tomba à genoux, toujours tremblant, se couvrant les yeux.  Je veux rentrer à Gondolin, je veux rentrer à Gondolin…   Il y eut encore de nouveaux cris. « Feu cruel », entendit-il en sindarin, avec horreur. Etait-ce les flammes et l'ombre qui venaient de surgir hors de la forteresse de Morgoth ? Venaient-elles vers lui ? Cette nouvelle terreur acheva de briser son esprit. Il se recroquevilla encore davantage, les mains sur les oreilles.

Soudain, sa nuque explosa.

La dernière chose qu'il entendit furent les trompettes du Dorthonion.

à suivre

 

 

 

Eithel Sirion

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Chapitre 6 : Eithel Sirion


I

 

Était-il mort ? Il entendait toujours ces mots… « Feu cruel »... Un tissu couleur d'herbe. Tout ça n'avait été qu'un mauvais rêve.

« Vous êtes réveillé ? »

Belin ouvrit complètement les yeux. Il tourna la tête vers la voix qui prononçait ses mots. C'était Ecthelion. Il était assis sur un siège, une couverture sur les jambes. L'humain se rendit compte qu'il était alité, et reconnut autour de lui la tente des guérisseurs. Il avait aussi mal au cou. Il éleva la main droite pour le toucher, et comprit qu'il portait une collerette en plâtre.

« C'est au prince Fingon que vous devez la vie », dit Ecthelion. « Il vous a sauvé pendant la bataille ! »

La bataille… Tout lui revint brusquement à l'esprit. L'horreur… et la honte.

« Vous n'auriez pas dû faire ça ! Je ne voulais pas que vous y participiez, c'était bien trop dangereux… Regardez ce qui m'est arrivé ! »

« Oui, je regrette... » avoua Belin.

« Mais vous avez été très courageux… Vous m'avez sauvé… Et ma tante m'a dit que vous l'aviez aidée aussi… Vous êtes un héros ! »

La vue de l'écuyer se brouilla. Des larmes coulèrent sur ses joues.

« Non, je ne suis pas un héros... » dit-il.

Il entendit à nouveau les mots « feu cruel ». Ecthelion le regardait sans comprendre.

« Il y avait un balrog, messire ? A la bataille… »

« Non… En tout cas, on ne me l'a pas dit. »

« Ils parlaient de feu cruel… Ils en parlent ici. »

Il n'avait pas la force de se tourner.

« Non, Feu-Cruel ! Aegnor, un cousin de Turgon et Fingon… un des frères de Finrod ! C'est son nom, Feu-cruel, Aegnor. Il est venu avec son armée, nous gagnions déjà, mais il les a complètement écrabouillés ! Il paraît que c'était glorieux. Bref, nous avons repris les bastions. Vous allez bien ? »

« Oui... »

« Les médecins ont soigné votre plaie à la jambe. C'était juste une éraflure. Sinon vous avez pris un mauvais coup sur le cou, mais ça devrait passer... J'ai demandé à ce qu'on me transporte à côté de vous pour que je puisse vous surveiller. Mais je ne vais pas pouvoir rester longtemps. »

Belin s'aperçut que l'elfe était couvert de bandages, sous la chemise propre qu'on lui avait enfilé.

« Je suis content que vous alliez mieux Messire... »

Après son départ, l'humain se rendormit.

 


 

Le lendemain, il fut surpris de voir Fingon lui rendre visite. Il eut d'abord un réflexe de recul en le voyant. Mais l'elfe ne portait pas d'armure, juste des vêtements civils du plus bel effet. Ses yeux étaient doux. Belin, rassuré, observa qu'il ne portait aucun bijou comme à son habitude. Il se déplaçait difficilement et était pâle.

« Belin le Brave », dit Fingon.

L'elfe qui l'accompagnait lui tendit une boîte ; Fingon en sortit une broche, en argent. Elle représentait un bouclier.

« Je vous remets cette broche pour l'acte héroïque que vous avez accompli en sauvant votre maître, vous décernant le titre de Protecteur des elfes Noldor et Sindar. »

« Je ne la mérite point », répondit Belin.

« Bien sûr que si. »

Il agrafa la belle broche sur son gilet de laine. Belin regarda avec étonnement la décoration de guerre. Eudes et Robert, ses frères, ne le croiraient pas, quand ils la verraient !

Le seigneur de la Fontaine en reçut une également, en raison de ses graves blessures. Deux semaines passèrent. Belin n'avait plus de collerette et pouvait circuler à sa guise. Ecthelion se remettait petit à petit, on l'installa sur un fauteuil en bois munis de roues (une invention de Curufin, disait-on), et il put revenir dans sa tente, avec l'aide de Belin. Quant aux renforts envoyés de l'Est par les Fëanoriens, ils étaient venus s'ajouter aux forces en présence.

Le prince Fingon était occupé à étudier un plan d'agrandissement du camp quand son intendant se permit de le rejoindre, un imposant paquet dans les bras.

« Mon prince, j'espère que je ne vous dérange pas. Les soldats d'Himring viennent de nous transmettre un présent du seigneur Maedhros, vous étant destiné. »

« Encore ? Il doit avoir quelque chose à se faire pardonner », plaisanta Fingon.

Il était néanmoins impatient de le découvrir, ce présent... De quoi s'agissait-il cette fois ? S'il en jugeait par la taille, peut-être des étoffes venues de l'Est, achetées aux Nains.

« Donnez-moi ça, je vais faire une pause. »

Et tout guilleret, le fils de Fingolfin se saisit du paquet et l'ouvrit. Malheureusement, il ne s'agissait pas de draperies, ou autre curiosité exotique. C'était une patte d'ours géante.

« Par Eru… Qu'est-ce que c'est ? »

« Si j'en crois la missive, monseigneur, c'est la patte d'un ours de Morgoth que Maedhros tua lors d'une chasse. La bête concernée était gigantesque. La lettre indique avec précision le poids et le gabarit de l'animal. »

« Mais... qu'est-ce que je vais faire d'une patte d'ours ? »

« Je ne sais pas monseigneur. En décoration à Dor-Lómin, peut-être... »

« Malgré toute l'affection que je porte à mon cousin, il est hors de question que j'expose cette chose sur un mur, même en Dor-Lómin. »

« Vous connaissez la coutume. Vous ne pouvez vous séparer convenablement d'un présent qu'en le cédant à une autre personne. »

« Mais aucun elfe ne voudrait jamais accepter un tel cadeau ! Il faudrait être un fieffé...»

C'est alors que Belin, qui passait par là, leur fit la révérence, en ôtant son chapeau de pluie. Fingon et son intendant se regardèrent.

« Belin le Brave ! », appela Fingon.

Mais l'humain ne répondit pas.

« Ecuyer d'Ecthelion ! », s'exclama alors Fingon.

« Votre altesse », répondit Belin, s'avançant.

« Je… » Puis le prince fronça les sourcils. « Vous aviez mis votre capuche ? »

« Oui, parce qu'les oreilles des elfes sont basses messire. C'est qu'il va pleuvoir. »

Le prince et son intendant se regardèrent à nouveau.

« Belin Leblond », dit alors Fingon en prenant un air digne, « j'aimerais vous offrir un cadeau personnel.  »

Il lui tendit la patte d'ours.

« C'est pour moi ? », s'étonna Belin.

« Oui. »

L'écuyer prit la patte, avec hésitation. Puis il se mit à la regarder avec ravissement.

« Oh merci, gentil seigneur ! »

Il s'agenouilla et se mit à lui baiser les mains avec ferveur.


Quelques temps plus tard, Ecthelion, toujours couché, voyait Belin entrer dans leur tente, une énorme patte d'ours dans les bras.

« Mais qu'est-ce que c'est que ce truc ? »

« C'est t'une patte d'ours messire, qu'le prince Fingon m'avons t'offerte. »

« Ah bon ? J'croyais que vous ne l'aimiez pas ? »

« J'avons changé d'avis sur lui. »

« Mais qu'est-ce que vous allez en faire ? »

« Je ne sais point. J'pourrais mettre mon oreiller d'ssus. »

« Hé ben félicitations… Vous allez passer de bonnes nuits avec ça sous votre tête. »


A deux-cent miles de là, dans sa forteresse d'Himring, Maedhros était plongé dans la contemplation de deux énormes défenses de sanglier.

« Je crois que je devrais en envoyer une à Fingon », dit-il d'un coup à Maglor.

« Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée... »

« Bon alors sinon, le bracelet avec les diamants. C'est bientôt son anniversaire. »

« Oh alors non. Va pour la grosse défense. »

« Tu es sûr que ça va lui plaire ? »

 


II

 

Quelques jours plus tard, à cause de sa blessure à l'abdomen, Fingon dut rentrer à Barad-Eithel, la capitale des royaumes noldorins du Beleriand, et il fut accompagné des autres soldats fingolfiniens ne pouvant plus combattre. Maica vint aussi, car elle avait passé de nombreux mois sur la plaine, et elle souhaitait passer du temps en compagnie de son neveu avant qu'il ne reparte pour Gondolin.

Ecthelion, comme d'autres éclopés, continuait à se mouvoir à l'aide de son fauteuil en bois équipé de roues. Les guérisseurs lui avaient prédit qu'il retrouverait l'usage de ses jambes, mais lui n'en paraissait pas convaincu.

« Je ne suis plus bon à rien » gémissait-il. « Il vaut mieux m'abattre. »

« Qu'est-ce que vous n'dites pas, Messire... »

Dans les maisons de guérison de la cité, nombreux aimaient à parler à l'humain, et intervenir dans ses discussions.

« Il ne devrait pas se plaindre, votre maître, il a encore ses deux jambes… » dit l'un. « Moi je ressemble à un perchoir. Je ne peux presque plus rien faire seul. Mes journées sont une longue suite d'humiliations. »

D'autres soldats, défigurés par des estafilades trop profondes, des blessures au cuir chevelu, ou éborgnés par une flèche, avaient perdu leur beauté elfique.

« Ma douce ne voudra plus de moi… » se lamenta un ancien barde. « Lorsque je vois mon reflet dans le métal ou le verre, je regrette de ne pas être mort. »

Il y avait beaucoup de suicides, disait-on également. Peu d'elfes mutilés s'accrochaient à la vie ; ceux qui le faisaient étaient mus par le désir de vengeance.

« Tout mon entraînement des jambes, je l'ai perdu », déplorait Ecthelion. « Mon saut, et toutes mes techniques... »

« On s'entraînera à nouveau messire. »

« Non, je suis sûr qu'ils me mentent. Je ne marcherai plus jamais. »

Belin, au contraire, arborait un optimisme à tout épreuve, depuis qu'ils avaient quitté le camp.

« Vous êtes trop sinistre. Nous sommes loin d'Angband, maintenant. Et c'est le printemps. Quand nous étions arrivés ici, la première fois, nous n'avions pas eu le temps de visiter la ville. Nous pourrions le faire, maintenant. »

« Et comment ? Je ne peux pas me déplacer facilement... »

« Je vous roulerai, Messire. »

Et il le roula, dans la cité en fleurs bâtie à flanc de montagnes. Elle était plus ancienne que Gondolin, mais aussi moins belle, moins raffinée. Les tours étaient moins hautes, les pierres moins blanches. Beaucoup de constructions utilisaient le granit. Le verre était rare. Mais le grand fleuve Sirion, encore étroit, coulait en contrebas de ses falaises, et les étendards du Grand Roi et de ses barons, claquaient au vent, comme un défi au Thangorodrim, au-delà d'Ard-Galen, sur laquelle galopaient les chevaux.

Au centre de la ville, ils parvinrent à son coeur : Eithel Sirion, la Source du Sirion, qui était l'autre nom de la cité de Barad Eithel. Là jaillissait l'eau du Sirion, pure comme un torrent de montagne, dans une fontaine d'argent constellée de saphirs. Elle était entourée de deux statues : celle d'un homme et celle d'une femme, en armures.

« Ada ! Mamil ! », s'exclama Ecthelion, les reconnaissant.

« Pro-tec-teurs de la cité et des elfes Nol-dor et Sin-dar », lut Belin. « Les Sei-gneurs de la Source d'Argent, Korma et Fanalossë, tom-bés de-vant le Dra-gon. »

L'eau était amenée jusqu'ici par un rare système d'ingénierie, avant de retomber dans le passage souterrain, et les grandes cascades.

Ecthelion éleva le bras, il prit la main de pierre de la statue de sa mère avec la sienne.

« Il est interdit de toucher ces statues », dit alors un sergent de quartier – on les reconnaissait à leur baguette dans la main et leur chapeau rond.

« Ce sont mes parents... », répondit Ecthelion, les yeux brillants.

« Mais bien sûr... »

« Allons-nous en, Messire », dit Belin, lui posant une main sur l'épaule.

Il le roula hors de la place centrale. Les marchés et échoppes étaient animés ; le roi préparait une grande fête, disait-on. Nombre de preux seigneurs en armure et beaux blasons circulaient dans la ville. Le palais de Fingolfin était construit tout au bord des murailles, tout fait de blanches tours couronnées de toits bleus pointus, sur lesquels flottaient de longs drapeaux. Belin guida Ecthelion jusqu'au temple d'Ilúvatar : une cathédrale ressemblant à la plus ancienne de Gondolin, imitation hâtive des temples de Tirion.

« Elle est moins belle qu'nos églises d'Gondolin, Messire, mais tout d'même agréable à l'oeil. »

Ils entrèrent. Des myriades de bougies étaient disposées à l'intérieur de la nef et de l'abside, en constellations, donnant l'impression de se déplacer à l'intérieur du ciel.

« J'ai l'souffle coupé », apprécia Belin.

« C'est très beau », opina Ecthelion.

Leurs voix résonnaient dans la pénombre fraîche.

« Et là, qu'est-ce que c'est Messire ? »

« C'est un reliquaire. »

Belin s'avança devant le coffre doré incrusté de pierres précieuses. Il déchiffra à voix haute l'inscription en sindarin qui la légendait : « Ici re-pose une bêche… non une mèche des che-veux de Fin-wë. »

« C'est un lieu saint, ici ! » fit soudain une voix.

C'était un autre sergent qui venait d'intervenir.

« Circulez ! »

Ils sortirent de l'église d'Eithel Sirion dont le garde les avait chassés. « C'est quand même fou ! On ne peut plus rien visiter tranquille ! »

Ecthelion continua à ronchonner jusqu'à ce que Belin l'arrête dans un petit jardin. Là l'humain s'assit sur un banc de pierre, sortit de sa veste de laine un saucisson, en coupa un bout avec son opinel, qu'il donna à son maître.

« Merci », dit Ecthelion.

Mais il avait à peine terminé sa bouchée qu'une voix surgie de nulle part brisa le maigre contentement qui s'était installé en lui.

« I-LU-VA-TAR ! »

« Oh non », réalisa Ecthelion.

Mais il était trop tard, Orodreth les avait clairement repérés. Le fils d'Angrod et d'Eldalotë courut vers eux. « Mes amis ! Cela me fait tellement plaisir de vous revoir ! »

« On est amis ? », chuchota Ecthelion à Belin.

Le jeune aristocrate se posta entre le banc et le fauteuil roulant. Ecthelion remarqua qu'il avait grandi en taille, mais demeurait frêle. Ses cheveux blonds étaient toujours coupés au carré, avec une frange, à la mode de certains royaumes du Sud. Et il avait beau porter la livrée bleue de Fingolfin, ses jambes étaient couvertes de ces étranges collants de couleur que revêtaient les elfes de Doriath.

« Vous n'êtes pas retourné en Dorthonion ? », s'enquit Ecthelion.

« Non, je ne me souvenais plus du chemin... »

« Bravo ! »

« C'était une plaisanterie. Je suis ici en stage pour trente ans, je vous le rappelle, pour mon Grand Tour. »

Ecthelion avait manifestement oublié. Orodreth reprit : « Vous n'avez pas répondu à ma dernière lettre. »

« Sur votre dulcinée ? Non merci. »

« Hélas, elle n'a toujours de pensées et de sentiments que pour Fingon le Vaillant. »

« Normal. »

« C't'un bien bon prince », ajouta Belin.

« Je sais, je ne suis pas à la hauteur », gémit Orodreth.

« Vous êtes le petit-fils de Finarfin. Je ne comprends vraiment pas pourquoi vous vous rendez malade pour cette fille. Elle n'a rien d'exceptionnel. »

« Vous plaisantez ? », s'exclama l'elfe blond. « Son visage... »

« Donc vous ne l'aimez que pour son physique ? », coupa Ecthelion.

« Sa beauté ne durera point », dit Belin, citant un proverbe humain.

« Mais si justement, elle sera toujours comme elle est », répondit Orodreth.

« J'avais oublié... », gémit le jeune homme.

« Comme c'est superficiel ! », pesta Ecthelion. « Je ne vous comprends vraiment pas, tous, à courir après des femmes écervelées, juste parce qu'elles ont des cheveux brillants et deux poches de graisse sur la poitrine. »

« Vous dites cela parce que vous n'êtes jamais tombé amoureux. »

« Je ne pourrais jamais tomber amoureux d'une femme de ce genre. »

« Et comment devrait être la femme idéale pour vous ? »

« Elle doit savoir se battre, et ne pas passer son temps à broder ou à s'enduire de pommade à la rose ! Elle ne doit pas cancaner, ne doit pas avoir une trop grosse poitrine, être musclée et... Autant dire qu'elle n'existe pas ! »

Orodreth eut un petit rire médisant.

« Dans ce cas, vous n'avez qu'à épouser votre écuyer. »

Les sourcils d'Ecthelion se haussèrent. Sa réponse fut inattendue.

« Hé bien figurez-vous que je préférerais encore l'épouser lui qu'une de ces mijaurées que vous appréciez tant ! »

Belin redressa la tête brusquement.

« C'est vrai messire ? Vous voudriez bien m'prendr' pour époux ? »

« Ne sortez pas les mots de leur contexte. »

« Et si on était mariés messire, on s'donnerait des basers ? »

« Mais j'en sais rien moi ! De toute façon on n'est pas mariés ! »

« On aurait des rapports conjugaux ? »

« Hein ? Mais d'où vous sortez ce mot ? », s'étonna Ecthelion en rougissant.

« J'ai entendu un elfe dire ça une fois messire, que sa femme ne voulait plus avoir de rapports conjugaux avec lui. »

« Oh. Mais pour revenir à notre sujet, je vous rappelle que ce n'était qu'une boutade. Et puis, même si on était mariés, je tiens à dire que je ne veux pas faire la fille ! Je n'aime pas les filles. »

« Comme vous voulez messire. Ça n'm'dérange point de faire la fille. »

Orodreth se prit la tête dans les mains.

 

à suivre

 

Le roi de fer

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Chapitre 7 : Le roi de fer

 

- "Le roi de fer" était le surnom donné au roi de France Philippe IV le Bel.

- Chanson utilisée à la fin du chapitre : Tourdion, « Quand je bois du vin clairet », chant traditionnel de la Renaissance.

- Le petit chien de Fingon est l'équivalent de notre moderne "Welsh Corgi".

 

 

 

I

 

Le roi de Gondolin, occupé à superviser la préparation de ses bagages pour son voyage à Eithel Sirion, se disputait à nouveau avec sa sœur.

 

« Puisque je t'ennuie tant que ça, tu n'auras qu'à rester avec Fingon, le roi des activités de plein air », maugréa-t-il.

« J'adore Fingon », dit alors sérieusement Aredhel, « mais je dois t'avouer que ne me sens pas tout à fait confortable avec lui. Je préfère encore être avec toi. »

« Et c'est parce que tu préfères ma compagnie que tu passes ton temps à m'asticoter ? »

Aredhel fit la moue.

« Toi, tu es souvent désagréable... Et parfois tu fais ton espèce de tête-là, ton visage de marbre... Mais tu es honnête. Tu dis toujours ce que tu penses vraiment. Même si souvent tu ne devrais pas. Fingon, il n'est pas comme toi. C'est comme s'il était un peu hypocrite. »

« Comme Père ? »

« Non, pas exactement... J'ai du mal à l'expliquer. Comme si malgré ses apparences franches et bonnes, il y avait une partie de lui... qui vous glissait entre les doigts. »

« Comme une sorte de poisson. »

« Un poisson qui a peur qu'on l'attrape. »

« Mais pourquoi aurait-il peur qu'on l'attrape ? »

 

 

II

 

En ce jour de printemps, c'était Turgon qui venait au Grand Roi des Noldor, et non l'inverse.

« Mon fils ! » s'exclama Fingolfin en ouvrant les bras. « Ta venue est un tel plaisir. »

Turgon accepta avec soulagement une accolade cette fois traditionnelle, se souvenant du mauvais coup qu'il avait pris lors de sa dernière visite. Puis Fingolfin s'écarta. Son regard le balaya des pieds à la tête. « Tu portes encore du blanc. Pourquoi n'essayes-tu pas le bleu ? »

 

Le roi de Gondolin leva les yeux au ciel. La Blanche Dame des Noldor s'avança à son tour vers son père, et lui fit une révérence.

« Aredhel... » Fingolfin posa une main sur son épaule quand elle se redressa. « Tu es resplendissante. Et je vois que Turukáno t'influence toujours dans tes choix vestimentaires... »

« C'est mon propre choix ! » protesta la femme elfe. « Et j'aimerais qu'on me considère autrement que comme une sœur ou une fille, dont la première fonction est d'être jolie ! »

Pour toute réponse, Fingolfin lui tapa à nouveau sur l'épaule.

« Où est Findekáno ? » demanda alors Aredhel, agacée.

« Fingon ? » répondit son père. « Il accueille les arrivants d'Himlad. »

Car Turgon et Aredhel n'étaient pas les seuls à avoir fait long voyage pour la fête. Il y avait toute une délégation de Fëanoriens, à l'autre bout du champ des festivités, où des tribunes avaient déjà été montées.

« Tyelkormo ! » s'exclama Aredhel.

Elle s'élança vers son cousin.

« Surveille ta soeur », glissa Fingolfin à Turgon. « Il ne manquerait plus qu'elle et lui... »

Celegorm était accompagné d'un énorme chien gris, de la race des Chasseurs de Loups de Valinor. À côté de lui, le petit chien de Fingon faisait pâle figure.

« Que lui est-il arrivé ? » s'enquit le Fëanorien avec un sourire ironique. « On lui a coupé les pattes ? »

Le prince de Dor-Lómin fronça les sourcils.

« Bien sûr que non… » répondit-il. « C'est sa race, ils sont tous comme cela. »

Les deux elfes se retournèrent brusquement à l'arrivée d'Aredhel.

« Cousine ! » s'exclama Celegorm. « Je ne pensais pas te voir ici. Cela fait si longtemps… »

« Sœur... » dit Fingon.

« Frère... » répondit Aredhel. Puis elle avisa le petit chien fidèlement posté à la hauteur de ses mollets. « Mais qu'est-ce que c'est ? »

« C'est mon chien », expliqua Fingon.

« On peut chasser avec ? »

« Non. C'est un chien de berger. »

« Mais il est minuscule. Les moutons le mangeraient. »

Fingon était vexé.

« Comment va Maedhros ? » demanda-t-il tout de même.

« Oh, tu n'es pas au courant ? » dit Celegorm. « Il est venu avec moi... Il ne va pas tarder d'ailleurs. Ses gens s'étaient arrêtés au bord d'un bois. »

Le visage du fils de Fingolfin changea totalement d'expression.

« Vraiment ? Je pensais que tu venais avec Maglor... » dit-il, la voix voilée.

« Non, Nelyo a insisté pour le remplacer. Quand il a entendu dire que tu étais blessé... »

Le regard de Fingon se détourna des contreforts de Barad-Eithel, dévala la colline, se porta vers le sud du fleuve Sirion. Un groupe d'elfes aux étendards rouges marqués d'une étoile à huit branches longeait le fleuve.

De la neige mêlée à de la pluie commença à tomber – ce n'était pas rare à cette latitude, même au printemps.

Turgon avait essayé de se rapprocher discrètement, escorté de tout un bataillon de gardes et serviteurs – Penlodh était resté à Gondolin pour s'occuper des affaires courantes.

« Le petit chien ! » réalisa-t-il avec terreur, se souvenant de la conversation qu'il avait eue à Vinyamar avec son frère aîné, quelques années plus tôt.

Il n'aimait pas non plus la proximité physique qui s'était installée entre sa sœur et Celegorm. Elle était encore adolescente, en Valinor, qu'il l'emmenait avec lui dans ses chasses interminables, avec Curufin, Angrod et Aegnor. Quelle mauvaise influence.

« Turukáno ! » cria brusquement Fingon, qui l'avait repéré.

« Bon, il faut que j'aille me rafraîchir, mais pas sous cette pluie », déclara Celegorm.

« Oui, allons au château ! » s'exclama Aredhel.

Deux heures plus tard, ils étaient tous dans la grande salle de banquet du palais, se reposant après leur voyage.

« Il y a toujours autant de myrtilles au menu », observa Turgon.

« J'ai essayé de faire pousser des coings, au Dor-Lόmin, mais ça n'a pas marché », soupira Fingon.

« Quel est le problème avec les myrtilles ? » fit soudain la voix de Fingolfin.

Il venait d'entrer dans le hall, accompagné d'un nouvel arrivant : un elfe de très haute taille aux longs cheveux auburn, qui ressortaient sur ses fourrures et sa grande cape de voyage grise, trempée par de la neige fondue. Fingolfin le tenait par l'épaule, paternellement.

Fingon allait répondre quelque chose sur les myrtilles, mais il se tut en voyant Maedhros. Turgon le regarda. Les yeux de son frère aîné brillaient d'une lumière palpitante et comme retenue. On aurait dit qu'elle venait de loin, d'un très lointain endroit caché.

« Nelyo ! » s'exclama Celegorm, tandis qu'Huan accourait vers le fils aîné, la queue remuante. « Tu en as mis du temps… Tu t'es arrêté dans ce petit bois pour te soulager ? »

Maedhros rit, tout en flattant l'énorme chien de sa main gauche.

« Moi je ne fais pas semblant de prendre des bains pour ça. Passée est la pureté du fleuve Sirion... »

Celegorm parut bien prendre la moquerie. Fingolfin fronça les sourcils.

« Cela fait longtemps que nous ne nous étions pas vus », dit-il. « Combien d'années déjà ? »

« Une cinquantaine... » hasarda Maedhros.

Il se tourna vers Fingon. Le prince touchait nerveusement son gobelet métallique.

« Findekáno... » dit Maedhros, prononçant ce nom avec une grande douceur. « On m'a dit que tu étais blessé... »

« Je vais mieux », répondit Fingon. « Ne t'inquiète pas… »

« Turukáno, Irissë, mes plus secrets cousins ! » salua Maedhros.

Sa cousine lui fit signe d'approcher, et le fit asseoir à côté d'elle et Celegorm. Fingolfin s'en alla, après avoir précisé que Lalwen était actuellement en voyage aux Falas.

« Comment va ta main ? » demanda alors Aredhel à Maedhros.

« Hé bien, elle n'a toujours pas repoussé... » répondit l'elfe aux cheveux roux. « Mais j'ai une nouvelle prothèse, améliorée par Curufin. »

Il se tourna vers Fingon, qui se tenait de l'autre côté de la table. Ce dernier fixait des yeux la main en bois de son cousin, le regard vide.

« Je suis content de te revoir, mon ami », dit Maedhros.

Fingon redressa la tête, et ses pupilles se dilatèrent, quand son regard croisa celui de Maedhros.

« Moi aussi... »

« Il est bien plus énergique, d'habitude », pensa Turgon. « Qu'est-ce qui lui arrive ? » Le roi de Gondolin et de Nevrast osa poser la question : « Ta blessure est cicatrisée ? »

« Non, pas tout à fait... » avoua Fingon.

Deux échansons vinrent apporter du vin et de la liqueur de myrtilles. Les cousins se mirent à discuter de de leurs royaumes respectifs, et Aredhel partit faire le tour du château. Petit à petit, Fingon semblait se détendre. Une heure plus tard, Maedhros était venu s'asseoir à côté de lui.

Les deux amis discutaient gaiement, et Maedhros en vint à aborder la question de sa blessure. Il tenait à s'assurer que Fingon se reposait correctement.

« Mais non, ce n'est rien », répéta Fingon, tout guilleret, en posant sa liqueur de myrtilles. Il défit son surcot bleu et déboutonna sa belle tunique mauve : sous ses pectoraux sculptés, le bas de son abdomen était couvert par des bandages, qui cachaient une partie de ses muscles abdominaux. Maedhros balbutia quelque chose d'incompréhensible. Puis il regarda le bandage de plus près, les yeux soudain assombris.

« Cela te fait mal ? » demanda-t-il.

« Uniquement si je bouge... » répondit l'autre, l'air vaseux.

Turgon et Celegorm observaient la scène, mortifiés.

« Oh, j'ai oublié de te donner ton cadeau... » se souvint Maedhros.

« Merci pour la patte d'ours, au fait », dit Fingon en se reboutonnant.

Maedhros quitta la salle, puis revint quelques minutes plus tard, un grand paquet sous le bras.

« Qu'est-ce que c'est ? » demanda Fingon.

Le fils aîné de Fëanor défit le paquet.

« C'est un sanglier géant que j'ai tué lors d'une chasse… Il avait des défenses énormes. Je t'en ai ramené une... »

Lorsque Fingolfin revint dans le hall, il comprit qu'il s'était absenté trop longtemps. À la lumière des flambeaux, la silhouette de son neveu se dessinait en ombre chinoise sur l'un des murs du palais, pointant vers celle de son fils aîné une gigantesque protubérance.

« Prince Findekáno ! » s'exclama le roi. « Nos invités doivent se reposer pour les festivités. Irissë est déjà couchée. Va donc montrer leurs chambres à Tyelkormo et Turukáno. Je m'occupe de montrer la sienne à Nelyo. »

Les festivités débutèrent le lendemain matin.

 

III

 

En l'honneur des combattants qui avait repoussé l'attaque surprise de Morgoth sur Ard-Galen, le Grand Roi des Noldor fit donner, le jour suivant, un grand tournoi à Barad-Eithel, introduction à deux semaines de diverses réjouissances.

C'était une fête comme on en voyait peu, quand elle n'était pas organisée par le prince. Il y avait de la musique, des jongleurs, du vin et de la bonne chère. Le monarque lui-même avait revêtu ses habits de fête ; il était de bleu vêtu, comme souvent, mais de nombreux bijoux ornaient les vagues de ses cheveux sombres.

« L'Grand Roy Fingolfin, il a l'air plus jeune que l'roy Turgon son fils », fit à nouveau remarquer Belin, tandis qu'il roulait son maître à travers le champ des festivités.

« A chaque fois vous me le répétez ! » se plaignit Ecthelion.

« C'est parce qu'j'n'arrivons point t'à l'croire, Messire », répondit Belin.

Il était vrai que le visage de Fingolfin était sans rides, et ses joues encore pleines, tandis qu'un sillon s'était tracé entre les sourcils de son fils Turgon, après l'Helcaraxë, accompagné de fines lignes sur son front… Et ses joues avaient maigri, faisant saillir ses hautes pommettes.

« Père est comme la coque d'un navire peint au goudron », confia ce dernier à son frère aîné, dans la tribune officielle. « On dirait que tout glisse sur lui sans l'atteindre... »

Fingon sourit. Il avait précisément le même visage que son père, excepté que ses yeux étaient bleus seulement, et non bleu-gris. Les dorures qui ornaient ses grandes tresses faisaient encore davantage ressortir le bleu de ses iris, joyeux en comparaison de la teinte grise de celles de son père.

« Et ce regard… » poursuivit Turgon. « On dirait qu'il est impossible de le percer à jour. Mais lui, il ne vous rate pas. »

« C'est vrai... »

« D'ailleurs, je ne l'ai jamais vu pleurer. Je crois qu'il n'a jamais dû pleurer de toute sa vie... »

Il le regarda, le Grand Roi de tous les Noldor, fils de Finwë et d'Indis, assis à quelques mètres d'eux, sur un grand siège de bois. Une couronne de fleurs reposait maintenant sur les vagues de ses longs cheveux bruns, en raison des festivités, mais elles ne mettaient pas en péril sa prestance. Sur Fingolfin, même une fleur avait l'air virile.

« Je l'ai vu pleurer, une fois », dit alors Fingon. « En tout cas, il y avait de l'eau sur ses joues... »

« Quand Melkor a tué Grand-Père ? »

« Non, il pensait qu'il serait réincarné… C'était après que Mère lui ait dit qu'elle ne viendrait pas avec nous. »

« Ah ? »

« Oui, je crois qu'il ne s'attendait pas à ce que je me trouve là… Et… On aurait vraiment dit des larmes. »

Le visage de Turgon s'assombrit. Aurait-il dû rester lui aussi, ce soir ? Il serait près d'Anairë sa mère, avec Elenwë… Mais il avait été emporté par la curiosité et l'orgueil… Elenwë aussi.

« Il est peut-être plus sensible qu'il n'y paraît », ajouta Fingon. « Il écrit de la poésie, tu le savais ? »

« Lui ? Je n'ose pas imaginer ce que ça donne. »

Les ménestrels (et surtout son ménestrel, Hildor) aimaient à dire de Fingon qu'il était « fort comme les collines de pierres ». Si Fingon était fort comme les collines de pierres, Fingolfin, lui, l'était comme les montagnes. Il lui avait toujours fait cette impression, depuis qu'il était enfant : une montagne inaccessible. Mais son esprit, surtout, était semblable à une montagne : haut et impossible à briser, des fondations capables de soutenir tout un pays, tout un peuple. Combien de fois Fëanor avait-il été ébranlé, jusqu'à voir son esprit se fêler, se fendre, éclater ? Jamais rien n'avait entamé la force et la solidité de Fingolfin. Il les avait guidés dans la nuit et le froid, pendant des années, à travers le désert gelé, la glace broyeuse. Il avait survécu. Ils avaient survécu, nombreux, grâce à lui. Puis il avait fondé des nations, unis des peuples… par la seule force de son esprit. Tout ce qui existait autour d'eux en ce moment, y compris cette fête, n'aurait été sans lui et sa force morale, le roi plus fort que l'acier. Y'avait-il encore en lui une once d'humanité ?

 

IV

Après le concours de course du matin, et les agapes du midi, les membres de la famille royale regagnèrent la tribune, du moins presque tous. Fingon, son petit chien dans les bras, était assis entre son père et son frère cadet. Le spectacle de début d'après-midi serait une joute équestre.

« Pourquoi tu ne participes pas ? » s'étonna Turgon, qui savait à quel point son frère était bon cavalier.

« J'y ai participé, autrefois », avoua Fingon. « Mais je gagnais toujours, alors j'ai décidé de laisser ma place à d'autres. »

Le roi de Gondolin le soupçonna de se vanter sous couvert de modestie. À moins que cela soit sa blessure…. Il s'aperçut en le regardant qu'il y avait un problème avec son costume ; une manche de son élégant surcot en soie avait été comme décousue.

« Tu t'es accroché à un clou... » fit remarquer Turgon. Fingon ne sembla pas comprendre. Mais ils n'eurent pas le temps d'échanger davantage ; les trompettes avaient retenti. Arborant un air sévère et digne rappelant celui de leur père, les deux frères braquèrent leurs yeux sur le champ où allaient s'affronter les chevaliers.

Belin, de son côté, fut surpris par la violence des affrontements, comment les écus de bois étaient pulvérisés par les lances, et certains combattants jetés à terre par les chocs.

« Des fois il y a des morts », lui expliqua Ecthelion, ce qui ne contribua pas à rassurer Belin, qui était inhabituellement pâle.

Le chevalier le plus grand et le plus fort de tous montait un gigantesque chevalier gris, et dissimulait son visage sous un masque d'argent. Il se faisait appeler « Le Chevalier à la Main Gauche », car il tenait sa lance par cette main.

« Il est ambigu », commenta Belin.

« Ah bon ? C'est vrai qu'il cache son visage. »

Belin se gratta le menton.

« Non, je voulais dire qu'il sait se servir de ses deux mains, Messire. »

Ecthelion fronça les sourcils, et considéra son écuyer avec incompréhension.

« Hourra ! » cria le public autour d'eux.

Un par un, le Chevalier à la Main Gauche désarçonnait ses adversaires. Et à chaque victoire, il faisait un tour de champ, une étoffe de soie bleu clair accrochée à la hampe de sa lance, pour recueillir les applaudissements de la foule.

« Je me demande qui est ce mystérieux Chevalier à la Main Gauche », dit Fingon.

« Evidemment », déclara Fingolfin d'une voix glaciale. « Rassure-moi, ce n'est pas ta manche qui flotte au bout de sa lance ? »

Fingon sourit.

« Il me l'avait demandée… Je ne pouvais pas lui refuser... »

Bientôt, le mystérieux Chevalier à la Main-Gauche fut déclaré vainqueur. Il mit pied à terre, flatta son cheval, et s'avança vers la tribune. Fingolfin se leva, solennel, tandis que des enfants venaient donner fleurs et argent au vainqueur.

« Chevalier, vous avez remporté le prix. Que les Puissances de la Terre et du Destin continuent à vous être favorables. Y a-t-il une dame ici présente que vous souhaiteriez favoriser ? »

Un frisson de murmures féminins parcourut l'assistance. Le chevalier anonyme releva la partie inférieure de son masque, qui était amovible, dévoilant une mâchoire légèrement piquetée de taches de rousseur.

« Aucune dame, Majesté, mais je souhaiterais honorer le plus grand héros du Beleriand, qui m'aurait sûrement vaincu si j'avais dû l'affronter. »

Il désignait Fingon. Le vaillant prince sembla à la fois surpris et touché. Le chevalier mystérieux s'approcha de lui, et lui tendit la gerbe de fleurs.

« Quel beau geste », approuva Ecthelion en hochant la tête. « Ça aurait été un gâchis de la donner à une fille. »

 

A la joute succéda un tournoi ; une trentaine de chevaliers se battaient les uns contre les autres, sans monture. Le Chevalier à la Main Gauche ne participait pas, cette fois. Mais il y avait la Dame de la Source.

« Quel dommage que je ne puisse pas participer, avec mes jambes ! », soupira Ecthelion.

« J'ai parié sur votr' tante, Messire », dit Belin.

A la tribune royale, Celegorm, qui ne participait pas non plus, observait la scène, fier comme un lévrier. Il fut bientôt rejoint par son frère aîné.

« Heureusement que tu as gagné », dit Celegorm à Maedhros. « Caranthir m'avait demandé de miser trois mille fingolfins d'or sur toi. Il serait mort de rage s'il les avait perdus. »

Maedhros rit, puis il jeta un regard discret vers sa gauche : à la tribune, après son frère, et Fingolfin, il y avait Fingon, puis Turgon et Aredhel. Il sourit à Fingon. Fingon répondit à son sourire, le bouquet de fleurs toujours entre ses mains.

Les combattants blessés et ne pouvant plus se battre étaient évacués du champ de bataille figuré. Au bout de trois quarts d'heure, ils n'étaient plus que dix. Maica, dont l'écu était orné d'un symbole de fontaine, était parmi eux. Il y avait aussi Mîrdolen, seigneur de la Tulipe Ecarlate, Hérahesto des Hauts-Pins, qui avait perdu contre le Chevalier à la Main Gauche, et le Sinda Gildin, tout de gris vêtu, dont le blason était un épervier. Hérahesto et Mîrdolen furent vaincus par un autre seigneur elfe, tandis que Maica désarma Gildin d'un coup d 'épée, avant de manifestement lui casser un bras.

« Quelle femme puissante ! » s'exclama Aredhel en applaudissant.

Fingolfin eut l'air agacé. L'arène continua à s'éclaircir. A la fin, il n'y eut plus que la Dame de la Source et Ivren Sombre-Étoile.

Les deux combattants restants se firent face dans l'arène, femme et homme, au milieu des débris laissés par les vaincus. Le seigneur de Sombre-Étoile était un elfe pâle, aux cheveux noirs et aux yeux cernés de khôl. Il était mince mais robuste. Son arme était une flamberge à l'éclat froid.

Aredhel se toucha la joue.

« Il est intéressant, ce chevalier de Sombre-Étoile », dit-elle.

Turgon se pencha vers Fingon et lui chuchota : « Je crois qu'elle aime ce type d'elfes... »

Le prince de Dor-Lómin ne put réprimer un sourire.

« Messire, cela ne me dit rien », déclara Belin, les yeux rivés sur la lame dentelée de Sombre-Étoile.

« Ne vous inquiétez pas », répondit Ecthelion, « elle n'est pas aiguisée. Et elle ne peut pas traverser l'armure. »

Belin n'avait pas l'air convaincu.

Maica avait toujours son casque, ce qui n'était pas le cas de son adversaire. Elle était rapide et ses coups étaient précis. Pour autant, elle ne négligeait pas la parade.

« Elle a un jeu équilibré », commenta Ecthelion.

« Oui Messire », constata aussi Belin.

Mais Ivren était plus fort, et contrer ses coups la fatiguait.

« Elle les pare au lieu de les éviter », dit Turgon à Fingon.

« Elle n'arrive pas à les éviter », corrigea Fingon. « Il est vraiment redoutable. »

On sentait qu'Aredhel était partagée, elle ne savait pas qui soutenir, entre la guerrière et le beau chevalier ténébreux.

La dite guerrière était tombée à genoux, reprenant son souffle. Le seigneur de Sombre-Étoile frappa un coup sur la protection en métal de son dos, avec sa flamberge.

« Faute ! » s'écria Ecthelion.

« Pourquoi est-ce que l'arbitre ne dit rien ? » grogna Belin.

Ils n'étaient pas les seuls à protester.

« Elle devrait en profiter pour lui mettre un coup où je pense », dit Ecthelion.

Sa tante se releva, et elle tenta de frapper Sombre-Étoile à l'épaule, mais ce dernier esquiva l'attaque.

« Quand il se bat, on dirait qu'il danse », déclara Belin, qui se souvenait de certains guerriers elfes qu'il avait vu combattre aux portes d'Angband.

Maica s'écroula ; Ivren semblait lui avoir porté un coup invisible, lorsqu'il avait paré son attaque.

« Elle a perdu... » soupira Ecthelion.

Sombre-Étoile brandit sa flamberge, triomphant. Des soigneurs vinrent s'occuper de son ancienne adversaire, et l'aidèrent à se relever. Une fois debout, elle jeta son épée à terre, et s'inclina devant le vainqueur.

« On devrait faire des tournois à Gondolin, aussi », déclara Ecthelion. « Je vais en parler au roi. »

« Il est là messire, dans la tribune. »

« Hein ?! »

De l'autre côté du champ, Turgon se dit qu'il avait une hallucination. Un instant, il avait cru voir Ecthelion et son écuyer… Alors qu'il y avait juste un jeune elfe aux longs cheveux noirs comme il y en a tant parmi les Noldor, assis à côté d'un elfe blond plus petit avec de la fourrure sur les joues… et qui lui faisait des signes ?!

« Mais arrêtez ! » dit Ecthelion à l'humain, qui s'était levé pour faire de grands coucous.

« Oui vous avez raison Messire, c'est le roy, c't'inapproprié. Mais j'estois tellement content de l'voir ici parmi nous, après tout c'temps qui est passé. »

Ce n'était pas le cas du roi de Gondolin...

« C'est pas vrai », pensa Turgon horrifié. « Moi qui étais si tranquille jusqu'ici… Dieu sait ce qu'ils sont capables de faire, encore ! »

Maica, qui était à peine passée derrière la barrière de bois, et avait ôté son heaume, avait la bouche grande ouverte.

Le Grand Roi des Noldor était descendu dans la lice, sans autre armure que ses vêtements d'apparat. L'un de ses serviteurs lui apporta Ringil, son épée.

« Qu'est-ce qu'il va faire ? » demanda Aredhel.

« Il va affronter le vainqueur », expliqua Fingon.

« Je vois… Il faut toujours qu'il trouve un moyen de montrer ses gros muscles », soupira Turgon.

« Il a bien raison ! », approuva Aredhel.

« Je suis content que Maica n'ait pas gagné, finalement », ajouta Fingon. « Ce pauvre Ivren, ce fut un plaisir de le connaître. »

« Qui est cette Maica ? » demanda Turgon, curieux.

« C'est son amoureuse », dit Aredhel.

« N'importe quoi… C'est juste une… collègue », répondit Fingon.

« C'est précisément ce que tu dirais si c'était ton amoureuse. »

« Ne l'écoute pas », dit Turgon à Fingon. « Elle, elle a un faible pour les elfes un peu louches. »

De l'autre côté du champ, Belin ne comprenait plus rien à rien.

« Messire, le Grand Roy est devenu fol, il veut s'battre sans armure ! »

Ils comprirent vite pourquoi. Sombre-Étoile avait beau attaquer Fingolfin encore et encore, le roi esquivait chacun de ses coups. Belin crut revoir Fingon sur le champ de bataille, mais sans nattes. La foule était en délire. Et alors que le pauvre Ivren commençait à fatiguer, et que son khôl coulait autour de ses yeux, Fingolfin brisa son bouclier en un seul coup d'épée, et plaça la pointe glacée de Ringil juste sous son menton. Le vainqueur était vaincu. Fingolfin rengaina son épée, releva son chevalier, puis jeta un rapide coup d'oeil à Celegorm, qui dans la tribune, était pâle et en sueur.

 

V

 

Le bon vin nous a rendu gais,
Chantons oublions nos peines, chantons !

 

En mangeant du gras jambon,

A ce flacon, faisons la guerre !

 

Quand je bois du vin clairet,

Ami tout tourne,

tourne, tourne, tourne...

Aussi désormais je bois

Lindon ou Vertbois.

 

Chantons et buvons :

À ce flacon faisons la guerre !

Chantons et buvons

Mes amis ; buvons donc !

 

Le deuxième jour, un banquet eut lieu dans toute la citadelle et sur le champ des festivités. Jusqu'à tôt le matin, et jusqu'à tard le soir, on festoya gaiement, de vin, de victuailles, et de chansons.

Se déplaçant seul, le Grand Roi allait d'un convive à l'autre. Ainsi, il félicita le jeune chevalier de la Fontaine d'Argent, alors cloué en fauteuil roulant, et roulé ici et là devant les différentes tables du banquet par son écuyer humain.

« Soyez remercié pour votre service, Seigneur de la Fontaine. Et cela s'applique également à votre écuyer, Belin le Brave. »

Ecthelion était plus fier qu'il ne l'avait jamais été ; quand à Belin, il était rouge de timidité, devant le Grand Roi.

« Ses cheveux sont très beaux », dit alors Fingolfin à Ecthelion.

« Vous trouvez aussi ? » répondit Ecthelion, l'air heureux.

« Il semble également de bon secours au combat », chuchota ensuite le fils de Finwë. « J'ai entendu dire qu'on trouvait ses semblables à l'Est… J'ai lu des livres à ce sujet… Mais je n'en avais jamais vu devant moi en chair et en os. »

Il se permit de toucher le bout rond de l'oreille de l'humain.

« Intéressant. »

Belin baissait les yeux. Fingolfin partit, sa longue cape bleue flottant dans la brise de printemps.

« C't'un bien beau roi », commenta l'humain.

Ecthelion avait pris un air solennel. Mais cela ne dura pas.

« Oh, regardez, un cordier ! »

Il se dirigea vers l'étal de l'artisan, qui vendait toutes sortes de cordes, présentées séparément, ou en amas. Belin se mit la main dans la bouche.

« Vous allez bien ? »

Mais l'humain pleurait.

« Belin ! »

Fingolfin était déjà loin. Après avoir félicité le Chevalier de la Fontaine et son fidèle écuyer, le roi des Noldor se dirigea vers la Dame de la Source, qui n'était plus en armure, mais était reconnaissable de loin à ses cheveux argentés et à la dague qu'elle portait toujours à la ceinture.

« Seigneur de la Source », dit Fingolfin.

La femme-elfe se prosterna. Le roi demeura immobile, et impassible.

« Une fois encore, nous devons vous féliciter pour votre bravoure au combat. Et bien plus qu'à ce tournoi : sur le véritable champ de bataille. »

« Je n'ai fait que mon devoir, Majesté », répondit la femme-elfe, les yeux rivés au sol.

« Et votre devoir a été fort bien fait. »

La femme se releva, mais il y eut comme un éclat blanc près de son genou. Quelque chose était tombé sur le sol. Les sourcils du roi se froncèrent. Il se baissa pour ramasser l'objet. C'était un oiseau de papier. Ou plutôt un oiseau peint sur un papier, très réaliste.

« Qu'est-ce que…? Est-ce à vous ? »

« Oui. Il a dû tomber quand je me suis baissée. »

Fingolfin lui redonna ; elle le rangea dans la poche intérieure de son surcot.

« Je dois confesser ma curiosité... », dit le roi.

« C'est un souvenir », dit Maica. « Ou plutôt, un rappel. »

Elle s'assura que personne ne les écoutait avant de poursuivre.

« Quand j'ai intégré l'armée… J'étais jeune, tendre et faible. Alors j'ai fait fabriquer plusieurs de ces cibles, avec lesquelles je m'entraînais au tir à l'arc. Mais ce n'était qu'une première étape. J'étais consciente que ce n'était pas suffisant. Je suis allée voir les paysans et les bouchers, pour les aider à découper les bêtes mortes. »

Au milieu de son visage sans émotion et sans âge, les yeux bleus du roi luire un bref instant.

« Ensuite, j'ai chassé : des oiseaux vivants, des cerfs, des daims. Je leur ôtai la vie pour les rapporter aux tentes communes. Puis j'ai connu mes premiers combats, et les batailles. J'ai toujours gardé cet oiseau sur moi, pour me rappeler… Pour me rappeler que lorsque le moment advenait, je devais faire ce qui devait être fait. »

Comme par réflexe inconscient, le regard de Fingolfin se tourna vers son fils Fingon, qui était en train de discuter avec Maedhros.

« Un tel récit inspire sans doute la moquerie », dit alors la femme-elfe.

« Non, pas du tout. J'ai en horreur la violence et le sang. Mais la sagesse nous intime parfois d'être dur et sans pitié. »

 

Le bal

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Chapitre 8 : Le bal

 

 

« Qu'est-ce que vous avez Belin, pourquoi pleurez-vous ? » demandait Ecthelion, le visage inquiet.

« Rien messire », répondit l'humain en séchant ses larmes.

L'elfe l'incita à s'asseoir sur une pierre.

« C'est d'avoir parlé au roi ? »

« Non c'est le temps d'ici, j'pense… J'n'y suis point t'habitué. »

« C'est vrai qu'à Gondolin il y a un micro-climat, c'est dans une cuvette. Et puis il y a beaucoup trop de gens dans cette fête. »

Il essaya tant bien que mal de se rapprocher de lui avec son fauteuil. Belin avait les yeux rouges, et il regardait obstinément devant lui. Ecthelion posa sa main sur son avant-bras couvert de poils dorés. L'écuyer en tourna la tête, plongea ses yeux dans ceux de son maître.

« Messire... »

« Belin... »

« Lune et Soleil ! » dit une voix féminine.

Les deux comparses regardèrent qui s'adressaient à eux : c'était la tante d'Ecthelion.

« Je ne voudrais pas vous déranger, mais je viens de demander au roi si vous pouviez avoir une chambre au palais, durant les fêtes, plutôt que de loger dans la maison de guérison. »

« Et qu'est-ce qu'il a répondu ? »

« Hé bien il a dit oui, sinon je ne t'en parlerais pas. »

« Cela tombe bien, Belin a besoin de se reposer. »

« Qu'est-ce qu'il a ? » demanda Maica, en voyant qu'il avait les yeux rouges et mouillés.

« Une allergie », dit Ecthelion.

 

* * *

Vers le milieu de l'après-midi, Maedhros et Fingon prirent congé eux aussi et allèrent s'enfermer dans une chambre.

Soupçonneux, Turgon les suivit. Une fois parvenu devant la porte, il s'accroupit, fourra sa main dans une poche interne de sa grande robe royale, et en sortit un cornet, qu'il posa contre le bois, pour écouter. Cependant, le timbre des voix n'était pas clairement discernable.

« Ton frère est bizarre », fut la première chose qu'il entendit, sans parvenir à en identifier le locuteur. « Tout à l'heure, j'avais l'impression qu'il m'observait. »

Puis des bruits de pas, de conversations indistinctes, qui devenaient parfois plus claires.

« Nelyo voyons, tu ne peux pas m'offrir l'Elessar de ton père. »

Il y eut un juron étouffé. Mais celui-ci ne venait pas de derrière la porte. Turgon leva les yeux : devant lui, accroupi lui aussi, et l'oreille également appuyée contre la porte, se trouvait un elfe aux cheveux châtain clair – bien que Turgon les aurait certainement qualifiés de blonds.

Celegorm...

« Toi ici ! »

« Toi aussi ? »

« Mais qu'est-ce que tu fais là ? », siffla Turgon.

« À ton avis ! »

« Tu as des soupçons, comme moi ? »

« Bien sûr. Tu crois que je suis aveugle ? » répondit Celegorm. « Cette dévotion inconditionnelle l'un pour l'autre, cette tension sexuelle à couper au couteau... »

« Je sais, je sais... »

« Cela dit, ce doit être encore plus dur à supporter pour toi », murmura Celegorm avec un petit sourire mesquin.

« Pourquoi ça ? »

« De savoir que ton frère aîné se fait... fourbir... par le mien... »

Le visage de Turgon s'empourpra.

« Mais qui... qui... qui... quiqui te dit que c'est pas mon frère qui fait l'homme ? » balbutia-t-il.

Il était piqué dans sa fierté, mais à cause de la possession du petit chien, il n'était pas très convaincu lui-même.

« Allons, on sait tous que c'est le mien. »

« Et pourquoi donc ? » répliqua Turgon d'une voix mal assurée.

« Parce que mon frère ne portait pas des robes de petite fille quand il était petit ! »

« Ni le mien. »

« C'est de notoriété publique ! »

« Et alors. Ce n'est pas scandaleux pour un petit enfant que de vouloir porter des vêtements confortables. »

« Mais je rêve ! De toute façon il suffit de les regarder. Nelyo pèse vingt kilos de plus que lui. »

« Ça ce n'est pas sûr, Fingon est plus épais ! »

« Vingt kilos avec une main en moins ! »

« Et qui a sauvé ton frère quand il était prisonnier comme une demoiselle en détresse ? Mon frère ! Avec ses gros pectoraux ! »

« Allons... Ton frère est une chochotte, qui porte de la dentelle sous ses tuniques ! »

« Répète ça ?!! »

« ...Qui porte de la dentelle sous ses tuniques ? »

La phrase avait en effet été répétée, mais sous la forme d'une interrogation glaciale, et pas par Turgon.

Les deux espions d'un jour levèrent la tête.

Pour reconnaître Maedhros, qui les toisait avec un regard froid, et une bouche amusée.

« Personne », répondit Celegorm.

Le haut de la tête de Fingon parut au-dessus de l'épaule de Maedhros.

« Que faisiez-vous accroupis derrière cette porte ? »

« Hé bien... nous... »

« J'en ai assez entendu », déclara Maedhros. « Tyelkormo, je t'avais prévenu. »

Il attrapa son frère cadet par l'oreille, et le tira jusqu'au fond du couloir, pour le jeter dans l'escalier.

« Je l'referai plus Nelyo ! Je serai très sage ! » entendit Turgon.

« Hors de ma vue ! Et tu seras privé de dessert, quand tu viendras à Himring ! »

Mais Fingon couvait Turgon d'un regard sévère. Le roi de Gondolin et de Nevrast se redressa.

« Je dois aller voir Idril », dit-il, très noblement.

Puis comme si de rien n'était, il tourna les talons.

Les deux aînés se trouvèrent enfin seuls, sans oreilles indiscrètes. Mais Maedhros fronçait les sourcils.

« Il y a quelque chose qui me chiffonne... »

« Oui, Idril n'est pas venue avec lui... »

« Non… Tu portes de la dentelle sous tes tuniques ? »

« Bien sûr que non ! » protesta Fingon avec véhémence.

Ils s'assirent pour terminer de boire leurs infusions, et discutèrent des dernières attaques venant d'Angband. À un moment, Maedhros reprit l'Elessar que Fingon avait posée sur la table. C'était une broche en argent sertie d'une émeraude représentant un aigle, une création de Fëanor, du temps des Deux Arbres.

« Elle possède des pouvoirs curatifs », dit Maedhros. « Tu en as plus besoin que moi. »

Il l'agrafa d'autorité sur la tunique de son cousin, mais péniblement, en s'aidant de sa prothèse.

« Nelyo... »

« Tu dois faire attention à toi Findekáno… Tu t'occupes des autres, mais tu ne fais jamais attention à toi. »

La broche accrochée, il posa sa main gauche sur la joue de Fingon. Les yeux bleus d'Astaldo se mirent à briller intensément sous ses épais sourcils noirs, ressortant sur sa peau pâle. Puis Maedhros laissa descendre le bout de ses doigts le long de la mâchoire si masculine.

« Je... » commença Maedhros.

Mais des voix provenant du couloir l'interrompirent dans sa phrase.

« Messire, vous auriez pu faire attention. »

« J'ai mal négocié mon virage. C'est Turgon aussi, il m'est rentré dedans ! »

« C'est honteux ! Vous ne devriez pas parler de votre souverain de cette manière. »

« Mais c'est Messire, ce n'est point moi. »

Fingon ouvrit la porte.

« Qu'est-il arrivé à Turgon ? »

Belin se prosterna en apercevant Fingon.

« Gentil Prince, Messire a roulé sur le pied de vostre frère. »

« Hé ! » protesta Ecthelion.

« Mais c'est la vérité », dit Maica.

« Je ne l'ai pas fait exprès, d'abord ! »

« Bon », dit Fingon. « Maica, où est Turgon ? »

« Des valets l'ont emmené se faire soigner. »

Maedhros eut une expression étrange, en avisant la femme-elfe que Fingon appelait par son prénom.

« Tu ne nous as pas présentés ? » dit-il soudain à son cousin.

« Oh... Voici Maica, la dame de la Source, que tu as sans doute vue au tournoi. Et Maica, voici Maedhros, mon cousin, souverain d'Himring. »

« Madame » dit-il en souriant, ses longs cils roux semblant s'allonger.

Il se pencha pour lui baiser la main. Fingon détourna la tête brusquement. Maica restait silencieuse, la bouche entrouverte.

« Il me semble vous avoir déjà vue il y a longtemps », reprit Maedhros.

Belin et Ecthelion, quant à eux, regardaient Maedhros comme si un héros d'épopée venait de sortir d'un livre pour venir exister dans le monde réel. Leurs yeux se posèrent sur ses cheveux, châtain foncé aux reflets cuivrés, sur ses yeux gris, pareils à ceux de son père disait-on, sur ses élégants vêtements de couleur rouge, couleur de sa maison, et sur sa main droite : une main de bois articulée.

« Le jeune Ecthelion de la Fontaine, chevalier de mon frère », présenta Fingon. « Et toujours l'accompagne dans ses aventures Belin le Brave, son écuyer humain. »

« Mes salutations » dit Maedhros. « J'ai vu un certain nombre d'humains à l'Est, mais aucun n'avait les cheveux blonds jusqu'à présent. »

Ecthelion n'osait plus parler. Lui et Belin détaillaient l'elfe roux comme s'ils essayaient de « boire » son image.

« Findekáno, je leur montre leur chambre », dit alors Maica pour rompre le silence. 

« Et moi je vais aller voir comment va mon frère », dit Fingon. « Nelyo, je suis désolé. Il faut que j'y aille. »

« Oh, bien sûr… »

Le fils aîné de Fëanor regardait la tante d'Ecthelion avec un air inquiet.

 

* * *

 

Le lendemain, il y eut un concours de tir à l'arc, durant lequel Aredhel se distingua, à la grande fierté de Fingon et Celegorm. Et le soir venu, Fingolfin fit donner un grand bal au château.

Meril Limwen, jeune aristocrate d'ascendance sindarine, et fille unique de Gildin, Seigneur de l'Épervier, s'était préparée longuement avant de s'y rendre. Après un bain parfumé au lait et aux pétales de roses, ses servantes avaient brossé et tressé ses long cheveux châtain foncé. Elle avait ensuite revêtu une robe de soie bleue ornée de dentelle fine, et s'était coiffée d'une grande épingle d'orfèvrerie ornée de plumes d'autruches. Enfin, pour faire ressortir ses grands yeux verts en formes d'amandes, elle avait enduit ses lèvres de mûre écrasée.

« Ilúvatar ! Comme vous êtes belle, ce soir », ne put s'empêcher de dire Orodreth, son meilleur ami, toujours affublé de ces étranges collants moulants et de cette terrible coiffure à frange.

« Vous avez mis vos habits de fête, vous aussi », répondit-elle.

Orodreth avait effectivement choisi ses poulaines les plus pointues, pensant que cela le rendrait plus attirant et compenserait son défaut de musculature. Il avait aussi demandé à son domestique de lisser sa frange avec un fer chaud et gonfler ses cheveux coupés au carré. Un parfum aux notes capiteuses était venu relever le tout.

« C'est une occasion spéciale », expliqua-t-il.

Le bal était donné dans toutes les grandes salles du rez-de-chaussée. Il y avait plusieurs orchestres, de musiciens Sindar et Noldor. À l'exception de la table du roi, située à l'extrémité du grand hall, devant le trône, on trouvait ici et là des comptoirs de boissons et nourriture. Un va-et-vient constant de serviteurs tournait en provenance des cuisines. On les reconnaissait à la sobriété de leurs vêtements, et au fait qu'il portait des plats et de grandes bouteilles de verre rondes.

« Messire, je n'ai jamais vu autant de belles femmes-fées », déclara Belin, qui ne savait plus où donner de la tête.

« Ah bon, vous trouvez ? »

L'humain s'était rasé de près, et Ecthelion avait tressé ses cheveux. Il portait fièrement son pendentif en forme d'arbre d'or par-dessus une tunique blanche toute neuve.

Meril vint dans le grand hall au bras de son père Gildin, un elfe de haute taille aux yeux couleur d'émeraude, dont les très longs cheveux châtain clair descendaient jusqu'à ses genoux, en grandes ondulations. Ecthelion ne put s'empêcher d'admirer de tels cheveux et de tels yeux. Gildin vint saluer Maica, puis il déposa sa jeune fille près d'un groupe de drageoirs ouverts, avant de s'éclipser. Meril prit une guimauve, puis tourna son regard vers la table du roi : s'y trouvait Fingolfin, sa fille Aredhel, et son fils Turgon, le pied droit enveloppé d'un énorme plâtre.

« Je me demande où est le Vaillant Prince... » pensa-t-elle.

Le chevalier en fauteuil roulant qui se trouvait à côté d'elle prit trois guimauves à la fois, à sa grande horreur.

« Ché trop chucré », dit-il.

« Essayez ce petit gâteau au miel, Messire », dit l'elfe blond de petite taille qui l'accompagnait.

Et il se mit à regarder Meril avec des yeux de merlan frit.

« Elle est bien belle », murmura-t-il à Orodreth.

« C'est Elle ! » chuchota ce dernier à Belin.

Il le prit à part.

« Elle ? »

« Meril Limwen ! La dame dont je vous vais parlé, et pour laquelle j'éprouve de tendres sentiments, sans espoir de retour... »

« Ah ! Je ne savais point. Mais j'espère qu'vous allez réussir », dit-il. « Même si le Prince Fingon est très fort et bien bel elfe. »

À la table royale, Turgon avait l'air plus blasé que jamais.

« Pourquoi te mets-tu toujours dans ce type de situation ? » s'interrogea Fingolfin.

« Mais ce n'est pas moi ! C'est quand même fou... »

« Peut-être que tu ne fais pas preuve de suffisamment d'autorité avec tes subordonnés. Tu dois leur montrer qui est le maître. »

« Attendez que les pièces-montées arrivent, vous allez comprendre. »

Fingolfin ne pouvait comprendre l'allusion... Il reprit :

« Et Egalmoth, es-tu parvenu à lui serrer la vis ? »

« Bien sûr. »

Fingolfin poussa un soupir. Les soupirs de Fingolfin étaient le son le plus désagréable sur terre, juste après celui du marteau de Morgoth.

« Turukáno… »

« Oui Père. »

« Je m'inquiète pour toi. »

À ces mots, il lui tendit une écrevisse.

« Quoi ? »

« Hé bien mange. »

Le roi de Gondolin avait l'horrible sentiment de retourner en enfance. Il se mit en devoir de manger son écrevisse.

« Ce qu'il faut avoir », reprit Fingolfin, « c'est une main de fer, dans un gant de velours. Et non l'inverse. »

L'écrevisse semblait de plus en plus écoeurante.

« J'ai appris cela de mon propre père. Quand j'étais enfant, à Tirion… Une fois, je suis tombé de cheval. J'avais plusieurs os cassés, la douleur était atroce. Mère est venue à mon chevet. Elle a fait appeler Finwë, mais il n'est pas venu. Sais-tu pourquoi ? »

« Non », répondit Turgon d'une voix éteinte.

« Il tenait une réunion importante au conseil. Et je l'ai admiré pour cela, quand ma mère me l'a dit. J'ai décidé que j'endurerai la douleur, et que je serai brave. Puis j'ai appris qu'il avait tout de même fait écourter le conseil, peu après. »

Fingolfin baissa les yeux. Il avait les mêmes longs cils noirs que Fingon.

« On lui avait apporté une missive envoyée par Fëanor. Il voulait lui montrer sa dernière création. Cela n'a pas plu aux membres du conseil. Et moi, par contraste, j'ai aussi compris ce que devait être un roi. Un souverain est l'esprit de la Nation, il doit être tout entier tourné vers l'intérêt général. Il doit être juste, et ferme. Sans complaisance avec lui-même, ou avec autrui. Il ne doit favoriser personne, même pas l'un de ses fils. »

« Vraiment ? C'est Nienna qui se moque de la charité », dit soudain Turgon.

« Pourquoi dis-tu cela ? », demanda Fingolfin.

« Tu te plains que Finwë préférait son fils aîné, mais tu fais exactement la même chose », répondit l'autre d'une voix amère.

« Au contraire... Je n'ai jamais fait cela. »

« Allons ! Depuis que je suis né, je ne cesse de t'entendre dire que Fingon est "spécial", qu'il est si spécial que tu veux "toujours pouvoir l'avoir sous les yeux" ! » s'énerva Turgon, en agitant son écrevisse.

« Mais c'est vrai », répondit Fingolfin, au grand désarroi de Turgon. « Ton frère est spécial. »

Il tourna son regard vers l'intéressé, alors occupé à discuter avec Maedhros, les nattes plus enrubannées que jamais.

Oui..., songea Fingolfin, très spécial.

 

* * *

 

« J'ai l'impression que tu es en colère contre moi », finit par dire Fingolfin.

« Il faut toujours que tu me critiques ! »

« Je ne te critique pas, je te donne des conseils… Lorsqu'on gouverne, on est entouré de flatteurs… Un roi a besoin d'un avis honnête… C'est inutile de faire semblant de ne pas voir l'araignée géante dans le champ de fleurs. »

Le visage de Turgon n'avait jamais été aussi décomposé. Mais tout décomposé qu'il était, il vit une des participantes au bal lui adresser un regard doux et brillant. Il fronça les sourcils.

« Et malgré le fait que ce chevalier de la Fontaine semble ne te porter absolument aucun respect... »

Turgon se resservit un verre de vin.

« Je dois reconnaître que lui et son écuyer ont fait un certain effet sur Ard-Galen. Celui qui t'a roulé sur les pieds, a sacrifié ses jambes au combat… Et quant à l'humain qu'il accompagne, il s'est distingué par une action d'éclat. Un grand courage, si tu veux mon avis, pour une vie de si courte durée. »

Turgon faillit avaler son vin de travers ; une autre danseuse lui jetait un regard suggestif. Le fils de Fingolfin se frotta les yeux.

« Quoi ? Ça ne te fait pas plaisir, ce que je te dis ? Tu ne vas pas pleurer, tout de même... »

« Non Père… Mais il y a quelque chose que je ne comprends pas… Pourquoi toutes ces femmes me regardent en battant des cils ? »

« Hé bien, tu es roi… C'est ce que certains considèrent comme un bon parti », expliqua Fingolfin.

« Mais… Je suis marié à Elenwë... »

« Cela doit se savoir que tu es veuf. »

Turgon en resta interdit.

« C'est amusant », fit alors remarquer Fingolfin, sans avoir l'air amusé, « d'habitude, elles regardent ton frère… Un vrai aimant à jouvencelles. »

Les yeux de Turgon se fermèrent à moitié d'accablement. Le visage d'Elenwë apparut alors devant lui... Mais il fut surpris, car il était réellement devant lui.

« Majesté », dit l'un de ses serviteurs, qui avaient été soigneusement choisis et instruits par Penlodh, « Considérez ce portrait de votre défunte épouse, que nous avons fait peindre par un artiste local. »

« Oh, merci mon bon… Quelle bonne idée ! » s'exclama Turgon en prenant le portrait avec lui. « Il est vraiment ressemblant », dit-il à son père, en lui montrant.

Cette fois, Fingolfin avait vraiment l'air amusé, en regardant le digne serviteur.

* * *

Le bal battait son plein. Fingolfin avait quitté la table royale et s'approcha de son fils, alors occupé à déguster un verre de liqueur des Falas.

« Viens dans l'autre salle », dit le roi. « Il y a quelqu'un avec qui j'aimerais que tu danses. »

Fingon fronça les sourcils. Il savait ce que son père avait derrière la tête...

« Atar, j'ai déjà beaucoup dansé », répondit-il fermement.

« Allons », insista Fingolfin. « Je suis certain qu'elle va te plaire. »

« Je n'ai pas fini mon verre... », répondit Fingon. « Et je n'en ai pas envie, de toute façon. »

Le roi haussa les épaules.

« Je ne vais pas te forcer. Tu es le fils de ton père, après tout. »

Fingon sourit. D'un geste paternel, Fingolfin flatta de sa main la tête de ce fils qui lui ressemblait tant – n'étaient-ce les nattes.

« Oui, tu es le fils de ton père... », poursuivit le roi, souriant lui aussi. « Le fils à son papa... Qui vit toujours avec lui alors qu'il a plus de 500 ans... »

Son sourire se défit.

« Et qui n'est toujours pas marié ! », acheva-t-il sèchement.

L'air accablé, Fingon laissa son verre et se résolut à le suivre.

Dans l'autre salle, le Grand Roi des Noldor lui montra discrètement une grande femme rousse, une Sinda dont la peau pâle était couverte de taches de rousseur.

« Alors, comment la trouves-tu ? »

« Elle est ... très jolie. »

Pourquoi toutes les femmes que son père lui présentait étaient-elles rousses, ou châtain cuivré ?

« Je savais qu'elle te plairait ! » conclut Fingolfin, satisfait. « C'est tout à fait ton type. »

 

 

* * *

 

« Eru », soupira Meril. « Regardez avec qui Il danse ! Quelle jolie femme... »

« Elle n'est pas aussi jolie que vous », la rassura Orodreth.

« Elle est beaucoup plus grande, pourtant. Et elle au moins a des formes... Sans parler de sa chevelure. »

« Je ne la trouve pas si belle ! » s'exclama Orodreth. « Et puis, personne n'a des yeux comme les vôtres... »

« Vous êtes si gentil », dit Meril en lui prenant la main avec douceur. « J'ai tant de chance de vous avoir pour ami... »

 

Belin tapotait l'épaule d'Ecthelion, l'air complice. Ecthelion fronça les sourcils, ne semblant pas comprendre où il voulait en venir.

« Lune et Soleil ! » dit soudain la voix de Maica. « Vous venez pour danser ou pour manger ? »

« Moi je ne peux pas danser », répondit Ecthelion en montrant son fauteuil roulant.

« Je plaisantais… Je n'aime pas danser de toute façon. »

Ce fut à ce moment-là que l'orchestre sinda cessa sa gigue ; les musiciens noldor enchaînèrent avec une volte. Ecthelion, Belin, Maica, Orodreth, Meril… Tous regardaient Fingon, qui s'était avancé au centre du hall avec la jeune femme rousse que lui avait présentée Fingolfin.

Maedhros également. Il vida son verre, posa le gobelet de bronze sur l'une des tables, et s'avança vers le petit groupe, splendide dans ses vêtements de cour rouges. La main droite dissimulée dans son pourpoint, il tendit gracieusement la main gauche vers la tante d'Ecthelion. Et ce faisant, il tourna rapidement la tête vers Belin, et lui fit un clin d'oeil.

Ecthelion, qui connaissait les rumeurs le concernant lui et ses écuyers, entoura Belin de bras protecteurs.

« Madame », dit Maedhros à l'attention de Maica, baissant à demi ses longs cils, avec un sourire séducteur.

La femme-elfe ravala sa salive. Puis elle prit la main du Fëanorien.

« Je ne suis pas une bonne danseuse », dit-elle.

« Ce n'est pas grave. Moi oui. »

Et il l'était, en effet. Belin ne pensait pas qu'un homme de sa taille pouvait se mouvoir aussi gracieusement, sautiller avec tant d'aisance, et pourtant garder un maintien ferme, donner l'impression de totalement maîtriser sa partenaire de danse, dans les moments où il lui prenait la main ou la taille, la soulevait.

Le regard de Fingon s'était mis à luire étrangement en les voyant ensemble… Maedhros lui jeta un sourire, presque complice, ou narquois. Fingon baissa les yeux.

« Ma tante ne danse pas très bien », chuchota Ecthelion à Belin.

« Mais ça lui va, d'mettre des robes », répondit l'humain.

Maedhros regarda Fingon, par-dessus l'épaule de Maica, tandis qu'il faisait avec elle des pas symétriques. Fingon baissa les yeux à nouveau, prit le bras de sa partenaire, et la fit tourner avec lui lentement. Sans quitter son cousin des yeux, Maedhros fit alors de même : il prit Maica par le bras. Les paupières de Fingon clignèrent. Puis il releva la tête, et accrocha à nouveau le regard gris de Maedhros, qui brillait, les pupilles dilatées, tout le corps orienté vers lui. Les yeux de Fingon, sous ses sourcils décidés, se mirent à luire aussi.  

Au fond de la salle, à la table d'honneur, le grand roi des Noldor, qui observait la scène, avait le regard noir ; il murmura quelque chose à l'un de ses serviteurs.

Les deux couples tournoyaient maintenant au centre du hall, l'un autour de l'autre. Maedhros et Fingon se faisaient face, et comme leur compagne de danse était plus petite, c'était dans le visage de l'homme de l'autre couple que le regard de chacun se plongeait. Maedhros élevait la main gauche ; Fingon élevait la sienne. L'un s'inclinait, l'autre faisait de même. Maedhros souriait, Fingon souriait également, les yeux brillants.

Il avait l'air si heureux, et vivant, à ce moment-là, le vaillant prince ! Comme à Valinor jadis, sous les voûtes des vastes halles de Finwë…

Fingolfin se leva. Il parut hésiter, puis frappa dans ses mains. Les musiciens s'arrêtèrent, puis les danseurs. Fingon semblait avoir été réveillé brusquement.

« Il est temps d'admirer le numéro de nos jongleurs », déclara le Roi des Noldor, en arborant un air jovial.

Un serviteur se dirigea vers Fingon pour lui dire quelque chose à l'oreille, et il partit hors de la salle. Maedhros, le voyant s'éloigner, lui jetait des regards éperdus.

« Je crois que Maedhros a un faible pour ma tante », conclut Ecthelion de toute cette scène.

Cela le rassurait, il avait presque failli mal interpréter ce clin d'oeil envoyé à Belin.

* * *

Une demi-heure plus tard, le prince Fingon revint. Maedhros était parti. Apercevant Ecthelion, il se dirigea alors vers lui, et ce faisant, avisa la fille de Gildin, dont il avait déjà eu l'occasion d'admirer l'élégance par le passé.

« Des plumes d'autruches... », apprécia-t-il en examinant la coiffe de Meril. « C'est absolument ravissant. Vous êtes toujours vêtue de manière si charmante... »

La femme-elfe rougit.

Fingolfin, qui observait la scène de loin, avait retenu Turgon.

« Non, reste là. Tu lui parleras tout à l'heure... »

À présent, Fingon avait la tête baissée, les yeux fixés sur le décolleté de Meril.

« Eru a entendu mes prières ! », glapit le Roi des Noldor, en saisissant son fils cadet par le col. « Cela fait 400 ans que j'attends ce moment !!! »

Mais d'où il se trouvait, il ne pouvait entendre la voix de son aîné...

« Quelle merveilleuse dentelle », disait Fingon. « Vous devez me donner votre adresse, car je suis vert de jalousie ! »

 

 

Chapitre 9 : Pas de pitié pour les neveux

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Le retour de bal fut difficile pour Orodreth.

« Je n'existe pas, pour elle », geignit le fils d'Angrod. « Je ne suis qu'une oreille bonne à entendre le récit de son amour pour le Prince Fingon. »

« Pourquoi vous plaignez-vous à moi ? » répondit Ecthelion avec agacement. « Je vous avais pourtant prévenu de ne pas vous engager dans cette affaire, et de vous consacrer à la pratique des armes. Si vous n'aviez pas laissé cette situation exécrable s'installer dès le départ, vous n'en seriez pas là où vous en êtes aujourd'hui : une loque elfique, réduite à écouter les lamentos d'une midinette. »

« D'accord », rétorqua Orodreth, vexé. « Ma situation est peut-être difficile... Mais elle pourrait être pire. Par exemple, je pourrais être amoureux de mon écuyer. »

« Qui est amoureux de son écuyer ? » demanda Ecthelion.

 

* * *

 

Les jours suivants virent encore se dérouler des concours : concours musicaux (les plus importants de tous), concours d'art et d'artisanat divers, concours hippiques (on décernait le prix non au cavalier ou au propriétaire, mais au cheval lui-même). On disait que le plus rapide destrier était celui du roi, Rochallor, mais il ne le faisait pas concourir. Ecthelion tenta le concours de chant masculin et remporta le prix.

« J'aurais au moins pu faire celui-là ! » dit-il.

« Messire, vous allez être célèbre », dit Belin.

Le roi de Gondolin semblait moins agacé contre son chevalier, maintenant qu'il avait remporté le prestigieux grand prix de chant.

« Vous avez-vu, Père ? Mon chevalier de la Fontaine a remporté le prestigieux grand prix de chant. »

« Oui… ça ne m'étonne pas. Son père était un grand musicien, ici à Barad Eithel. Il a dû le former durant son enfance. »

Turgon demeura silencieux et immobile. Le Grand Roi des Noldor se tourna vers lui, fronçant ses sourcils pointus.

« Quoi ? J'ai encore dit quelque chose… ? »

« Non, rien. »

Son serviteur gondolinien lui tendit une tasse de tisane.

 

* * *

 

Trois jours plus tard, à l'aube, Maica faisait des exercices physiques à l'extérieur, quand elle vit passer Fingon, vêtu d'une simple veste verte et dorée par-dessus sa chemise de nuit, et d'un pantalon de couleur unie. Ses cheveux n'étaient pas tressés, sans nul ornement, et à peine peignés.

« Oh, mais tu es tout beau ce matin », ne put-elle s'empêcher de faire remarquer, sans ironie.

Il avait l'air de mauvaise humeur, ou mal réveillé, et ne lui répondit pas.

Elle vit qu'il rejoignait le bas de la route, là où était postées depuis quelques moments les deux délégations venues d'Himring et d'Himlad.

« Tu aurais pu me prévenir à l'avance », dit Fingon, quand il arriva sur les lieux.

« Je l'ai fait », dit Maedhros.

« Personne ne m'a rien dit pourtant. »

Maedhros eut l'air surpris.

« C'est étrange... »

« Et pourquoi pars-tu maintenant ? Je pensais que tu resterais au moins un mois ! »

« Je venais pour assister à la fête, et m'assurer que tu allais bien… J'ai l'impression que l'Elessar fait effet, n'est-ce-pas ? »

« Oui, mais… »

« Je ne peux pas laisser Maglor gérer la Brèche et Himring seul trop longtemps… »

« Un mois de plus, ça n'est pas grand chose », insista Fingon.

« Mais comme ça, tu seras obligé de venir me visiter chez moi... »

Fingon hocha la tête.

« J'ai vraiment été heureux d'avoir pu te revoir », ajouta Maedhros, les yeux mouillés. « Au revoir, mon cousin. »

Il le serra dans ses bras, puis l'embrassa juste au coin de la bouche, avant de s'éloigner. Fingon demeura immobile, se touchant l'endroit où Maedhros l'avait embrassé du bout des doigts.

Quand Maica vit repasser Fingon, elle aurait juré qu'il pleurait.

 

* * *

 

Fingon était résolu à visiter son cousin à son tour, les mois suivants, mais Fingolfin lui donnait toujours une nouvelle tâche à accomplir. L'hiver fut ensuite trop rude pour qu'il voyage. Au printemps suivant, il ne retourna pas au camp d'Ard-Galen, bien qu'il fût guéri, car cette charge avait été confiée à Mîrdolen. Il y avait de plus des problèmes dans ses propres terres, qu'il dut régler, et cela prit des mois. Puis Fingolfin l'envoya dans Ered Wethrin vérifier tous les bastions qui s'y trouvait. Et ainsi il fit tout le tour du carré d'Hithlum.

Il ne revit pas Maedhros avant de nombreuses années.

 

* * *

 

Les festivités terminées, Ecthelion et Belin devaient quitter leurs appartements au château. La Dame de la Source vint alors les haranguer, un cercle d'argent seigneurial ceignant le haut de sa tête et son interminable chevelure.

« Ecthelion, tu ne retourneras pas aux maisons de guérison », déclara la femme-elfe avec morgue. « Je vous invite à séjourner dans mon manoir. C'est à une trentaine de miles d'ici. Mettons-nous en route ! »

Quelques minutes plus tard, Ecthelion chuchotait dans l'oreille de Belin : « Pourquoi elle a un manoir et pas moi ? »

Elle fit embarquer Ecthelion dans une charrette, avec tout son équipement et ses bagages. Belin montait à cheval, ainsi que l'écuyer de Maica. Le cheval d'Ecthelion les suivait. Ils passèrent la porte Est de la ville à l'aube. La route était pavée de carrés hexagonaux, mais elle devint bientôt de la simple terre battue. Au bout d'une heure, ils passèrent un col, qui débouchait sur la grande plaine d'Hithlum. Elle était couverte d'herbe, comme Ard-Galen, mais aussi de fleurs. À leur gauche, ils pouvaient voir le grand lac Mithrim, au bord duquel avait été édifiée une ville, Ost-Mithrim.

« Comme c'est beau », dit Belin.

« Vous voyez ces montagnes, en face ? » dit la femme-elfe. « Derrière, il y a une autre plaine, le Dor-Lómin. C'est le fief du prince Fingon. »

« Je me souviens de ce paysage », dit Ecthelion.

Belin ne dit rien, mais il savait déjà tout cela, depuis qu'il avait appris à lire.

« Habituellement, il y a beaucoup de brouillard le matin, mais vous avez de la chance aujourd'hui. Cette ville, édifiée sur le bord nord, n'a pas toujours été là. Ce fut d'abord un campement, Fëanoriens d'un côté, et Fingolfiniens de l'autre. J'ai vécu dans ces tentes, durant mon adolescence. Maintenant, la plupart des Fëanoriens sont partis. »

Ils poursuivirent leur chemin vers la droite, sur la route du nord qui longeait les Montagnes Ombreuses. Belin remarqua qu'il semblait avoir gelé pendant la nuit. La pause méridienne passa, puis la moitié de l'après-midi.

« On arrive bientôt ? » demandèrent Belin et Ecthelion à la femme-elfe.

« Ce soir, si tout va bien... »

Elle se mit à chanter. Sa voix était toujours étonnamment aiguë.

 

Ce que j'aime par-dessus tout

C'est galoper dans les plaines

Mère, je ne veux pas d'époux

Pour étancher ma peine

 

Ce que j'aime par-dessus tout

C'est la caresse du vent

Mère, je ne veux pas d'amant...

Seulement le souffle du vent

 

Dans sa charrette, Ecthelion s'était emmitouflé dans une couverture. Il ferma les yeux.

« Elle chante bien », commenta Belin. « Mais pas aussi bien que vous, Messire. »

« J'entends tout ! »

 

* * *

 

Les heures passèrent. Il faisait de plus en plus froid. La nuit tombée, ils parvinrent à un carrefour.

« C'est à droite », indiqua la Dame de la Source.

« Oui, je connais cet endroit », pensa à nouveau Ecthelion.

Mais dans sa mémoire, il n'y avait pas de corbeaux – ni ce qui servait de panneau indicateur : un grand poteau de bois auquel était fixée une poutre, en équerre. Une corde était attachée à la poutre. Au bout de cette corde, quelque chose de volumineux se balançait.

« Qu'est-ce que c'est ? » demanda Belin.

« Un gibet », répondit Maica, en poursuivant sur la route montante.

Sans descendre de son cheval, Belin s'approcha du gibet. Un orque en armure y était pendu, son corps déjà en parti pourri. Ses orbites étaient vides. L'humain détourna les yeux, comme si cette vue le blessait. Des corbeaux vinrent se poser en haut de la potence, croassant.

Ecthelion regardait la construction en fronçant les sourcils.

Ils montèrent la route, qui menait à un petit château, possédant néanmoins des défenses imposantes. On devinait qu'il devait pouvoir servir de fortin de repli en cas de prise de Barad-Eithel.

« C'est ma maison ! » s'exclama Ecthelion. « C'est là que j'ai grandi... »

« Hé bien oui », répondit sa tante. « Où voulais-tu que cela soit ? »

Ecthelion eut l'air plus ému encore, quand il pénétra dans le hall. Des domestiques s'avancèrent, mais il ne reconnut pas le régisseur, qui était une femme.

« L'ancien régisseur est parti vivre à Tol-Sirion », expliqua Maica, buvant la coupe que lui tendait la régisseuse, qui s'avança ensuite vers Ecthelion.

Belin s'arrêta devant le portrait d'un homme qui ressemblait beaucoup à son maître. Il y avait aussi une grande tapisserie, qui représentait Fëanor, entouré d'elfes tenant des flambeaux, et tendant le poing. Une autre représentait Fingolfin menant un cortège arrivant en Beleriand ; le soleil nouveau brillait au-dessus de sa tête et des fleurs éclosaient sous ses pieds.

« Guidez mon neveu Ecthelion de la Fontaine vers sa chambre. Il a été blessé au combat et ne peut plus se servir de ses jambes pour le moment. »

Belin décida de l'accompagner. La chambre était à l'étage, deux serviteurs le portèrent, tandis que l'écuyer s'occupait de la chaise roulante.

Quand Ecthelion entra dans la chambre, il ne put s'empêcher de pousser un cri. Tout était semblable à celle qu'il occupait étant enfant : le lit, les meubles, les rideaux, les tapis…

« C'est ma chambre… Quand j'étais petit... »

« Vraiment Messire ? » répondit Belin.

L'humain se permit d'aller regarder dans le coffre à vêtements ; il en sortit une petite tunique blanche à motifs floraux.

« Oh Messire », dit-il en riant, « c'était votre habit, quand vous n'étiez qu'un tout p'tit p'tiot ! »

« Oui, elle était déjà trop petite quand je suis parti », se souvint Ecthelion.

« C'est mignon... » dit Belin. Il sortit ensuite une petite chaussure en cuir, qu'il observa.

L'elfe ouvrit la boîte qui se trouvait sur un guéridon. Elle était remplie de figurines. Il en saisit une : elle représentait un guerrier roux. Il lui manquait une partie de son armure argentée, et sa main dévissable. Ecthelion prit les autres parties de l'armure, dont le métal brillant était si attirant à un œil d'enfant, et les refixa. Mais il ne trouva pas la main. Il prit ensuite la figurine représentant Fingon, la plus musclée.

« Regardez, Belin ! »

« On dirait une poupée du prince Fingon, Messire. »

« Ce n'est pas une poupée, c'est un soldat articulé. »

« Les nattes sont bien peintes », apprécia Belin.

Ecthelion rangea les figurines. Il roula jusqu'au lit, en toucha l'édredon si familier. Il eut l'impression qu'il se jetait à nouveau dessus, qu'il ressentait toutes les impressions de ce moment, comme si il était à nouveau cet enfant, il y a cinquante ans de cela. Une larme coula sur sa joue.

« Messire... »

Belin posa une main sur son dos.

« Pourquoi... » commença Ecthelion. Mais il ne finit pas sa phrase.

 

* * *

 

Le dîner eut lieu dans la grande salle de réception, à la table du seigneur. Il y avait une vingtaine de plats, des venaisons surtout, accommodées de baies des montagnes, du canard, du hareng fumé, des tourtes aux asperges et aux pommes de terre. Un ménestrel jouait de la harpe, à la mode de Valinor.

« Au moins elle sait recevoir », glissa Ecthelion à l'oreille de Belin.

Mais à peine le premier entremet était-il passé, que Maica semblait clairement ivre. Elle brandit son cuissot de chevreuil.

« Elles me méprisent, toutes ces belles dames parfumées, mais si je n'étais pas là, qui protégerait leurs blanches fesses ? »

Belin avala sa bouchée de hareng de travers. Ecthelion lui tapa dans le dos.

« Les miennes sont usées par le cheval… » poursuivit-elle. « Et endurcies par l'exercice. »

« Vous avez raison ma tante ! » s'exclama Ecthelion. « Une femme doit être aussi entraînée qu'un homme ! »

« Mais faut bien que quelqu'un fasse les p'tits petiots, Messire », opposa Belin.

« Cela n'empêche rien, regardez ma mère ! » répondit Ecthelion.

« Ta mère était la meilleure femme qui existe ! » tonna Maica. Elle avait terminé son cuissot de chevreuil. Elle se tourna vers l'elfe qui se trouvait debout, en fin de table, un pichet à la main.

« Échanson, un autre verre ! »

Aussitôt servi, aussitôt bu. L'échanson remplit une deuxième fois le gobelet de métal.

« Donnes-en aussi à mon neveu et à son fidèle écuyer, Belin le Brave. C'est un bon vin. Il vient d'Ossiriand. Nous y ajoutons du miel et des épices. »

Elle but une nouvelle gorgée. Le ménestrel avait changé de chanson.

« Ce ménestrel... » commença Maica. « C'est un ancien élève de ton père. Et ton père… était un élève de Maglor. »

Elle éleva son gobelet.

« Grand frère, un jour je te vengerai ! »

« Moi aussi ! » ajouta Ecthelion, en frappant sur la table.

Pourquoi faut-il qu'ils fassent autant de bruit quand ils parlent ? se demanda Belin.

« Ma Dame », dit-il soudain, « est-ce qu'il y a donc quelque chose entre vous et le prince Fingon ? »

« Non », répondit-elle avec orgueil. « Il n'est pas mon type… »

« Ils sont justes amis, de toute façon ! » s'empressa de dire Echtelion.

« Mais p't'être que tout en étant amis, elle aimerait bien qu'il s'passe quelque qu'chose de plus », ajouta Belin.

Ecthelion plissa les yeux, soupçonneux.

« Pourquoi vous dites ça... »

« Je ne veux pas qu'il se passe quelque chose de plus ! » protesta Maica.

L'échanson anticipa et remplit son gobelet vide.

« Je crois que Maedhros a un faible pour vous », déclara alors Ecthelion. « C'est pour ça qu'il vous a invitée à danser. »

Maica eut un drôle de rire.

« Lui ? C'est toujours un bien bel homme, mais il préférerait s'unir avec un bouc qu'avec une femme... »

Ecthelion eut l'air contrarié. Maica vida son verre.

« Je ne le dis pas à Fingon, il ne veut pas croire à toutes ces rumeurs. Mais je l'ai vu, une fois à Valinor, embrassant un artisan. »

« Qu'est-ce qu'il fabriquait ? » demanda Ecthelion.

« Là n'est pas la question. J'étais une enfant alors… Je n'avais pas compris ce que j'avais vu. Mais des gens s'imaginent qu'il y a une relation entre lui et Fingon, alors qu'il n'y a rien. »

« Je le savais ! » s'exclama Ecthelion.

Le ménestrel commença une nouvelle chanson, qu'il avait manifestement composée lui-même.

Glacés sont les torrents d'Hithlum

Et froide la bise venue du Nord

Mais rien n'est plus gelé

Que le cœur de ma maîtresse.

Belin fronça les sourcils et Ecthelion fit la moue. Mais Maica ne semblait pas perturbée.

« C'est un compliment qu'il me fait », expliqua-t-elle.

« Quels sont vos instruments ? » lui demanda alors son neveu.

C'était une question habituelle chez les elfes.

« Le luth, la harpe et le tambourin ! Ma mère, ta grand-mère, était une excellente musicienne, de la race des Teleri. Je pourrais en jouer, mais je suis trop fatiguée, ce soir... »

Les plats se succédèrent. Arrivé au dessert, Maica peinait à se mouvoir normalement, mais semblait de très bonne humeur. Elle s'empara alors d'un nouvel alcool, transparent, qu'elle tendit à Ecthelion.

« Goûte ceci, Neveu », dit-elle. Puis elle précisa, en posant avec fracas une coupe lourde sur les planches du festin – « ...dans ce hanap ! »

« D'accord… » répondit Ecthelion en buvant.« C'était la coupe préférée de ton père… Et maintenant dis-moi… »

« Oui. »

« Dis-moi ce que tu as fait… »

« Ce que j'ai fait ? »

« Ce que tu as fait… Pour ne pas être prince de Gondolin ? »

« Quoi ? »

La femme-elfe éclata de rire, un rire étrangement cristallin au milieu de ses manières masculines.

« Qu'est-ce que tu as bien pu faire ? »

Ecthelion ne comprenait pas.

Des domestiques s'approchèrent d'elle et l'un murmura : « Madame, voulez-vous aller vous coucher ? »

« Oui, je suis fatiguée », répondit-elle. « Ils me fatiguent tous. »

Elle se leva péniblement ; les deux serviteurs se placèrent de manière à la soutenir, la guidant hors de la salle. Elle fit un signe de la main à des bois de cerf qui étaient accrochés en décoration.

« Ils ne se rendent pas compte… » marmonna-t-elle en disparaissant dans un corridor, portée par ses domestiques. « Ils ne veulent pas le prendre… Non ils ne veulent pas le prendre… Le mal… C'est moi qui dois le prendre... »

« Oui Madame. »

« Toutes ces dames… Que Morgoth les emporte ! »

 

* * *

 

Le lendemain matin, Ecthelion laissa Belin dormir, et se fit rouler jusqu'à la grande salle. Il y faisait très froid ; on aurait dit que les brumes d'Hithlum envahissaient l'intérieur de la forteresse. Des domestiques avaient allumé un grand feu cependant. Il y avait des pâtés de viande, des saucisses, des groseilles et du jus de bleuets fumant sur les grandes planches de la table seigneuriale.

La Dame de la Source venait manifestement de s'y installer. Elle portait une robe bleu clair, accompagnée d'une cape de même couleur, bordées de fourrure blanche. Elle était très pâle.

« Viens t'asseoir, fils de mon frère », dit-elle alors, en se tenant le front car elle avait trop bu la veille.

Ecthelion prit place, non sans regretter une fois encore de n'être pas le maître du château, ce château dans lequel il avait passé son enfance.

« Sers-toi. »

Le jeune homme prit un pâté, une saucisse, une grappe de groseilles et une grande choppe d'infusion.

« Tu as bon appétit, je l'ai déjà remarqué… C'est une bonne chose pour un guerrier. »

Mais pour une fois, le menu n'était pas ce qui préoccupait le plus le chevalier de la Fontaine.

« Ma tante… Hier soir, vous avez dit des choses étranges. »

« C'est le vin. »

« Pas seulement hier », insista Ecthelion. « Quand nous étions au camp sur Ard-Galen… Vous aviez commencé à me dire quelque chose également… Au sujet de la raison pour laquelle je n'étais pas resté ici, après la mort de mes parents. Mais nous avions été interrompus par l'attaque. »

Maica sembla fâchée.

« Tu ressembles à ton père, quant à l'apparence », dit-elle, « mais en ce qui concerne la personnalité… Tu es passionné comme ta mère. »

Ecthelion fronça les sourcils, l'air buté. Sa tante y vit une confirmation de ses propos.

« Hé bien... »

Elle avait l'air pensive à présent. Avant de poursuivre, elle remplit son verre d'infusion chaude. Du bout de son index, elle caressa la surface des bleuets broyées, à l'odeur douce.

« On m'a dit que le roi Fingolfin avait reçu une lettre, venant de Vinyamar… Ou plutôt du royaume caché de Turgon. C'était une lettre de Pendelot – hum, Penlodh. Il proposait à Fingolfin de lui envoyer l'orphelin des seigneurs de la Source, afin que le roi, qui n'avait pas de fils, puisse l'adopter et l'élever en son nouveau palais comme son propre enfant. »

« Quoi ?! » barrit Ecthelion.

Il avala sa groseille de travers. Maica lui tapa dans le dos vigoureusement pour ne pas qu'il s'étouffe.

« Tu vas bien ? »

« Ce n'est pas possible ! »

« Je te répète ce qu'on m'a dit. C'est pour cela qu'on t'a envoyé là-bas, au-delà du Sirion, dans ce nouveau royaume… C'était une idée de Penlodh. On ne m'avait pas présenté exactement les choses de cette manière. Il n'y était question que d'une royale position à pourvoir, et de faire ton éducation. Je n'étais pas d'accord, mais le roi finit par prendre cette décision. »

« Penlodh ne ferait jamais cela... » gémit Ecthelion, se rappelant qu'il était le seul à la Table Ronde, avec Duilin, à ne jamais se moquer de lui.

« Tu plaisantes ? Penlodh est le roi des comploteurs… Et cela ne date pas d'hier. Il l'était déjà, à Valinor. Je me souviens de ce que Maglor disait de lui, à l'époque… »

« Mais… Turgon ne m'a pas adopté au final… Et je n'ai jamais habité au Palais… J'ai toujours habité chez Glorfindel, avant de vivre seul... »

« C'est cela que je ne comprends pas… Il a dû se passer quelque chose. »

« Je ne vois pas quoi... »

« Tu dois avoir une belle villa tout de même, avec tout le confort moderne. Turgon est connu pour être un architecte de génie. »

Ecthelion hocha la tête, n'osant dire qu'il vivait toujours dans un appartement, même si celui-ci disposait de l'eau courante.

« Je sais que tu as la charge de la Maison de la Fontaine, là-bas… » reprit Maica. « Mais si tu le souhaites… Tu peux revenir ici. »

Le jeune elfe ne put cacher sa surprise.

 

à suivre


Chapter End Notes

Le titre est celui d'un roman de P.G. Wodehouse.

Chapitre 10 : Namarië

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Adieux

 

Quand Belin fut levé, Ecthelion alla lui raconter tout ce que Maica lui avait dit...

L'humain en fut étonné.

« Vous n'allez pas accepter, Messire ? » demanda-t-il, l'air inquiet.

« Pourquoi pas ? C'est ici que j'ai grandi… C'était la demeure de mes parents. »

« Mais... »

Belin s'assit sur son lit.

« Je s'rais séparé d'vous. »

« Pourquoi ? Vous pouvez être mon écuyer ici... »

Le jeune humain fit un signe de dénégation de la tête.

« Non Messire », répondit-il, le regard presque éteint. « Je n'aime pas Hithlum. Ni la grande plaine à l'Est, ni le grand lac, ni les montagnes. Je m'y sens mal... »

Ecthelion fut surpris de l'entendre s'exprimer de manière aussi précise.

« Vous aviez dit qu'on ne se séparerait jamais... »

« Mais je ne veux pas vivre ici. Je préfère Gondolin. Je ne veux pas vivre ailleurs qu'à Gondolin. »

Le ton semblait définitif, ce qui n'était pas courant chez Belin. Ecthelion sortit du donjon, et alla se poster sur le chemin de ronde. Il pouvait discerner le lac Mithrim au Sud, noyé dans les brumes. Au Nord, il y avait une sorte de grande steppe, et encore des montagnes enneigées. Maintenant, qu'allait-il faire ?

Deux semaines passèrent. La guérisseuse du domaine, une Sinda autochtone, observa ses jambes, et il commença à réapprendre à marcher en s'aidant de des cannes. Quant à Belin, il avait si froid qu'il se déplaçait constamment emmitouflé dans des fourrures, posées par dessus son gilet de laine ; il passait aussi beaucoup de temps avec Ecthelion dans la bibliothèque du château. Le plus souvent, ils ne voyaient Maica que la nuit, lors du dîner. La journée, elle parcourait son domaine, passait du temps à l'administrer, ou allait chasser. Un soir, elle prit son luth, et Ecthelion l'accompagna à la flûte traversière.

La nuit, dans le lit où il dormait quand il était enfant, Ecthelion faisait d'étranges rêves. C'était les mêmes qu'il avait fait encore et encore, l'année qui avait suivi la mort de ses parents. Ils étaient toujours vivants, en réalité. Il avait eu la croyance qu'ils étaient morts, mais ce n'était qu'un mauvais rêve...

Une nouvelle semaine s'écoula. Maica lui fit faire des exercices, en accord avec la guérisseuse. Belin l'aida, et lui massait les jambes avec des huiles odorantes. La quatrième semaine, Maica fit attacher une planche aux jambes d'Ecthelion pour qu'il puisse s'entraîner à faire des pompes.

« Messire, allez-vous rester ? » demanda un jour Belin, l'air inquiet.

L'elfe répondit par un signe de dénégation. Il ne le dit pas à voix haute, mais il savait qu'il ne pourrait pas se sentir quelque part chez lui, si Belin n'était pas à ses côtés.

Ils partirent quelques jours plus tard. Maica chargea plusieurs de ses serviteurs de les reconduire à Barad Eithel. Ecthelion reprit ses figurines, et ses vêtements d'enfants ; la femme-elfe lui donna également le hanap en jade de son père. À Belin, elle offrit un ensemble de fourrures. « Je crois qu'elles viennent de bêtes qu'elle a tuées », lui glissa Ecthelion, ce qui réduisit tout de suite la joie de son écuyer.

« Finalement, on reste ensemble », dit le chevalier, une fois qu'il remonta dans sa charrette.

« Messire, j'vous l'avais déjà dit : c'est l'bon dieu qui voulait qu'on soit réunis tous les deux. »

Le petit convoi se mit en mouvement.

« Ils nous ont donné du pain et du hareng, pour la route », dit Belin.

Mais Ecthelion ne répondit pas. Il regardait en arrière, un bras sur le bord de la charrette. La Dame de la Source s'était postée en haut des murailles, sombrement vêtue, et ses cheveux gris tombaient en longues mèches raides le long de son visage ovale et pâle. Ecthelion crut la voir grandir, ses cheveux gris s'assombrir, ses yeux bleu clair rester les mêmes…

C'était son père qui le regardait au loin, en haut des murs de son château.

 

* * *

« Pourquoi avoir pris le risque de lui proposer de rester ? » demanda la régisseuse à sa maîtresse, quand elle fut rentrée à l'intérieur du manoir.

« Je me devais de le faire…» répondit Maica. « En souvenir de son père… Mais je savais qu'il refuserait. J'avais entendu son écuyer dire qu'il aimerait partir et revenir chez lui... Or il l'aime comme la Lune aime le Soleil... »

« Il aurait ces goûts-là, Madame ? Et avec son écuyer ? »

« Je ne le sais et je n'en ai cure… Il peut bien aimer qui il veut. »

 

* * *

 

« Tu as donné l'Elessar à Findekáno ?! » s'exclama Maglor, quand il revit son frère aîné.

« Il en avait plus besoin que moi », répondit Maedhros. « Il risque sa vie pour les autres, tout le temps... »

« Comme toi », répliqua le barde. « Comme nous... »

« Non, lui prend toujours les risques les plus inconsidérés… Parfois, j'ai même l'impression qu'il ne tient pas à la vie. »

Ce commentaire laissa Maglor songeur.

« Et comment se sont passées les fêtes ? » finit-il par demander.

« Excellentes. Oncle sait vraiment y faire. Nous avons beaucoup parlé, tous les deux. Et j'ai participé au tournoi, de manière anonyme. J'étais le chevalier de la Main Gauche… Mais, c'est étrange... »

Il sourit, le regard nostalgique. 

« J'avais l'impression, à certains moments… J'avais l'impression que Findekáno n'était pas insensible… Que Findekáno partageait… »

« Quoi ? »

« Ses yeux parfois… On aurait dit qu'il partageait mes sentiments. Mais j'y ai réfléchi ensuite sur le chemin du retour. Quel idiot j'ai été ! Je pense que je n'ai vu que ce que je voulais voir. »

« Tu en es sûr ? »

« Presque certain. En outre… Il y a une femme-elfe dont il est très proche, qui a la baronnie de la Source. Cela te dit quelque chose ? »

« Oui », répondit Maglor. « C'est sans doute la sœur cadette de Korma de la Source. Il a été mon élève. »

« Il était des nôtres ? »

Maglor eut l'air gêné.

« Après Alqualondë, il a commencé à critiquer Père… Sa mère était une Teler, et sa femme avait juré allégeance à Nolofinwë. Père avait décidé de ne pas le prévenir quand nous prendrions les bateaux, et de le laisser derrière. »

« Oui, je m'en souviens maintenant… Un elfe assez beau... »

Le musicien rit.

« J'aurais peut-être dû commencer par cela. »

« Je crois que j'ai vu son fils à Eithel-Sirion. Très beau lui aussi. Mais un peu rustre. »

Il tritura sa main artificielle.

« Sa tante par contre, elle n'est pas très belle, pour une femme. Elle ne sait pas danser non plus. Quasiment aucune grâce... Elle et Fingon ne seraient pas du tout assortis. »

Maglor ne put réprimer un rire.

« Alors pourquoi es-tu si inquiet ? »

« Je crois l'avoir déjà vue, avant tout ça. Il y a bien longtemps. À Tirion… »

 

* * *

 

À Eithel-Sirion, Ecthelion et Belin s'aperçurent que Turgon et sa délégation étaient encore là. Le roi de Gondolin leur proposa de faire le voyage de retour avec eux, à condition qu'Ecthelion ne bouge pas du carrosse dans lequel on le placerait.

« Messire, ça vous change de la charrette. »

« Vous plaisantez… Je vais encore être bloqué dans une boîte sans pouvoir bouger. »

Et disant cela, il regardait Turgon étrangement, en songeant à ce qu'il avait appris de sa tante… Il prit sur ses genoux Orcrist, l'épée qui avait été fondue avec le même minerai que Glamdring, sa sœur Jumelle. C'est un grand honneur que vous fait le roi, avait dit Enerdhil ce jour-là.

Belin insista pour qu'ils aillent voir les médecins des Maisons de guérison. Ils lui confirmèrent que ses jambes s'affermissaient et que dans un mois ou deux, il pourrait marcher sans cannes.

Le jour où ils partirent, Fingolfin assistait à un spectacle donné par les enfants de la ville, dont le thème était la vie à Cuiviénen. Au terme de ce spectacle, il y en eut plusieurs qui vinrent placer une guirlande de fleurs autour de son cou.

« J'aurais aimé revoir le Grand Roy encore une fois », dit Belin.

« Nous le reverrons lors d'un prochain voyage », dit Ecthelion.

« Oui… P't'être bien qu'oui Messire, p't'être bien qu'oui. »

Mais Belin ne devait jamais revoir Fingolfin.

 

* * *

 

« Je n'aurais jamais cru dire cela », déclara Turgon à la Table Ronde, « mais je suis content d'être revenu. »

« Comment on est censé le prendre ? » murmura Galdor.

« Ce n'est pas trop tôt », dit Egalmoth à voix haute, « il y en a qui se prenaient pour le roi... »

« Qui ça ? » demanda Turgon.

« Seigneur Egalmoth », dit Penlodh en tassant ses papiers, « je vous trouve nerveux, ces derniers temps… À quoi cela peut-il bien être dû ? »

Le marchand, qui savait que Penlodh savait tout ce qui se passait sans cette ville, comprit l'allusion à la grève du lit que lui faisait sa femme.

« Alors, quelles sont les nouvelles de la Capitale ? » demanda Duilin, soucieux d'apaiser l'atmosphère.

« Hé bien, tout d'abord, je n'ai pas eu l'occasion d'assister à ce concours, mais sachez qu'Ecthelion a remporté le grand prix de chant. »

Il y eut des applaudissements. Ecthelion n'en crut pas ses oreilles... C'était la première fois qu'on l'applaudissait à la Table Ronde.

 


 

La Voix de la Musique

 

Quelques jours plus tard, le roi marchait dans les couloirs du palais quand il fut surpris par le son d'une magnifique voix d'alto, qui s'élevait, pure et aérienne, comme le son d'une flûte.

« Quelle voix enchanteresse », songea Turgon. « Mais il ne me semble pas l'avoir jamais entendue... Je dois absolument savoir de qui il s'agit. »

Ses oreilles pointues frémissant, il suivit la piste de la Voix, et se retrouva bientôt dans la rotonde du dernier étage de la tour Est, où se trouvait seulement Ecthelion.

« Ah, Ecthelion, vous allez pouvoir m'aider. Vous avez entendu cette voix ? »

« Quelle voix ? »

« Elle vient de s'arrêter, mais cela faisait cinq minutes qu'elle chantait... Une voix de chanteuse, sublime... »

Le seigneur de la Fontaine était très pâle de nature. Son visage s'empourpra comme une carafe de lait dans laquelle on verse brutalement un verre de vin.

« Mais... c'était moi », bredouilla-t-il.

« Vous ? »

Turgon lui donna une tape paternelle sur l'épaule.

« Allons, ce n'est pas le moment de plaisanter. C'était une voix de femme, et je n'ai jamais entendu de voix aussi belle... À part celle de Maglor, mais dans un registre beaucoup plus masculin. »

« Mais puisque je vous dis que c'était moi ! », s'exclama Ecthelion. « Et ma voix ne ressemble pas à celle d'une fille ! »

« Je ne vous crois pas... »

« Bien... »

Le seigneur de la Fontaine se mit à chanter, et les yeux de Turgon s'écarquillèrent.

«  Par Eru ... » dit le roi. « Je comprends pourquoi vous avez remporté le concours de chant. C'est tellement... paradisiaque quand vous chantez. Cela me rappelle Valinor et Elenwë. »

Il eut un sourire ému.

« J'ai toujours chanté comme ça », dit Ecthelion avec un air buté. « Ma mère disait que j'étais son petit oiseau. »

Le sourire ému de Turgon se transforma en un haussement de sourcils sceptique.

« C'est étonnant, quand on y réfléchit. »

Il se rappela ce qu'il lui était arrivé de penser lors des récitals de flûte du Chevalier de la Fontaine .

Je n'arriverai jamais à comprendre comment un tel bourrin peut jouer aussi divinement...

 

* * *

Le sujet devait revenir sur le tapis lors d'une réunion de la Table Ronde. Tout le monde s'étonnait au récit, par Ecthelion, de l'une de ses missions, lors de laquelle il avait maîtrisé un dangereux serpent en lui jouant de la flûte.

« Vous êtes vraiment doué », déclara Turgon. « Et pas seulement pour la flûte. J'ai entendu dire que vous écriviez des morceaux dès l'âge de dix ans. »

Il y eut des murmures.

« Non mais là ça va plus », laissa échapper Egalmoth, d'une voix sarcastique. « Déjà qu'on dit qu'il est le plus beau... Maintenant c'est un génie musical, aussi ? Et quoi encore ? »

Salgant lui chuchota quelque chose dans l'oreille avec un air légèrement pervers.

« Ah oui, il y a ça en plus », se rappela Egalmoth.

Turgon joignit les mains.

« Vous avez un don pour la musique, Ecthelion », trancha-t-il. « Un don très rare, qui ne relève pas juste de la technique. Mais d'où vous vient-il ? »

« Ma mère disait que c'était parce que je suis un cœur sensible. »

« Vous, un cœur sensible ? »

Turgon éclata de rire. Et il ne fut pas le seul. Le visage d'Ecthelion se contracta péniblement.

« Mon petit Ecthelion, ne vous vexez pas... Mais s'il y a bien une personne qui n'a pas l'air d'être un cœur sensible... C'est vous. »

« Son père était un grand musicien, aussi... » finit par rappeler Enerdhil.

« Encore ça ! » maugréa Turgon.

« En quelque sorte, il baigne dedans depuis qu'il est né », renchérit Salgant. « Et Eru sait à quel point cela joue. »

De nombreux chevaliers hochèrent la tête à cette explication rassurante.

 


Cinquante ans plus tôt.

 

Dans la grande salle du château de la Source, près de l'âtre, le seigneur venait d'accorder sa harpe. Il était très sombre et ombrageux, mais ses yeux clairs étaient pleins de lumière. Sur un petit tabouret, un jeune enfant elfe aux cheveux noirs était assis.

« Je veux vous entendre jouer tous les deux, ce soir », dit une grande femme brune. « Cette chanson sur la mémoire... »

Elle s'approcha, embrassa l'enfant sur son front.

« Chante, mon petit rossignol, chante ! »

L'enfant regarda son père, qui sourit. Korma se mit à égrener les cordes de sa harpe d'argent : c'était comme le son le plus pur qui soit, résonnant dans un palais céleste.

L'enfant commença à chanter.

 

Tous mes souvenirs...

sont dans la nuit étoilée.

Je lève les yeux vers eux

Mais ne peux les toucher.

 

Brillants, beaux et tristes !

Mon cœur se serre toujours

Quand je regarde les étoiles…

 

Les étoiles, et mon esprit,

Me disent toujours adieu…

Adieu ! À jamais ! Namarië !

 

 

La Nef

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Chapitre 11 : La Nef

 

L'insomnie I

Incapable de s'endormir dans son grand lit vide, Egalmoth finit par décider de se lever. Il ne prit pas la peine d'enfiler ses chaussons de satin ni de passer sa robe de chambre brodée de fils d'or. Ce fut en simple chemise de soie qu'il gagna la chambre adjacente, prenant garde à faire le moins de bruit possible.

Dans son nouveau lit – une couche deux places garnie de nombreux oreillers douillets – sa femme, elle, semblait n'avoir eu aucun problème à trouver le sommeil. Egalmoth retint son souffle. Puis il se glissa dans le lit moelleux et confortable. Mais plus moelleux encore lui paraissait être le déshabillé orné de fleurs elfiques de son épouse, et plus douce la peau de son bras nu...

Il posa sa main sur le bras et la fit descendre doucement, comme quelqu'un qui a soif boit lentement le verre d'eau si désiré afin de pleinement le savourer. Puis sa main partit explorer l'intérieur de la chemise de nuit féminine…

Les yeux de Madame Egalmoth bougèrent. Pour se poser d'un coup, froids et sans pitié, sur son époux occupé à tripoter sa hanche potelée.

« Qu'est-ce que tu es en train de faire, au juste ? Et pourquoi tu es dans mon lit ? »

« Mais ça fait six mois, chérie… Par Eru... »

« Tu t'es vanté être capable de tenir dix ans de chasteté, je te rappelle ! »

« Mais peut-être qu'on peut tout de même… Faire d'autres choses… Laisse-moi au moins... »

Il tendait la main vers son décolleté. Mais celle-ci fut sanctionnée d'une petite tape sèche.

« Pas comme ça », répondit la marchande.

Soudain, toute miel, elle défit sa chemise, découvrant une gorge abondante, au moins aussi belle qu'un coffre rempli de pièces d'or.

« C'est si beau », ne put s'empêcher de dire Egalmoth.

« Profites-en bien, mon amour… », susurra la femme-elfe. Elle ferma d'un coup son vêtement et acheva : « Car cette poitrine, tu n'es pas prêt de la revoir ! »

« Quoi ?! »

« Avant dix ans ! »

Et elle l'expulsa de la chambre en le frappant à coups d'oreillers.

 

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Un bon parti


Sous les arches sculptées du grand Marché Central d'Eithel Sirion, cernés par le bruit des badauds et le son d'une flûte, Fingon le Vaillant et la Dame de la Source goûtaient ensemble l'hydromel qu'un négociant leur avait gracieusement proposé.

« C'est délicieux », dit le prince. « Je vais vous en prendre cinq bouteilles. » Puis il ajouta à l'adresse de la femme-elfe : « Deux pour moi, deux pour toi, et une pour mon père en train de m'espionner. »

Il fit un signe de tête vers le coin des savons, où Fingolfin, accompagné d'un garde, faisait mine de s'intéresser aux dernières productions locales.

« Tu es sûr ? » dit Maica.

« Hélas oui… Cela fait bien vingt minutes qu'il nous jette des regards intenses. Je te parie que dans sa tête, il nous a déjà mariés. »

« Hum... C'est vraiment dommage que tu ne sois pas mon type... »

« On dit toujours ça, ma chère. »

« Il n'y a pas que lui qui te regarde, tiens... » répondit-elle en souriant.

« Hein ? »

« La jeune demoiselle, là-bas... »

Elle se trouvait devant l'étal d'un vendeur de peignes, élégamment vêtue. C'était Meril Limwen, accompagnée de sa mère.

« Je la connais... » répondit Fingon. « C'est la fille de Gildin... »

« Elle a clairement un faible pour toi. Regarde comment ses joues se colorent. À moins que ce ne soit son maquillage. Elle a dû le mettre pour te plaire. »

« Ne te moque pas… »

« Tu es toujours si gentil avec les autres. »

« Il faut s'attacher aux qualités des personnes. Meril sait admirablement coudre et s'habiller. »

« La pauvre, ce sont clairement les seules qualités qu'elle possède. Je l'ai entendue parler, une fois. Elle est totalement stupide. Je me demande à quoi sert ce genre de femmes… À part décorer les pièces et pondre des mioches. »

Fingon éclata de rire.

« Je la vois maintenant... », reconnut-il.

« Quoi ? »

« La ressemblance… Entre toi et Ecthelion. »
Constatant que Fingon regardait Meril, le Grand Roi se tourna à son tour vers cette dernière, semblant la jauger. Il reconnut alors la jeune femme dont Fingon avait regardé le décolleté, lors du bal. Quant à la mère de Meril, elle avait vu que sa fille regardait le prince héritier, et elle avait ensuite perçu que ce dernier la regardait aussi, puis que son père, le Grand Roi des Noldor, la regardait de même.

« Ma fille », chuchota-t-elle dans son oreille, « je pense que tu as attiré l'attention du Prince. C'est peut-être une grande chance pour notre famille. »

 

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Le bon roi Turgon

« L'roy Turgon, c'est t'un bon roy », disait Belin alors que lui et son compère gravissaient les marches de l'escalier de la Reine.

« Vous trouvez ? » répondit Ecthelion, qui n'avait maintenant plus besoin de ses cannes. « Il est toujours en train de m'critiquer. »

Ce fut à ce moment-là que la tête de Turgon – qui était très grand – sembla jaillir par en bas de la deuxième voie de l'escalier à double révolution. Celle de Penlodh – qui était presque aussi grand – suivit immédiatement.

« Ah bon, je vous critique tout le temps ? » s'enquit la tête.

Le visage d'Ecthelion s'empourpra de gêne. Turgon et Penlodh les dépassèrent, puis s'arrêtèrent quelques marches au-dessus d'eux.

« Ben oui... Tout à l'heure... » balbutia Ecthelion.

« Je l'ai critiqué au conseil ? » demanda Turgon à Penlodh. « Qu'est-ce que j'ai dit ? »

« Qu'il était un handicapé émotionnel, majesté », répondit sobrement Penlodh.

« Oui, bon... »

Il se tourna vers Belin.

« Vous pensez que je suis un bon roi ? »

L'humain hocha la tête timidement.

« Mais qu'est-ce qui vous fait dire cela ? »

Il y eut un silence, comme si Belin avait besoin de prendre son élan. Puis il expliqua : « Une fois, quand j'n'estois qu'un p'tit p'tiot, les récoltes furent mauvaises, parce qu'y'avait t'eu de la gresle sur les champs. Alors l'hiver c'fut la disette. »

« La quoi ? »

« La disette messire. Mais vous avez esté bien bon, et vous nous avez fait donner un setier de blé pour qu'nous n'ayons plus faim. »

« J'ai fait ça, moi ? », demanda Turgon à Penlodh.

« Vous avez signé l'arrêté, majesté. »

« Oui, bon, je signe tout ce qu'il me dit de signer, de toute façon », dit le roi en désignant son conseiller. « Quoiqu'il en soit, j'ai entendu dire que mon frère vous avait fait de nombreux présents après que vous vous soyez distingué au combat. Pour ma part, j'entends vous décorer de la médaille du mérite militaire de Gondolin. Vous aussi Ecthelion. »

Sur ces mots, il fit un signe à Penlodh, et ils poursuivirent leur ascension. Le seigneur de la Fontaine les regarda s'éloigner, pensif.

« Je n'pense pas l'avoir mérité », murmura tristement Belin, une fois que le roi et son ministre furent hors de vue.

« Mais bien sûr que si », répondit Ecthelion. « Vous êtes un héros ! »

L'écuyer ne répondit pas, le regard vacant.

Une fois leurs affaires faites au Palais, les deux camarades sortirent sur l'esplanade, où se trouvait la Grande Fontaine, puis descendirent la rue des Pompes. C'était maintenant la fin du printemps. Toutes les feuilles des arbres avaient repoussé, elles tintaient les unes contre les autres de leur vert tendre entre les pierres blanches, et le parfum des fleurs embaumaient l'air, rehaussé par le bruit de l'eau se mêlant au chant des oiseaux.

Belin semblait se sentir mieux.

« Messire, il n'est point de plus belle ville que celle-ci », déclara-t-il. « Même la capitale du Grand Roi n'est point t'aussi belle. Aussi, nous n'avons point besoin d'aller chercher de l'eau au puits, elle voyage toute seule jusqu'à notre maison. »

Ecthelion hocha la tête. Ils atteignirent la Place des Dieux. Là, les travaux qui étaient encore en cours quand ils avaient quitté Gondolin il y a un an de cela, semblaient presque terminés.

« J'aime bien l'église des Valar », dit Ecthelion, en parlant du temple sindarin. « Mais cette cathédrale dédiée à Ilúvatar promet d'être encore plus belle. »

« Nous irons la voir quand nous pourrons, Messire », confirma Belin.

Ils rentrèrent. Si Belin n'avait pas caché sa joie de regagner la vallée de l'Echoriath, Ecthelion était, à sa grande surprise, lui aussi heureux de retrouver leur appartement. Ce n'était plus la demeure morne dans laquelle il avait passé tant d'années solitaires… C'était le lieu où il vivait avec Belin, et même s'il n'y avait pas grandi, il s'y sentait maintenant véritablement chez lui.

 

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La Nef


Un mois après son retour à Gondolin, le roi, guidé par Penlodh, visitait la première cathédrale de la ville, œuvre des architectes noldorin de la Maison du Pilier, un grandiose édifice de pierres blanches dont la hauteur des travées dépassait tout ce qui avait été déjà bâti par ces elfes.

Pour une fois, Turgon n'avait pas participé aux détails du projet, étant trop occupé ces dernières années à la supervision des thermes et la création des deux répliques des Arbres, mais il était avide de prendre connaissance de sa réalisation finale.

« C'est magnifique... » murmura-t-il, alors qu'il venait d'entrer dans la nef. « Non seulement cette cathédrale est plus belle et plus grande que toutes nos autres églises… Mais elle est aussi belle que celle de Valimar... »

« Si je puis me le permettre, Majesté... » répondit noblement Penlodh. « Elle est mieux. »

Turgon haussa les sourcils, intrigué. Le grand temple de Valimar avait été construit avec l'aide de Maiar ; il était impossible de surpasser une telle construction.

« Dix mètres plus haute », précisa l'architecte en chef sur un ton triomphant.

« Vous avez raison… » confirma le roi en s'avançant. « Et les colonnes de soutènement sont plus fines... »

« La façade n'est pas encore terminée. Mais nous avons y représenté toute l'histoire des elfes depuis son commencement. Et la rosace… »

Ils menèrent le monarque devant la grande rosace de verre coloré, qui captait la lumière d'Anar comme si elle était habitée de lumière elle-même.

« Il n'en est pas de plus grande dans le monde. Et voyez ces jeux de lumière… Ils sont dignes de Valinor. »

Accablé par tant de beauté et de gloire, Turgon sentit les larmes lui venir aux yeux.

 

* * *

« Quand je pense que mon père me bassine avec sa cathédrale », confia-t-il plus tard à Penlodh. « Si seulement il pouvait voir celle-là ! Mais c'est l'inconvénient d'un Royaume Secret... »

« Nous pourrions lui envoyer les plans, Majesté », suggéra Penlodh. « Ainsi que le croquis du bâtiment achevé. »

« Excellente idée. Au fait, vous savez qu'à Barad Eithel, des femmes me faisaient la cour ? »

« Ah bon ? » répondit Penlodh, affectant un air étonné.

* * *

Ecthelion et Belin purent bientôt visiter le nouveau temple. Leur regard se perdit dans la contemplation des voûtes sur croisée d'ogives, en un silence religieux que Belin finit cependant par briser : « J'comprends point comment qu'ces pierres elles peuvent tenir Messire, tout en haut en l'air, sans qu'il n'y ait d'poutres en dessous... Ça ne se peut point. »

« La preuve que si », répondit Ecthelion.

« Oui. Grâce à la magie elfique. »

« Mais non, grâce à des calculs. J'avais étudié ça pendant ma quinzième année à l'université... Elles tiennent grâce à une force qui les poussent les unes sur les autres. »

« Oui », acquiesça Belin, « une force magique. »

« Mais non, une force tout court ! »

L'écuyer se gratta la tête.

« Une force de quel type, Messire ? »

« Euh... une force de type euh... force, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise d'autre... »

« Et d'où cette force elle vient, alors ? » questionna l'Humain, sceptique.

« Je ne sais pas, moi, du Commencement ! C'est Ilúvatar qui a décidé que cette force existerait ! »

« C'est l'Bon Dieu ! » conclut Belin. Il réfléchit. « Donc c'est magique. »

Les paupières d'Ecthelion se baissèrent à moitié.

« Bon d'accord c'est magique. »

 

_______________

 

L'insomnie II

C'était l'une de ces rares journées au terme desquelles Penlodh avait le temps de dormir. Sa tête, couverte d'un bonnet de nuit, dépassait du bord de son édredon d'une blancheur immaculée, mais ses yeux étaient toujours ouverts et alertes depuis une bonne heure. Impossible de trouver le sommeil... Il fallait se résoudre à rallumer la lampe valinorienne, se faire une boisson aux herbes et chercher quelques lecture apaisante.

Un bouton discret se trouvait caché dans le détail des moulures d'arbres en fleurs du cadre de son lit ; Penlodh l'enclencha. La manœuvre donnait accès à un compartiment sous son matelas, d'où l'elfe sortit plusieurs dossiers. Ces derniers portaient tous un nom – ou plutôt un nom propre. Penlodh choisit le dossier intitulé « Egalmoth ».

Il en parcourut lentement les premiers documents, classés dans une sous-chemise qui portait ce titre : Emplois fictifs. Un léger sourire aux lèvres, il poursuivit sur la seconde, répondant au doux nom de Conflits d'intérêts. Il but une gorgée de tisane, le visage enfin détendu, puis continua sa lecture avec le dossier suivant : Prise illégale d'intérêts. Enfin, il acheva en apothéose, avec la sous-chemise intitulée Détournements de fonds publics et Abus de biens sociaux .

Le conseiller put remettre en place les feuillets dans leur boîte et replacer les cylindres dans le compartiment secret. Souriant, il se sentait enfin prêt pour une longue nuit d'un sommeil réparateur.

 

 

 


Chapter End Notes

- Le titre de ce chapitre est un clin d’œil à un roman de William Golding (« The Spire » en v.o.).
- La cathédrale décrite ici est inspirée des cathédrales de Meaux et de Reims.

La vie sexuelle des elfes, II

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Chapitre 12 : La vie sexuelle des elfes, II

 

 

Le cours d'éducation sexuelle

 

« L'adolescence est une période difficile pour les elfes, car notre fëa, n'étant pas encore complètement mature, devient brusquement engluée dans la matérialité, qu'elle a côtoyée pendant toute l'enfance. Alors que faire, que faire quand la pesanteur de l'hröa prend le contrôle de l'immortelle et intouchable flamme de la fëa ? Que faire...dans le cas d'une érection non désirée ? »

Le professeur d'éducation sexuelle fit une pause, et se tourna vers son audience. Parmi les jeunes elfes de moins de cent ans qui la composait, il y avait Ecthelion de la Fontaine, dont le visage était devenu intégralement rouge.

« Quelqu'un aurait-il une réponse ? »

Le chevalier de la Fontaine leva la main.

« Oui. Je t'écoute », dit le professeur, d'une voix lourde de bienveillance.

« Il faut faire vœu de chasteté ! », s'exclama Ecthelion.

« Hum, non. C'est bien trop brutal. Il n'est pas bon de réprimer dans la violence ou la dénégation une tendance naturelle de l'hröa. Ecthelion, le refoulement n'est pas une solution. Alors que devez-vous faire ? »

Le chevalier de la Fontaine, l'air contrarié, répondit : « Ben... Je ne sais pas moi. »

« Il faut faire une prière à Manwë, notre guide à tous. La prochaine fois que cela vous arrivera, je veux que vous joigniez les mains et que vous disiez : Ô Manwë, toi qui règnes sur le Taniquetil, fais que mon petit Taniquetil ne soit plus si insolent, dans sa volonté de monter et de grossir. Donne à mon petit Taniquetil la force d'être humble, comme doit l'être ma fëa. »

« Mais je croyais que les Noldor avaient trahi Manwë ?! », s'étonna Ecthelion.

« Il est toujours temps de revenir sur ses erreurs, et de se soumettre à la volonté divine. »

Ecthelion regarda Belin, qui était assis à côté de lui. Ce dernier avait l'air plus que perplexe.

 


 

Le goût des autres

 

Après leur première discussion sur les femmes, Glorfindel dut revenir à la charge auprès d'Hildor, le ménestrel du roi de Gondolin, dont il était connu qu'il avait les tendances de Maedhros.

« Mais enfin, pourquoi renoncer aux femmes ? » demanda l'elfe blond. « Elles sont belles comme des fleurs… Qui ne voudrait pas les cueillir ? »

« Moi », répondit le ménestrel elfe.

« Soyons sérieux ! Comment pouvez-vous être attiré par le corps des mâles ? »

Hildor lui retourna la question.

« Et vous, comment pouvez-vous ne pas l'être ? »

« Hé bien, ils n'ont pas la peau douce d'une femme elfe. Et ces hanches étroites et maigres qu'ils ont… Cela fait pitié et n'est pas du tout attirant. »

« C'est bien mieux que de ressembler à une grosse bouteille de vin. »

« Au contraire, il n'y a rien à toucher dans un homme... Ils sont tout secs, comme des bouts de bois… Et si… Je ne sais pas comment dire... fermés ? Oui, c'est ça ! Ils sont fermés, on ne peut pas entrer à l'intérieur. »

Hildor haussa les sourcils, l'air hilare.

« Oh si », répondit-il, « Je peux vous assurer qu'on peut entrer à l'intérieur. »

« Mais comment ? »

Le barde en fut étonné. Le visage de Glorfindel exprimait une réelle interrogation.

« Hum… Laissez tomber. »

« Et il y a l'odeur », reprit le connétable. « L'odeur des mâles est infecte. On dirait celle du cuir d'une vieille chaussure. Les femmes, au contraire, ont une odeur délicieuse et enivrante, comme celle... d'un gâteau à l'amande... »

Hildor le considéra avec un air écœuré.

« Vous plaisantez ? Elles sentent la vieille algue abandonnée au bord de la plage ! Heureusement qu'il y a des parfums, je vous le dis. Et d'ailleurs, vous êtes un homme vous-même, comment faites-vous si vous ne supportez pas votre propre odeur ? »

« C'est pour cela que je me parfume à la rose tous les jours », répondit le Seigneur de la Fleur d'Or avec une grande dignité.

 

* * *

 

Parfois, le regard d'Ecthelion s'égarait dans le creux de la tunique trop délacée de Belin, et ce dernier, pensant que les poils qu'elle montrait l'offusquait, se hâtait de supprimer ce décolleté involontaire.

Un jour, l'elfe lui dit clairement le fond de sa pensée.

« Vous ne devriez pas sortir comme ça. C'est indécent. »

« Oui j'savons messire, ce n'est point t'agréable pour l’œil tous ces poils. »

« Au contraire. C'est bien trop attirant ! »

Les yeux de l'elfe tombèrent une dernière fois sur l'objet du délit : ces parfaits pectoraux poilus qui étincelaient au soleil.

 


 

La fraude

 

L'épouse d'Egalmoth avait surgi dans la tour de l'Arche Céleste comme une furie. Elle avait à peine salué Nindë, le secrétaire de son mari. Elle entra directement dans son bureau, qui se situait au troisième étage.

« Décidément, tu ne m'auras rien épargné ! » cria-t-elle, en brandissant un papier.

Egalmoth était assis derrière son bureau, à compter des fingolfins d'or, qu'il empilait par tours de dix. Il y en avait de part et d'autre de lui, en quantités faramineuses.

« Quoi, qu'y a-t-il, encore ? »

Il se leva et la regarda. Pourquoi sa femme lui semblait encore plus belle, depuis qu'il n'avait plus le droit de la toucher ? La colère faisait flamboyer ses yeux gris mêlés d'ambre, tels des pierres précieuses enchâssées dans une peau de nacre. Et jamais ses cheveux n'avaient été aussi beaux, noirs comme de l'obsidienne sculptée en vagues.

« Ça ! Cette attestation de salaire ! »

Il s'approcha d'elle, pour regarder le parchemin.

« Hé bien quoi ? C'est ton certificat professionnel... »

« Pour quelle métier, je te prie ? »

« Le deuxième bureau administratif du quartier. »

« Je n'y ai jamais mis les pieds, Egalmoth ! C'est un emploi fictif ! »

« Bon, oui, je l'admets... »

« Tu as créé un emploi fictif à mon nom, espèce d'ordure ! »

Elle reprit le papier, et piqua de sa pointe le gros diamant qui ornait le manteau de son époux.

« Depuis combien de temps cela dure-t-il ? Réponds- moi ! »

« Euh… Cela fait des années… Je ne sais plus... »

« Et où est l'argent, maintenant ? »

« Il était versé sur ton compte, automatiquement... »

« Hein ? »

Elle ne semblait pas s'attendre à cette réponse. Egalmoth alla fouiller dans des étagères. Il en revint avec un papier, qu'il lui montra.

« Regarde, c'est ici. L'argent est transféré sur ton compte toutes les dizaines... »

La négociante regardait le relevé de compte, les sourcils froncés.

« Tu as créé cet emploi fictif pour moi... » murmura-t-elle.

« Oui... », confirma son mari, s'attendant à une nouvelle explosion de colère.

Mais elle n'eut pas lieu. La femme-elfe se tourna vers lui, les yeux brillants.

« Oh Egalmoth, c'est tellement romantique ! »

Elle se jeta à son cou, et l'embrassa passionnément.

« Par Varda, tu vas me tuer ! » s'exclama Egalmoth, quand leurs lèvres se séparèrent.

La succession d'émotions contradictoires et ce contact intime après plus d'un an d'abstinence totale l'avaient mis à vif. Mais ce n'était pas terminé, il vit sa femme ôter les gants de velours qu'elle portait toujours quand elle sortait l'hiver. Puis il sentit ses mains fines et délicates défaire son manteau, en prenant garde à ne pas abîmer le gros diamant.

« Chérie, qu'est-ce que tu fabriques... » dit-il péniblement.

Pour toute réponse, la Noldo se contenta de saisir le pourpoint de son époux, pour l'amener à l'autre bout de la pièce. Là, elle se coucha sur le bureau, démolissant au passage quelques piles de pièces d'or. Elle remonta les manches longues de son bliaud, dégrafa l'avant de sa robe, et s'arrosa de pièces étincelantes.

« Je n'ai jamais vu quelque chose d'aussi excitant de toute ma vie », déclara Egalmoth.

Une véritable fontaine de sang avait afflué vers ce qu'il aimait appeler son « deuxième cimeterre », et ses pupilles étaient si dilatées que ses yeux habituellement verts étaient devenus noirs.

« Tu es toujours autant lassé de ta femme ? »

« Je ne l'ai jamais été, tu le sais bien... »

« Alors fais-moi l'amour tout de suite, mon émeraude adorée ! »

À ces mots, elle déboutonna la braguette cousue de fils d'or, et sertie de pierres précieuses.

 

* * *

 

Cela faisait dix minutes que Nindë, le sage secrétaire d'Egalmoth tout de noir vêtu, avait vu l'épouse de son chef monter à l'étage supérieur. Les grincements de plancher, gémissements et cris ne laissaient aucun doute sur ce qui était en train de se passer dans le bureau (excepté des tintements métalliques qu'il ne s'expliquait pas).

Il se boucha les oreilles, mais ce n'était pas suffisant... Alors il fuit en sortant de la tour au pas de course.

Son sens du sacrifice avait ses limites... 

 

à suivre

L'esthétique

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Chapitre 13 : L'esthétique

 

Le printemps des poètes

Ses cheveux sont blonds comme un champ de blé

Mais plus beaux qu'un champ de blé

Ses yeux sont bleus comme le ciel d'été

Mais plus beaux que le ciel d'été

Son torse est comme la terre d'un champ de blé

Mais en encore plus beau

 

Ecthelion cessa brièvement de lire son poème. Belin était tout rouge.

« D'habitude j'comprends point la poésie elfique », dit l'humain. « Mais là j'comprends. »

Ecthelion reprit sa lecture.

Il brille au soleil de partout

Mais pour moi il est plus qu'un bijou

Je ne pourrais pas vivre sans lui

Car il est mon meilleur ami

L'écuyer essuya une larmichette. « J'n'arrivons point t'à croire qu'vous pensez toutes ces belles choses sur moi », dit-il.

« J'ai oublié de parler du miel ! » s'exclama Ecthelion.

Il se saisit d'une plume et ajouta alors quelques mots sur le parchemin.

 

Belin est comme du miel chaud

J'aime quand il parle c'est doux

Puis après avoir réfléchi quelques instants, il corrigea :

Belin est comme du lait chaud au miel

J'aime quand il parle c'est doux

« Voilà ! »

« Mais pourquoi vous avez écrit ça messire ? »

« C'est parce que c'est la journée de la Poésie ! Je vais le lire à la Table Ronde ! »

* * *

Après cette courte lecture, le chevalier de la Fontaine se rassit.

Tout le monde se taisait. Penlodh avait les yeux perdus dans le vide, et il se frottait le menton, chose qui ne lui arrivait jamais. Turgon était resté bloqué dans sa première position, les yeux écarquillés. Rog dévisageait Ecthelion avec un air curieux. La main devant le nez, Egalmoth avait l'air sur le point d'exploser de rire.

Seul Hildor, le ménestrel du roi, qui se trouvait exceptionnellement présent pour cette journée de la Poésie, semblait attentif et alerte.

« Le symbolisme est un peu rudimentaire », commenta-t-il, « mais j'aime tout de même. C'est très frais. »

« C'est bizarre, ça ne m'étonne pas que vous aimiez... », répondit Turgon en se débloquant. « C'était quoi le refrain de votre dernière chanson déjà... Ah oui, Transperce-moi de ta flèche, bel archer aux yeux de biche ? »

« Honni soit qui mal y pense. »

Ecthelion, lui, ne les écoutait déjà plus.

 


 

Les fesses

Ecthelion et son écuyer traversaient sur le plus haut pont qui surmontait la Voie des Eaux Courantes, qui était un lieu de passage assez important, et qu'on avait donc décoré en conséquence.

« Je crois bien qu'ils ont t'ajouté des statues, depuis notr' dernière mission. »

Belin s'approcha de la plus grande, celle qui se trouvait au sommet du pont : une statue d'éphèbe représentant vraisemblablement Ossë, nu, et ceint à la tête d'une seule couronne de coquillages. Cette statue était tournée vers la voie d'eau, décorant le pont un peu à la manière d'une proue, et ne montrait ainsi que son dos au passant. Un dos particulièrement travaillé et magnifique...

« Messire », fit alors remarquer Belin, « on dirait vos fesses. »

« Normal, c'est les miennes ! »

« Comment, Messire ? »

« Hé bien j'avais posé pour le sculpteur. Il me l'avait demandé. Du coup c'est vraiment mes fesses. »

Curieux, Belin se mit à inspecter le colosse sous toutes ses coutures. Puis après qu'il eut tourné sa tête du côté de l'eau, il se retourna vers Ecthelion, et crut bon de l'informer d'une chose.

« Messire, ils vous l'ont fait tout p'tit. »

« C'est pour les proportions », expliqua Ecthelion.

Belin repassa sa tête de l'autre côté.

« Il est quand même vraiment tout petit Messire. On dirait juste comme un p'tit chou d'brocoli. »

« Mais arrêtez de dire n'importe quoi ! »

Il passa lui aussi sa tête de l'autre côté, au-dessus de la rambarde.

« Ah oui c'est vrai. »

Ils revinrent du côté de la ruelle du pont.

« Tout de même, c'est un peu exagéré », maugréa Ecthelion.

Mais il n'eut pas le temps d'écouter l'avis de Belin, car l'un des passants fit une brutale embardée vers eux, toucha les fesses de la statue, puis continua son chemin comme si de rien n'était.

« Hein ? »

Ecthelion et son compagnon s'entre-regardèrent, interdits. Un groupe les avait dépassés sans rien faire, mais le suivant dévia de son chemin rectiligne, se dirigeant vers eux – ou plutôt la statue, dont ils touchèrent les fesses tour à tour – hommes et femmes.

« Mais pourquoi ils font ça ? », s'exclama Ecthelion.

« Je sais point Messire. P't'être parce qu'ils trouvent qu'vous avez d'belles fesses. »

« N'importe quoi. »

Le trafic continuait. Deux jeunes elfes, vraisemblablement en âge d'être à l'université, guillerets et vêtus de poulaines, marchaient tout en devisant. L'un s'inquiétait de la réussite de leur examen à venir. Son compagnon, qui avait la voix très douce et sirupeuse, s'efforçait de le réconforter. Soudain, il s'arrêta au milieu du pont, en une pirouette gracieuse :

« Mais j'y pense... Touche le Cul ! »

« Ah oui, tu as raison ! », répondit l'autre, en relevant la tête, le visage brusquement illuminé par l'espoir.

« Vas-y ! », l'encouragea l'elfe à la voix suave.

L'étudiant inquiet s'approcha de la statue, et se mit d'un coup à en palper une fesse de la main droite, un peu comme on poserait sa main sur une bouillotte, pour s'imprégner de sa chaleur.

« Mais... Mais... », balbutia Ecthelion.

Les deux étudiants s'en allèrent, l'étudiant inquiet semblant maintenant rassuré. Belin, lui, observait le manège l'air amusé.

Après les deux étudiants, ce fut un groupe d'écoliers qui traversa le pont en courant. L'un d'eux s'arrêta dans sa course et rebroussa le chemin.

« Attendez, attendez, j'ai pas touché l'Cul ! »

Essoufflé, mais le visage sérieux, il se mit à toucher le derrière de la statue comme s'il touchait du bois. Puis il se remit à courir.

« Non mais ça va pas la tête ! », s'exclama Ecthelion.

« Messire, regardez ! »

Une femme enceinte venait vers eux, porteuse d'un panier rempli de victuailles. Elle posa le panier aux pieds de la rambarde, et entreprit de toucher le fessier de marbre, précautionneusement. Puis elle reprit son panier et s'éloigna.

« J'y comprends rien... », murmura Ecthelion.

« Messire, j'croyons que j'comprenons. En fait... »

« AH, il est là ! », s'exclama un promeneur.

Le promeneur en question, un artisan joaillier dont la profession se remarquait à son chapeau particulier, tendait déjà le bras, tout en faisant la conversation à son compagnon.

« Avec ça, je suis sûr que je vais gagner aux jeux ce soir, comme la dernière fois », expliqua le joaillier, tout en touchant l'arrondi des fesses, avant de s'éloigner.

« ...QUOI, MON CUL PORTE BONHEUR ?! », réalisa alors Ecthelion avec détresse.

Belin lui tapota l'épaule.

« Messire, si toucher les fausses fesses porte bonheur, est-ce que toucher les vraies porte encore plus bonheur ? »

« Oh vous faites attention à ce que vous allez faire... », répondit le seigneur de la Fontaine, soupçonneux.


 

Les pinces à linge

 

Ecthelion aimait se lever en premier le matin, car dans ce cas-là c'était lui qui allait réveiller son écuyer... Si celui-ci ne répondait pas après qu'il ait frappé à la porte, il fallait qu'il entre pour le réveiller, ce qui impliquait de le voir endormi.
Il ne savait pas pourquoi, mais il aimait bien le regarder Belin ainsi.

Quoique... Il aimait toujours le regarder, mais quand il était endormi, c'était un cas spécial.

Ce matin-là, l'humain ne répondit pas quand il frappa, alors il entra et se dirigea vers le lit. Hélas, cette fois ce ne fut pas le bien-être qui l'envahit quand il contempla le visage paisible du jeune homme blond, mais un frisson d'horreur.

Sur chacune de ses oreilles, il semblait bien que Belin avait fixé des pinces-à-linge en bois, comme pour donner à leur bout une forme pointue. Et ce n'était pas tout. Son avant-bras, qui dépassait hors de l'édredon, était complètement rasé.

Ecthelion en ravala sa salive, et ses propres oreilles lui brûlèrent.

Il saisit précautionneusement l'une des oreilles de la main gauche, et de la main droite, appuya sur la pince en bois pour la retirer. Le bout de l'oreille était complètement rouge. L'elfe en eut l'air complètement bouleversé. Mais il ne se laissa pas démonter, et se pencha un peu plus pour s'occuper de l'autre oreille. Quand il retira la pince, Belin eut un mouvement brusque, et il ouvrit les yeux en se débattant, hébété.

«  Pourquoi est-ce que vous avez fait ça ? », s'indigna Ecthelion.

«  Hein ? », répondit le jeune homme.

«  Les pinces sur les oreilles ! »

Mécaniquement, Belin se toucha les ouïes, puis vit les pinces dans les mains de l'elfe.

«  C'estoit parce que je voulions avoir les oreilles un peu plus comme vous messire. »

«  Un peu plus comme moi ? Mais pourqu... Et vos bras, montrez vos bras ! »

Ses deux avant-bras étaient rasés, tout comme ses joues et son cou. Ecthelion souleva les couvertures... Pour constater que son écuyer s'était aussi rasé le torse, le ventre et les jambes, sans doute dans l'espoir illusoire que ses poils repoussent moins drus.

«  Non mais ça va pas la tête ?! »

«  J'voulions juste ressembler plus à un elfe messire... Avoir une belle peau lisse comme la vostre. Je n'en pouvons plus d'être si différent et si laid. »

«  Mais arrêtez de dire ça ! »

«  Pourtant presque tout l'monde le dit messire. »

«  C'est parce qu'ils ne vous connaissent pas. Si ils vous connaissaient... »

«  Mais ils n'veulent même point faire ma connaissance. Et les filles elfes, elles disent que je suis trop petit et trop poilu. »

«  C'est parce qu'elles sont bêtes ! » s'indigna Ecthelion. « Moi je vous trouve magnifique comme vous êtes, vous le savez... »

Il le regarda avec de grands yeux humides et brillants. Puis il alla chercher un baume qu'il passa soigneusement sur les bouts d'oreilles meurtries.


 

Le goujat, I


Egalmoth et Glorfindel s'étaient brusquement mis à se caresser le menton. Iswen, la fille unique de Duilin de l'Hirondelle, venait de passer devant eux, pour aller se faire servir un verre par l'un des échansons.

« Une belle plante », apprécia Egalmoth.

« Elle a grandi vite », ajouta Glorfindel. « Je me souviens l'avoir vue quand elle n'avait pas vingt ans. »

Son regard se détourna de la jeune femme, pour se poser sur Ecthelion, qui avait réussi à faire venir son écuyer. Mais celui d'Egalmoth était resté fixé sur la femme-elfe. Elle portait, comme à son habitude, une robe très ajustée à la taille, qui faisait ressortir la largeur de ses cuisses.

Le visage d'Egalmoth se colora de rose. Intégralement.

« Bon sang... », se disait-il intérieurement. « Je n'ai jamais vu des cuisses comme ça... Et ses bras, ils sont ronds sans l'être trop... Argh, j'aime quand c'est bien dodu comme ça... Et sa poitrine... c'est quoi, un plastron ? On dirait qu'elle va exploser. »

« Oh », fit Glorfindel. « Je crois que je vais aller voir les musiciens, pour les féliciter. »

Egalmoth ne répondit pas. Iswen, son verre obtenu, semblait maintenant discuter avec quelqu'un, dont elle cachait une partie de la silhouette. Le regard du seigneur de l'Arche Céleste dévala l'échafaudage de cheveux brillants dressés en une construction compliquée, puis la nuque dégagée, couverte de duvet noir. Les épaules rondes, la taille comprimée par le corset... Et soudain, il se représenta défaire ses crochets, libérant par le dos tout le buste, et la jeune femme défaire son haut chignon et secouer ses cheveux d'une manière sauvage. Il arrachait et déchirait tout le haut de la robe.

Puis il vit.... son épouse apparaître dans son imagination, avec leurs trois filles.

« Oui... Je n'ai pas le droit de penser à ça... C'est mal. »

Il était rare que de telles considérations morales viennent s'immiscer dans ses délibérations personnelles.

« De toute façon, elle est occupée avec d'autres... Comme cet homme avec qui elle parle en ce moment... Sans doute un minet de son âge... »

Iswen était en effet en grande conversation, son visage exprimant la plus grande fascination. Elle semblait littéralement boire les paroles de l'elfe qui lui parlait.

« C'est bien ce que je pensais... Un jeune rimailleur qui lui compte fleurette... »

Soudain, sa vision se dégagea, et le visage de l'homme qui parlait à Iswen se découvrit. Ce n'était pas un minet ; c'était Penlodh.

« QUOI ?! »

De l'autre côté de la salle, Ecthelion avait l'air tout à fait mécontent.

« Messire, on dirait qu'vous faites la tête », opina Belin, tout épilé et coiffé en ce soir de fête.

« Je ne fais pas la tête. Je ne comprends juste pas pourquoi vous faites ça... »

« Faire quoi messire ? »

« C'est toujours pareil avec vous, quand on va quelque part... Il faut toujours que vous regardiez les femmes ! »

« Mais non. »

« Si, j'ai vu que vous regardiez la fille de Duilin. Inutile de nier. »

Aredhel, qui était à côté d'eux, avait entendu leur conversation.

« La fille de Duilin ? », intervint-elle. « Elle n'a pas une mère ? »

« J'en sais rien », répondit Ecthelion. « De toute façon, personne ne la connaît, sa mère. »

« Mais c'est quand même fou ! Vivons-nous dans une société si patriarcale que les femmes n'ont pas de nom propre, et sont connues uniquement d'après le nom de leur père ?! »

Ecthelion fronça les sourcils.

« Je ne sais pas... Oui ? »

Aredhel reposa son verre sur le guéridon le plus proche.

« Vous savez quoi ? », fit-elle à Ecthelion. « Je commence à en avoir plus qu'assez de cette ville ! »


Le goujat, II

Trois-cent cinquante ans plus tôt.

L'archerie de Tirion n'accueillait les escrimeurs que depuis quelques années, et cet événement avait d'ailleurs mené à une scission, une partie des professeurs à l'arc et la lance jugeant que l'enseignement de leur art ne concernait que la chasse, et non pas le fait de se défendre contre un agresseur imaginaire à l'aide de hachoirs que l'on n'avait auparavant vus qu'au-delà des mers, dans la poigne de créatures de triste mémoire.

L'adolescente qui en sortait ce jour-là, fréquentait aussi assidûment les gymnases. Grande et forte comme un homme, on aurait pu la confondre avec l'un d'entre eux, tant sa poitrine était cachée, et sa démarche, sans grâce. Le garçon qui l'accompagnait devait avoir le même âge qu'elle. Lui portait un arc, elle un fleuret de bois.

« Tu m'as encore impressionné, Fanalossë », avoua l'adolescent. « Tu as un tel talent pour les armes. »

« Ce n'est pas du talent, Ferna, je travaille dur. »

Ils allèrent s'asseoir sur un banc, non loin de l'étalage d'un vendeur de brocart.

« Je n'ai jamais vu quelqu'un porter autant de bijoux », fit remarquer Fanalossë en désignant le marchand.

« Qu'est-ce que tu as contre les bijoux ? »

« Rien du tout. C'est juste que je ne comprends pas comment on peut apprécier s'encombrer d'autant de choses sur les mains et les poignets. Regarde, il a même plusieurs boucles d'oreilles. C'est encore pire que Fëanor ! »

Son camarade avait l'air de réfléchir.

« Je peux te poser une question ? », demanda-t-il brusquement.

« Bien sûr », répondit la jeune fille.

Devant l'étalage du négociant, une femme brune à la peau pâle s'était arrêtée. Le détaillant sortit de sous son étalage une rose et la lui tendit.

« Hé bien… Je crois que je suis amoureux d'une fille. »

Quittant des yeux le spectacle qui se déroulait en face d'eux, Fanalossë tourna la tête vers son interlocuteur, ne parvenant à contrôler le rougissement de ses joues.

« Qui… Qui ça ? »

« Oh, une fille qui est vraiment formidable. J'adore tellement être avec elle, et discuter avec elle. »

« Je… Je la connais ? »

« Oui, tu la connais très bien. »

Il se mit à se triturer les doigts nerveusement.

« Elle a beaucoup de caractère, et une personnalité si originale. »

La rougeur sur les joues de Fanalossë s'intensifia. Son regard s'était mis à briller.

« Mais je ne sais pas quoi faire, car… Elle n'est pas considérée comme très séduisante. »

La lumière dans les yeux de la jeune fille s'éteignit brusquement, et elle pâlit.

« Pourtant, ce serait facile pour elle d'être un peu plus féminine. Elle pourrait prendre des cours de danse et de maintien, et faire des efforts pour s'habiller. Mais ça ne l'intéresse pas. Si seulement elle s'arrangeait un peu, nous pourrions... »

Il ne termina pas sa phrase : il venait de se prendre un direct en plein dans la joue gauche.

Le visage déformé par la colère, Fanalossë descendit les escaliers à toute allure, en se frottant le poing droit.

Lorsqu'elle fut sûre d'être assez loin, elle s'arrêta, et se laissa tomber sur la pierre la plus proche. Des larmes coulaient sur son visage encore juvénile. Elle les essuya d'un revers de main.

Elle devait se trouver non loin du palais de Finwë. Il y avait l'un des princes qui paradait là auprès des jeunes femmes, avec son grand chien. Et un autre, qui jouait de la lyre, et dont les cheveux étaient entremêlés d'or pur. Même lui aurait sans doute été une femme plus séduisante qu'elle !

Il sembla tout d'un coup à Fanalossë que la place était remplie de femmes attirantes, et de couples, qui marchaient bras dessus dessous, ou en se tenant la main, en ayant des gestes d'affection l'un pour l'autre.

Mais elle, elle devait être si peu digne d'amour qu'on pouvait lui jeter des ordures au visage.

L'ivresse, II

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Chapitre 14 : L'ivresse, II

 

 

La divination

Le devin noldo avait dégagé les cheveux de Belin et examinait l'ovale de chair, sa forme, son épaisseur, ses circonvolutions.

« Le bout est drôlement bizarre... On dirait qu'on l'a amputé. »

« Ah non », répondit l'humain, « j'l'avons toujours eu comme ça. »

« Et tous vos semblables sont ainsi ? »

« J'croyons bien. On n'a point les oreilles qui pointent. C'est chose d'elfe. »

« Evidemment, ça risque de rendre mes prédictions moins précises », déclara le devin d'un air docte.

« Bon alors, qu'est-ce que vous voyez ? », demanda Ecthelion, qui s'impatientait.

Le devin s'abîma dans la contemplation de l'oreille de l'humain, toute molle et douce, et qu'il touchait avec précaution... Comme s'il la caressait ? Les mains d'Ecthelion se crispèrent.

« Je suis au regret de vous le dire », annonça alors le devin, « mais il aura une vie très courte. »

Belin fit la grimace. Ecthelion émit un barrissement de désespoir.

« Mais est-ce que je vais trouver une bonne mie ? » demanda alors l'humain.

« Une quoi ? »

« Une femme », traduisit Ecthelion.

Le devin examina à nouveau les lignes de l'oreille.

« Non », conclut-il.

L'expression d'abattement de Belin ne s'arrangea pas.

« Cependant... Je vois quelqu'un qui vous aime. Et qui est très proche de vous... »

« Il s'agit sans doute de Meleth », pensa Ecthelion.

« Mais ce n'est pas une femme », poursuivit le devin.

Le seigneur de la Fontaine fronça les sourcils.

« J'me demandons bien qui ça peut être », dit alors Belin. « Mais comment est-ce que cette personne m'aime ? Est-ce qu'elle m'aime amoureusement ? »

« Les circonvolutions de votre oreille sont formelles. Cette personne vous aime d'amour. Et elle est extrêmement proche de vous. »

Sur le visage d'Ecthelion, une expression résolue succéda à celle du désespoir et de l'amertume.

« Ne vous inquiétez pas Belin ! », s'exclama-t-il. « J'empêcherai la mort de vous approcher ! Et aussi je vous protégerai de cet ignoble pédéraste qui est dans votre entourage ! »

« Messire, ce n'est point la peine... »

« Mais si ! Si il s'approche de vous, je lui rase la tête ! Argh, je suis sûr que c'est un de ces types pas clairs qui nous regardent quand on va se baigner ensemble aux thermes et qu'on se frotte. »

Le devin écarquilla les yeux. Puis il s'adressa alors à Ecthelion : « Je peux voir vos oreilles ? »

« Pourquoi ? »

 

 


 

L'ivresse, II

« Vous et Belin êtes maintenant très proches », fit remarquer Glorfindel à Ecthelion, lors de l'un de leurs désormais rituels arrêts à l'Auberge du Palais.

« Oui… », répondit Ecthelion, d'une voix qui laissait deviner une légère ivresse. «Et pourtant, parfois, j'ai l'impression que ce n'est pas assez… »

« Pas assez ? »

« Oui… Je ne sais pas comment l'expliquer… »

Le jeune elfe fronça les sourcils, fit glisser le bout de ses doigts sur son verre.

« On est presque tout le temps ensemble… Et puis on se donne des accolades, et des tapes dans le dos… On s'aide à se savonner quand on va aux thermes… Et souvent on dort ensemble, quand on est en mission. Mais, même là… C'est comme si il y avait encore un obstacle entre nous. »

« Un obstacle ? »

« Oui. »

Le regard bleu d'Ecthelion brillait, comme habité.

« J'aimerais… Qu'on puisse enlever ça. »

« Mais… Il n'y a rien à enlever… », dit Glorfindel, dont le visage s'était étrangement plissé. « Je veux dire, à part vos vêtements,… »

« Oui, nos vêtements de chair ! J'aimerais qu'on puisse les enlever, comme ça nos deux âmes pourraient être vraiment nues l'une contre l'autre. »

« Oh mon dieu », dit Glorfindel.

« Mais même ça, ça n'est pas encore assez », réalisa Ecthelion.

Son aîné, les yeux ronds, sirotait maintenant sa bière sans discontinuer.

« En fait… », poursuivit Ecthelion, « C'est comme si… C'est comme si… »

Les sourcils à nouveau froncés, il semblait en proie à une intense réflexion.

« C'est comme si je voudrais entrer en lui. »

À l'entente de cette phrase, le beau visage de Glorfindel se mit à exprimer la terreur la plus extrême.

« Qu'est-ce que… Qu'est-ce que vous venez de dire ? Entrer ?! »

« Ben, vous savez bien ce que veut dire entrer ! Aller à l'intérieur, pénétrer… »

« Ecthelion, taisez-vous pour l'amour de dieu. Et ce que vous me dites là… »

« Hé bien quoi ? »

« Ne le redites à personne d'autre. JAMAIS. »

 

* * *

Ecthelion n'écouta pas les conseils du connétable. Le lendemain, malgré sa sobriété retrouvée, il confia ses dernières réflexions à Belin, qui semblait partager tout à fait ses aspirations.

« Moi aussi Messire », déclara alors l'humain en lui touchant le bras, les yeux brillants, « j'aimerais qu'on soye dénudés tout contr' l'autre, et qu'nos noyaux puissent se toucher. »

« Vous aussi ! », s'exclama Ecthelion avec enthousiasme, un grand sourire sur les lèvres.

Mais le sourire se défit lentement. L'elfe se remémorait soudain le sens de cette métaphore belinienne.

« Non mais espèce de pervers ! Vous croyez vraiment que j'ai envie de faire ça avec vous ?!! »

« Mais messire ! Vous avez dit qu'vous vouliez qu'on s'déshabille… »

« Mais pas comme ça ! Non mais c'est fou d'être aussi obsédé ! »

« Je ne comprends point vos histoires… »

« C'est normal, c'est trop compliqué pour vous. »

 

 


 

Les pompes

Un sourire satisfait se dessine progressivement sur le visage de Belin, tandis qu'il observe Ecthelion en pleine séance d'entraînement, enchaînant les pompes, sa tunique déjà trempée de sueur.

C'est comme si ce spectacle l'hypnotisait, le plongeait dans un état second d'ivresse tant il est agréable – il ne s'agit pourtant que de son commandant faisant des mouvements verticaux et poussant des râles proportionnels à l'intensité de son effort.

– Quand Ecthelion voit que Belin le regarde, il accélère la cadence.

Le sourire de son écuyer grandit... Et, entre deux gémissements de douleur, celui d'Ecthelion aussi.

 

 


 

La conversion

Ce matin-là, la fille de Duilin avait envie de discuter avec la fille de Galdor.

« Alors, comment vont les choses avec Erection ? » s'enquit-elle abruptement auprès de l'autre jeune fille.

« Arrête de l'appeler comme ça ! » s'agaça Sîla, en tripotant ses longues nattes. Puis elle ajouta, boudeuse : « En plus j'ai appris ce que ça voulait réellement dire. Tu es vraiment dégoûtante ! »

« Je ne vois pas ce qu'il y a de dégoûtant là-dedans, répondit Iswen. C'est la nature. »

« Tout le monde ne s'intéresse pas aux garçons autant que toi. Le fils d'Enerdhil m'a même dit que tu draguais Penlodh. »

« Je ne drague pas Penlodh », s'offusqua Iswen.

« La nièce de Rog m'a aussi dit que tu faisais les yeux doux à Egalmoth ! »

« Alors lui ! Je n'ai pas besoin de lui faire les yeux doux pour qu'il me regarde. Il est tellement pathétique. »

« De toute façon, tu fais ce que tu veux. Moi, ma décision est prise. »

« Ta décision ? Quelle décision ? »

« Je veux devenir prêtresse de Yavanna. »

Iswen eut l'air à la fois surprise et choquée, et un peu paniquée.

« Tu n'es pas sérieuse ? »

« Je suis tout à fait sérieuse. D'ailleurs, je vais aller l'annoncer à Erect... euh Ecthelion. »

 

* * *

« Ma décision est prise, Ecthelion », déclara Sîla, alors qu'ils étaient en train de se promener tous les deux dans les jardins royaux.

« Quelle décision ? » demanda le seigneur de la Fontaine.

« Je vais devenir sœur de Yavanna. »

« Ah ouais ? » répondit-il mornement.

« C'est un grand changement qui va avoir lieu dans ma vie, sitôt que j'aurai revêtu l'habit et passé la cérémonie d'intronisation. Les sœurs qui font leurs vœux s'engagent à ne jamais se marier. Elles n'auront jamais d'époux ni d'amoureux. »

Elle guetta sa réaction. Mais Ecthelion se contenta d'hausser les épaules.

« Et elles doivent habiter dans le temple, elles peuvent moins voir leurs amis », ajouta-t-elle.

« Hun-hun », se contenta-t-il de répondre.

Sîla ne dit plus rien pendant cinq longues minutes, et Ecthelion non plus. Puis soudain, elle explosa.

« C'est tout ce que ça vous fait ?! » s'exclama-t-elle. « Vous ne pourrez plus me voir ni... »

« Ben... Si c'est ce que vous avez envie de faire », répondit Ecthelion, l'air surpris.

« Vous n'en avez vraiment rien à faire de moi ! »

Elle s'enfuit en courant, les larmes aux yeux. Dans sa course, elle bouscula Iswen. Cette dernière la retint par le bras, et lui dit d'une voix inhabituellement douce :

« Ecoute, j'ai bien réfléchi à propos de cette histoire de devenir sœur de Yavanna. Tu ne dois pas... »

« Oh toi laisse-moi tranquille ! » cria Sîla en la poussant.

Elle sortit du parc en pleurant de plus belle.

Ecthelion, resté seul, crut alors se souvenir d'un détail de l'intronisation des sœurs de Yavanna. Les nouvelles venues devaient couper leur entière chevelure pour l'offrir à la déesse.

Il se sentit soudain scandalisé.

« Quel gâchis ! Elle va couper ses longs cheveux, alors qu'ils sont si beaux ! Ils ressemblent tellement aux cheveux de Belin... »

 

 

 


 

Presque

Belin... Où était-il en ce moment ? Ecthelion décida d'aller lui rendre visite, se rappelant qu'il devait se trouver à la caserne.

Et il s'y trouvait effectivement. Le box de son cheval était ouvert, et l'écuyer, accroupi, était occupé à laver des brosses dans un seau. Avec tendresse, le regard d'Ecthelion s'attarda sur l'arrière de son surcot bleu et de sa tête, ses cheveux bien coiffés couleur de blé, dont une partie était attachée au-dessus des autres en une toute petite tresse. Que sa vie était plus agréable depuis que Belin en faisait partie ! Pour rien au monde il ne voudrait retourner à sa vie solitaire d'avant. L'idée de vivre sans son écuyer et meilleur ami lui était devenu inconcevable.

« Belin ! » appela-t-il.

L'humain tourna la tête, puis voyant l'elfe, se releva immédiatement.

« Oui messire ? »

Il regardait Ecthelion en souriant d'un large sourire. Recevant ce sourire, Ecthelion sourit à son tour – ou plutôt un sourire se fit sur son visage, de manière involontaire. Alors Belin sourit encore plus. Et Ecthelion sourit encore davantage.

« Vous... Vous voulez aller manger une crêpe ? » s'entendit demander Ecthelion.

Belin hocha la tête.

Le box rangé et refermé, ils se dirigèrent vers le quartier sindarin. Il y avait déjà beaucoup d'animation, et ils s'arrêtèrent dans une taverne un peu au hasard. Ils s'installèrent côte à côte sur une table non loin du comptoir, et commandèrent deux cidres et deux crêpes au beurre et au miel, au tavernier qui semblait un peu bourru.

Ecthelion, qui souriait toujours, regardait Belin avec insistance. Sentant qu'il devait dire quelque chose, ce dernier prit la parole :

« Alors messire, vous ne deviez point passer l'après-midi avec la dame Sîla ? »

« Si. Mais elle s'est enfui en pleurant, je ne sais pas pourquoi... Vous vous rendez compte qu'elle veut devenir prêtresse de Yavanna ? Alors qu'elle va devoir se raser la tête ? »

« Vous estes sûr messire ? J'croyions qu'c'étoient les soeurs d'Nessa qui coupaient leurs cheveux ? »

Ecthelion se gratta le front.

« Oui... Je crois que j'ai confondu... Mais comment vous savez-ça ? »

« C'était dans l'livre bleu qu'il y a sur l'étagère du salon messire. »

Le cidre et les crêpes, chaudes et odorantes, arrivèrent.

« Et vous, vous avez passé une bonne journée ? » demanda alors Ecthelion.

« Oui », répondit l'humain, les yeux fuyants.

« Vous êtes sûr de ça ? », insista l'elfe en se découpant un grand morceau de crêpe.

Belin baissa les yeux.

« Mais dites-le moi ! »

« Non... C'est juste que... Messire, est-ce que vous trouvez que j'ai un gros nez ? »

« Quoi ? Vous n'avez pas du tout un gros nez. Il est parfait, votre nez ! »

Il disait cela en contemplant le nez droit et un peu retroussé de Belin. Ses longues narines avaient quelque chose de rustique, mais Ecthelion trouvait que ce nez était vraiment beau et adorable.

« Pourquoi vous vous mettez à complexer sur votre nez ? J'espère que vous n'allez pas vous mettre une pince à linge dessus, comme vous l'aviez fait avec vos oreilles. »

« Mais c'est... »

« C'est qui ? »

« C'est l'chef d'la fanfare, il a dit que j'avais un gros nez », lâcha enfin Belin.

« Lui ?! » s'étonna Ecthelion. « Mais son nez fait deux fois la taille du vôtre ! En plus il a le menton fuyant. D'ailleurs, vous n'avez jamais remarqué que ce sont toujours les gens les plus laids qui critiquent le plus l'apparence des autres ? Mon père disait souvent ça. Je suis sûr que cet imbécile était jaloux de votre beauté. »

Belin devint tout rouge.

« Oh non messire, je n'sommes point beau », marmonna-t-il.

« Mais si ! Moi je trouve que vous êtes très beau. »

Il avait dit ça en souriant à nouveau. Alors Belin leva son visage encore rouge, pour le regarder de ses yeux bleus brillants. Les lèvres de l'elfe tremblèrent, et ses yeux se mirent à briller aussi. Son bras se tendit, et sa main se posa sur les cheveux blonds, pour en prendre délicatement une mèche et la caresser.

Confus, Belin baissa à nouveau la tête. Ecthelion avait l'air sonné.

À ce moment-là, le tavernier déposa un pichet d'eau sur la table, en fronçant les sourcils, puis repartit. Les deux amis se remirent à manger, avec un léger sourire aux lèvres, et les joues roses. Puis Belin, semblant réfléchir, se tourna soudain légèrement, sembla hésiter un instant, puis passa à son tour sa main dans les longs cheveux noirs d'Ecthelion.

Ecthelion le regarda avec étonnement.

« C'est vrai c'que vous m'avez dit messire ? Vous trouvez que j'sommes beau pour un humain ? »

« Oui, mais pas juste parmi les humains », répondit l'elfe. « Pour moi... Vous êtes le plus beau de tous les gens que je connais à Gondolin. »

L'expression sur le visage de Belin se fit alors indescriptible.

La poitrine d'Ecthelion se souleva, et du bout des doigts, il effleura le côté du visage de l'humain, s'attardant sur le bas de sa mâchoire couvert de poils.

Leurs yeux brillants se rencontrèrent, s'abîmant dans la contemplation des iris et du visage doux de l'autre. Étant assis côte à côte, leurs épaules se touchaient. Alors, comme pour matérialiser leur communion, leurs bouches se rapprochèrent... La tête d'Ecthelion se pencha, celle de Belin se tendit, et leurs lèvres se...

« On va fermer », fit une voix brutale.

Les deux amis sursautèrent, s'éloignant d'un coup.

« Hein ? » fit Ecthelion, comme quelqu'un qu'on vient de réveiller trop brusquement.

« On va fermer », répéta le tavernier.

« Mais il n'est que dix-huit heures », protesta Ecthelion.

« Vous n'avez qu'à aller ailleurs. Ce n'est pas les restaurants qui manquent dans le coin. »

Ils finirent leur crêpe et leur cidre à toute allure. Pourtant, il semblaient les seuls à se presser dans la taverne. Ecthelion avait l'air très mécontent.

Le tavernier parut soulagé quand ils atteignirent la porte de sortie.

« Je ne veux pas de dégénérés chez moi », expliqua-t-il à son employé, d'une voix involontairement sonore.

Belin était déjà sorti. Mais Ecthelion se retourna et regarda fixement l'aubergiste, les yeux flamboyants, interrogateurs. Puis il laissa retomber la porte derrière lui.

Dans la rue, Belin était tout guilleret.

« On va où maintenant ? » demanda-t-il.

« Nulle part. On rentre. Enfin moi je rentre. »

L'humain parut étonné de ce changement d'humeur, mais décida de le suivre. Ecthelion ne dit mot sur toute la première partie du chemin de retour. Ne cessant de lui lancer de courts regards furtifs, Belin semblait agité intérieurement. Dans un coup d'audace, il tendit le bras et passa sa main dans les cheveux de son comparse.

« Mais pourquoi vous faites ça ? » s'agaça Ecthelion.

« Parce que... Parce que vous l'aviez fait messire, alors j'voulons... »

« Laissez-moi tranquille », répliqua sèchement l'elfe.

Un éclair de douleur et d'incompréhension traversa le visage de l'écuyer.

Quand ils rentrèrent dans l'appartement, il essaya de retenir Ecthelion par les épaules, mais celui-ci partit directement s'enfermer dans sa chambre. L'humain alla donc s'asseoir sur le sofa du salon, l'air pensif et triste. Au bout d'une dizaine de minutes, il se releva et alla frapper à la porte de la chambre son ami.

« Messire ? J'pouvons vous parler ? »

Mais Ecthelion ne répondit pas. Belin voulut ouvrir la porte, mais il se rendit compte que celle-ci était fermée à clef.

 

Derrière le rideau

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Chapitre 15 : Derrière le rideau

 

Presque, II

Le lendemain de leur dîner avorté chez le crêpier, Belin s'était réveillé le premier, ce qui était rare. Il avait fait chauffer de délicieux pains au beurre, du bacon, et de l'infusion chaude au miel. Tout était prêt quand Ecthelion émergea, les yeux cernés.

« Messire, j'ai tout préparé, vous n'avez plus qu'à vous asseoir. »

Ecthelion  prit place mécaniquement sur le siège que lui présentait l'humain. Joyeux, ce dernier lui servit une tasse d'infusion accompagnée de pains au beurre.

« J'ai fait du bacon aussi Messire, car je sais que vous aimez ça. »

« Merci », bredouilla Ecthelion.

Il commença à manger son bacon glissé à l'intérieur de ses pains au beurre. Belin le regardait en silence.

« Je pensais à quelque chose », dit-il, quand l'elfe eut fini son premier pain. « On pourrait aller se promener dans la vallée aujourd'hui, tous les deux... Il fait vraiment très beau... »

« Je ne peux pas, j'ai une réunion à la Table Ronde... » mentit Ecthelion.

« Et demain alors ? »

Le seigneur de la Fontaine fit un signe de refus.

« Je ne peux pas non plus... »

La lueur dans les yeux de Belin s'éteignit.

« Oui, Messire, j'comprends... »

 

* * *

Quand Ecthelion eut terminé son petit-déjeuner, il se rendit au palais, où il rejoignit le bureau de Penlodh. Deux elfes en gardaient la porte, portant les insignes de la Tour de Neige, mais ils lui indiquèrent que le ministre était encore chez lui. Ecthelion prit l'adresse et gagna la villa, qui n'était pas très éloignée du palais.

« Je désire parler au seigneur Penlodh », déclara-t-il au portier de la maison, une demeure de plain pied de taille moyenne, en pierres blanches.

Le domestique s'éclipsa, puis revint quelques minutes plus tard. Il le guida à l'intérieur, lui faisant traverser un atrium où poussaient des plantes aromatiques autour d'une sorte de bassin, et le mena jusqu'à la pièce dans laquelle Penlodh travaillait chez lui, dès l'aube. Il y était assis derrière une table, en train d'écrire. Le jeune chevalier ne put s'empêcher d'admirer le bouquet de fleurs artistement sculpté qui ornait une console.

« Vous n'avez pas de secrétaire ? » demanda-t-il.

« Je n'en ai pas besoin », répondit le ministre d'une voix calme.

Il leva vers lui ses yeux bleu clair et sourit.

« Je vous écoute, seigneur de la Fontaine. Je suppose qu'il s'agit d'une affaire urgente. »

« Ma tante m'a tout raconté » déclara brutalement le jeune elfe. « C'est vous qui m'avez fait venir ici, à Gondolin, alors que j'aurais pu rester en Hithlum. »

Penlodh détourna la tête.

« La ville ne vous plaît pas ?  »

« Là n'est pas la question ! Pourquoi avez-vous fait ça ? »

« J'ai sauvé votre vie. »

Il se leva. Si Ecthelion était grand, le conseiller, Vanya par sa mère et Noldo par son père, l'était encore plus. Ses cheveux n'étaient encore pas tressés  ; d'un châtain clair doré, ils tombaient librement de chaque côté de son visage, extrêmement lisses, et dans son dos jusqu'à la taille. La lumière du matin les faisait briller.

« Pourquoi dites-vous cela ?  » répondit Ecthelion, la bouche tremblante. « Ma tante m'aurait protégé si... »

« Votre tante vous aurait envoyé cueillir des fraises dans la forêt et on ne vous aurait jamais retrouvé... » compléta sobrement l'autre elfe.

Il se saisit de la théière posée sur un guéridon, en remplit une tasse, qu'il proposa au chevalier de la Fontaine, qui la repoussa de la main.

« N'importe quoi ! Elle n'aurait jamais faire ça... »

« Vous croyez ? » répondit Penlodh en  reposant la tasse. « Je l'avais croisée à l'époque où elle n'était qu'adolescente, au lac Mithrim. Elle passait son temps à tuer des animaux. Ce n'est jamais bon signe, à cet âge. Par la suite, elle a fini par acquérir un grand nombre de responsabilités. Elle ne vous aurait jamais laissé diriger la Maison de la Source à sa place, pour la seule raison que vous êtes né mâle. Ici, vous avez votre propre maison, là-bas, elle a la sienne. Votre venue à Gondolin a évité un conflit inutile. »

La main droite d'Ecthelion se crispa.

« Je ne vous crois pas... »

« Libre à vous de croire ce qu'il vous plaît de croire. »

« Et... et l'adoption  ? Elle m'a dit que vous vouliez me faire adopter par le roi... Mais personne ne m'en a jamais parlé... »

« Sa majesté Turgon l'a envisagé, un temps. Puis en a décidé autrement. »

« Je n'étais pas assez bien  pour lui, c'est ça ? »

« Je ne le formulerais pas en ces termes. Ce qui a trait au gouvernement d'un Etat ne semble pas être fait pour vous. Vous vous seriez ennuyé. »

Soudain, Ecthelion crut entendre la voix de sa tante, chuchoter à son oreille. C'est le roi des comploteurs... Ne crois pas un mot de ce qu'il te dit.

« Ai-je répondu à toutes vos questions  ?  »

Il sourit à nouveau.

« Oui... », répondit Ecthelion.

Ce n'est qu'un hypocrite...

 



Le Grand Remplacement

Ce soir-là, Glorfindel s'était rendu à l'opéra. C'était une grande première, une toute nouvelle œuvre, Helcaraxë, narrant l'exode terrible des Noldor à travers la Glace Broyeuse – le premier opéra écrit en sindarin. La musique était belle, les chanteurs performants, mais quelle ne fut pas la surprise du connétable de Turgon lorsque à la fin de la pièce, à la bataille de Lammoth, il vit un personnage qui lui était inconnu tuer le chef orque à sa place – un certain « Argon »... Après ce fait d'armes glorieux, le jeune elfe décéda, et l'on vit Fingolfin s'avancer sur scène, déplorant, en une aria pathétique, la mort de celui qu'il affirmait être son fils.

Le seigneur de la Fleur d'Or n'y comprenait plus rien. L'opéra terminé, il alla consulter le librettiste.

« Vous vous êtes trompé, à un moment... Celui qui a tué le chef orque, à la bataille de Lammoth, c'était moi... »

L'artiste balaya la critique d'un revers de main.

« Oui, je sais, mais ça n'avait guère d'intensité lyrique. Je voulais montrer la souffrance d'un roi qui est aussi un père, exilé du paradis, et confronté pour la première fois à la mort. »

« Mais Fingolfin n'a jamais eu de fils qui est mort... Encore moins avec un nom aussi bizarre. »

« Je me suis renseigné sur la famille royale », expliqua le Sinda. « Fingolfin désirait avoir un quatrième enfant, qu'il avait prévu de nommer Arakáno... »

« Mais non », corrigea Glorfindel. « Arakáno était son deuxième nom maternel à lui... Ingoldo Arakáno...  »

« Quelle importance ! Dans notre langue, cela se transcrit par Argon. D'après ce qu'on m'a dit, Anairë, l'épouse de Fingolfin, ne voulait plus avoir d'enfant, s'étant éloignée de son mari, à cause de son amour tragique pour sa belle-soeur Eärwen. »

« Quoi ?! »

Les siècles passant, Glorfindel avait failli oublier cette rumeur qui courait à Valinor... Turgon affirmait toujours qu'elle avait été lancée par les Fëanoriens, pour ridiculiser le second fils de Finwë, dont la légitimité n'était pas acceptée par les plus virulents d'entre eux.

« J'ai bien connu Anairë à Valinor », répliqua le connétable. « Elle n'a jamais... »

« Hum... Vous êtes vexé parce que je vous ai enlevé de l'histoire ? Mais je ne pouvais pas ajouter un nouveau personnage secondaire... Argon avait plus d'impact. »

« Mais Argon n'existe pas ! » gémit Glorfindel, encore plus vexé d'être qualifié de personnage secondaire.

« C'était un artifice scénaristique, qui me permettait de développer le personnage de Fingolfin, à travers une fracture morale : l'homme est tiraillé entre ses sentiments personnels, et l'intérêt de son peuple. Malgré les épreuves, il doit continuer à aller de l'avant. »

Glorfindel hocha la tête, les yeux révulsés. Je ne suis pas le plus à plaindre, pensa-t-il. Si cette pièce est jouée à Eithel Sirion, le Grand Roi va en faire une attaque.

Il fallut cependant au connétable quelques temps pour se remettre de ses émotions. Un autre jour, il passa devant le célèbre théâtre de marionnettes de Gondolin. La représentation était pour les enfants, mais Glorfindel resta regarder de bon cœur, car il reconnut l'épisode : il s'agissait de la fois où, habitant encore Vinyamar, il était allé délivrer un haut seigneur qui s'était fait capturer par les orques. Il se rappelait encore avec précision les précipices abrupts, l'antique pont en pierre noire, les pièges à boule de feu cachés dans les murs du donjon. Pourtant, lors du moment fatidique, nulle marionnette aux boucles d'or, mais les seuls pantins de Maedhros et Fingon. Reconnaissable à ses habits bleus et à ses nattes, Fingon Astaldo arrivait à cheval pour délivrer Maedhros, et dans le donjon, il évitait des boules de feu qui étaient devenues des pompons de laine orange, lancés par une main invisible. Puis, au son pur de la harpe, il chantait son doux et célèbre chant pour retrouver l'elfe kidnappé, qui lui répondait, sa voix perçant les murs épais de la forteresse qui les séparait l'un de l'autre. C'était toujours le moment préféré des spectateurs.

Quand les rideaux du petit théâtre se refermèrent, Glorfindel alla demander des explications.

« Les enfants adorent l'histoire de Maedhros et Fingon ! » répondit le marionnettiste. « Alors j'ai décidé de les mettre en scène une nouvelle fois. »

« Mais c'était mon aventure ! » se lamenta Glorfindel.

« Je suis désolé... »

Le ventriloque s'avança vers les quelques enfants qui étaient restés, les marionnettes de Maedhros et Fingon dans les mains, et les fit danser ensemble, ce qui rendit les petits très heureux.

«  Au fait, comment vous faites les bruits de sabot ? C'est très réaliste.  »

«  Ah, ça ? Mon assistant entrechoque des noix de coco. Vous voulez que je vous montre ?  »

 

* * *

L'exil des Noldor était à la mode en ce moment : au théâtre, une pièce picaresque sans musique dans le goût moderne, relatant la rébellion de Fëanor, et les multiples péripéties qui la suivirent, jusqu'à l'incendie de Losgar, fut également créée à la même période. Le seigneur de la Fleur d'Or en fut assez satisfait, car l'intrigue était fidèle à ce qu'il avait vécu lui-même, malgré quelques coupes nécessaires au rythme d'une œuvre dramatique, et le fait que Maedhros soupirait après une fiancée laissée à Valimar. Lors du dernier acte, les Noldor arrivaient au Nord d'Araman, infesté de bêtes sauvages.

« C'est là ! » pensa Glorfindel, joignant les mains d'impatience. « Je vais intervenir ! Je me demande à quoi va ressembler le comédien qui joue mon rôle... »

Un personnage au cheveux blonds s'avança face aux loups, dégainant une épée. Mais ce n'était pas Glorfindel...

C'était Elenwë.

« Quoi ?! »

« Arrière, bêtes maléfiques ! Je ne vous laisserai pas faire de mal à Idril ! »

Elle se mit à agiter son épée en face de comédiens vêtus de peaux velues.

Cela faisait longtemps que le visage de Turgon, qui assistait à la pièce lui aussi, ressemblait à celui d'une personne qui a bu du lait tourné. Quant à Ecthelion, il avait tout simplement quitté la salle, laissant Belin seul aux côtés d'un siège vide, l'air triste.

« Il est agacé par ce terrible scénario, lui aussi », songea Glorfindel, mortifié.

Quand la pièce fut terminée, il rejoignit le hall d'entrée. Là, il crut entendre la voix d'Ecthelion. « Pourquoi vous m'avez encore touché les cheveux ?! » « Mais Messire, vous vous étiez appuyé contre moi... » « N'importe quoi ! »

Les jours suivants, le connétable se mit en devoir de retrouver l'auteur de la pièce. Il parvint à obtenir un rendez-vous avec le dramaturge, un Noldo aux paroles très catégoriques, et qui portait ses cheveux courts.

« Je voulais faire de la défunte épouse de notre roi une femme forte, qui soit une source d'inspiration pour les petites filles d'aujourd'hui. »

« Mais c'était déjà une femme forte. C'était une grande architecte ! »

« Sauf votre respect, l'architecture, ça ne fait pas rêver... »

« Vous ne vous êtes jamais retrouvé sur un champ de bataille », faillit dire Glorfindel. Mais il laissa là l'écrivain, et gagnant le parvis du palais, il s'assit sur la margelle de la Fontaine du Roi. Une brise printanière fit flotter au vent ses cheveux d'or.

« Je suis maudit ! » conclut-il, mélancolique.

La Malédiction de Mandos touchait tous les Noldor qui avaient quitté Aman... En ce qui le concernait, elle prenait cette forme étrange.


 

 La chanson

Comme Hildor était pris par ses obligations au conservatoire, le roi de Gondolin avait convié à la cour, pour sa distraction, Nieninquë et Ecthelion, venus avec leur harpe et flûte.

« Quel air désiriez-vous que nous vous jouions, majesté  ? » s'enquit la sœur de Penlodh, en faisant la révérence.

« J'aimerais écouter celui que joua mon frère au Thangorodrim », se contenta de répondre Turgon. « Cela serait-il possible ? »

« Oui  », s'empressa de répondre Ecthelion. «  Je l'avais joué avec le seigneur Fingon quand il m'avait invité dans sa tente ! »

Le roi tendit une main  défensive : « Je ne veux pas en savoir plus. Gardez les détails pour vous. »

Plus noble que jamais dans sa robe en mousseline, Nieninquë commença à égrener les cordes, et Ecthelion le Beau souffla dans sa flûte magnifique. Après quelques mesures, la femme-elfe se mit à chanter, avec une voix haut perchée qui donnait à cette chanson simple une portée plus artistique  :

Quand au matin les fleurs éclosent

Je ne peux croire leur éclat.

Tenu par la peur et la mort longtemps

Seul, j'ai erré.

 

Sous les feuilles d'argent étincelle la rivière

Et les rires de ceux qui s'aiment.

Car ici est le lieu où le cœur est léger

Ici est le lieu où rien jamais ne meurt.

 

Les yeux du roi commençaient à s'embuer. Penlodh, qui était apparu mystérieusement à sa droite, lui tendit un mouchoir de dentelle.

 

Mais pendant que Turgon se mouchait bruyamment, bien loin de Gondolin, à plus d'une centaine de lieues à l'est, dans sa forteresse gelée, Maedhros chantonnait lui aussi.

Ce jour où je te regardais tu me voyais aussi.

Mais me voyais-tu, ou me regardais-tu  ?

 

à suivre

La grande illusion

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Chapitre 16 : La grande illusion

 

La Querelle

« J'en ai assez de ces chansons sentimentalistes ! » s'exclama Ecthelion de La Fontaine, tandis qu'Hildor récitait sa dernière création, dans laquelle il retraçait la rencontre entre Thingol et Melian.

« C'est vrai que toutes les rencontres ne sont pas romantiques », fit remarquer Egalmoth. « Tenez, les parents d'Ecthelion, qui se sont rencontrés lors d'un match de pancrace... »

« N'importe quoi ! » protesta l'intéressé. « Ils sont tombés amoureux en se battant en duel à l'épée, l'un contre l'autre, durant un jour et une nuit ! »

« Et moi je vous dis qu'ils se sont rencontrés lors d'un tournoi de pancrace ! »

« Je sais mieux que vous quand même ! »

« Il a raison », dit Glorfindel. « Je m'en souviens ! »

300 ans auparavant.

« Quelle beauté... » ne pouvaient s'empêcher de murmurer les Valinoriens de toutes origines qui stationnaient dans la Stoa du Palais des Arts. Sur l'estrade de pierre, éclairé par la lumière tombant d'une myriade de minuscules ouvertures percées dans le plafond, un groupe de musiciens jouaient. Ils portaient sur leurs vêtements l'étoile de Fëanor, l'emblème du fils aîné de Finwë, le plus doué de tous les Elfes Profonds.

De tous ces Eldar magnifiques, celui qui jouait de la harpe était certainement le plus beau. Ses pommettes hautes et taillées en biais mettaient en valeur de manière exquise ses longs yeux et sa bouche large et dessinée. Ses cils étaient longs et inhabituellement fournis, et ses cheveux noirs, lisses, possédaient des reflets argentés rappelant le minerai de graphite. Les jeunes filles se pâmaient dès qu'il commençait à jouer ou leur adressait une œillade. Il n'était pourtant pas noble : il n'avait pas de blason personnel.

L'amie de Fanalossë lui avait fait faire un détour jusque ici, pour écouter le groupe. D'habitude, ils jouaient avec Maglor, le grand chanteur de la famille royale, mais cette fois, ce dernier n'était pas là.

« Quel est ce joli-cœur ? » dit la future guerrière avec mépris.

« C'est Korma le Beau, de la Maison de Kanafinwë… On dirait un maia tant il est divin ! »

« Pff… Je ne vois pas ce que tu lui trouves. Cela se voit qu'il porte du maquillage. »

« CHUT », fit un auditeur.

Fanalossë haussa les sourcils, qu'elle portait toujours dédaigneux sous son court front bombé. Elle était très grande, aussi grande qu'un homme, et très musclée. Ses cheveux brun foncé aux reflets chauds étaient noués en tresses à l'aide de simples lacets de tissu. Ses vêtements étaient pratiques, ajustés comme ceux des athlètes, ce qui mettait sa silhouette androgyne en valeur. Dans son dos, on ne pouvait que remarquer le carquois fermé marqué du sigil du deuxième fils de Finwë, Nolofinwë Ingoldo, appelé plus tard Fingolfin.

Au bout de quelques minutes, la musique la gagna, elle aussi. Elle regarda plus attentivement le rhapsode.

« Franchement, il ressemble à une fille », murmura-t-elle à son amie. « Je suis plus musclée que lui. »

« Chut...  » fit à nouveau l'un de leurs voisins.

« J'ai le droit de parler à mon amie  », dit Fanalossë. « C'est un portique publique, pas un théâtre. »

« CHUT ! »

Cette fois, Korma cessa de jouer, bientôt suivi par ses compagnons musiciens.

« Que se passe-t-il ? Pourquoi interrompez-vous notre musique ? »

Sa belle voix se fit entendre pour la première fois, froide et sonore dans la grande allée des Vanyar et des Noldor.

« Je ne désirais pas vous interrompre », répondit fièrement Fanalossë. « Je disais juste quelque chose à mon amie... »

Le musicien la balaya du regard ostensiblement, s'arrêtant sur les yeux gris flamboyants, les épaules nues et fortes, la poitrine peu visible, la taille fine, les longues jambes fuselées aux cuisses musclées...

« Tu es assez jolie », apprécia-t-il.

« C'est faux ! » répondit-elle en rougissant.

« Laisse... » dit le flûtiste du groupe, avec un sourire narquois. « C'est une partisane du Bâtard. Regarde son carquois... »

« Qui tu appelles Bâtard ?!  » s'exclama Fanalossë. « Ton sorcier qui passe son temps terré dans son antre, fils d'un ancien mariage passé et révolu ? »

Le flûtiste en resta d'abord bouche bée. Puis il ouvrit son étui à flûte et en sortit une lame forgée récemment. Il y eut des murmures dans l'assistance : nombre d'entre eux n'avaient jamais vu d'épée : pour eux c'était un instrument de cuisine ou de menuiserie, mais démesuré, manifestement dédié à mutiler la chair, ainsi qu'aux temps sauvages et douloureux de Cuiviénen.

Le Fëanorien brandissait son arme, en direction de la femme-elfe.

« Retire ce que tu viens de dire, chienne singeant l'autre sexe ! » s'exclama-t-il.

Fanalossë, enragée, prit son carquois et en sortit à son tour une épée.

« Tu vois, j'en ai une moi aussi  ! Et j'ai appris à m'en servir ! »

Les murmures redoublèrent, cette fois de peur.

« Arrêtez ! » s'exclama brutalement Korma.

Tout le monde se tut. Le joueur de harpe descendit les quelques marches qui séparaient l'estrade de pierre du reste de la Stoa, calme et hiératique.

Une fois debout, on percevait qu'il était grand, et sa démarche témoignait d'un entraînement physique poussé. Il s'arrêta devant Fanalossë.

« C'est moi que cette femme a insulté en premier, avant d'insulter notre seigneur. C'est donc moi qui vais l'affronter. »

Il glissa sa main droite sous sa longue chasuble sombre, et en sortit un sabre.

« Tout le monde a une arme ?! » s'étonna un elfe blond vêtu de vert, dans le public.

« Soit », dit Fanalossë. « Je vais abîmer ton joli minois. »

Le musicien ôta sa chasuble, et la jeta sur le sol. Les spectateurs s'écartèrent. La femme-elfe frappa le premier coup, que son adversaire contra élégamment. Un deuxième suivit, et cette fois l'homme répliqua. L'échange se poursuivit tout le long du portique. Certains elfes avaient fui ; d'autres accoururent, pour observer les duellistes.

« Tu ne te débrouilles pas mal, pour quelqu'un qui parle si fort », dit l'homme.

« Et toi pour un mâle qui met du khôl sur ses yeux ! » répliqua-t-elle.

Elle l'avait poussé contre une colonne ; ses bras étaient extraordinairement musclés, et elle contraignit l'homme à rétracter les siens. De la main gauche, alors, elle toucha ses cils, pour confirmer ses dires, mais le bout de ses doigts resta propre.

« Ils sont comme ça au naturel ! » protesta le trouvère, qui profita de ce moment pour la repousser.

« Ce n'est pas possible ! »

Elle sortit du portique en courant, pour redonner des forces à son bras fatigué. L'autre la suivit.

« Tu t'enfuies, Fanalossë ! »

La femme-elfe se retourna.

« Comment connais-tu mon nom ? »

« Nous nous sommes déjà vus... Tu ne t'en souviens pas ? Au tournoi de pancrace ! »

« Ça m'étonnerait ! »

En vérité, le visage de l'homme était tellement tuméfié pendant le match, qu'il lui était impossible de faire le rapport entre son adversaire d'alors et le rhapsode aux traits fins et aux longs cils noirs qui lui faisait face à présent.

« Mon nom est Korma ! » dit l'elfe.

« Très bien, Korma ! Je t'attends. »

Elle était montée sur l'un des bancs de pierre du parc.

L'autre la rejoignit en un éclair, et ils croisèrent le fer une nouvelle fois. Un groupe d'elfes, partisans de Fëanáro ou d'Ingoldo, les suivirent aussi, dont l'elfe blond vêtu de vert. Korma tournoyait sur lui-même avec grâce, vif et souple ; Fanalossë frappait comme une brute : entre ses mains aux ongles coupés court, son épée était une hache.

« Tu es vraiment très forte ! »

« Tu n'es pas si mauvais », admit-elle avant de lui asséner un nouveau coup, plein de rage.

L'elfe l'évita en passant derrière une statue de Manwë, qui le reçut à sa place de plein fouet. L'oeuvre de Nerdanel en retira une belle cicatrice. Cela ne sembla pas perturber Korma.

« Dans ma famille, nous aimons que les femmes cultivent leur force physique », déclara-t-il. « Ma mère est capitaine de navire, dans la baie d'Eldamar. Elle fait des merveilles avec un harpon. »

« En quoi cela me regarde, ce que fait ta mère ? »

« Elle t'appréciera, quand je te présenterai à elle. »

Les joues de Fanalossë devinrent roses. Puis elle fronça les sourcils.

« Pourquoi dis-tu ce genre de choses stupides ? »

Korma se contenta de sourire. Et brusquement elle ne le vit plus.

« Où es-tu passé ?! Lâche ! »

« Je suis là haut. »

Elle aperçut sa silhouette, sur le toit, ses longs cheveux noirs flottant au vent.

« Rejoins-moi si tu y arrives. »

 

* * *

Le groupe de spectateurs ne cessa de grossir, s'agglutinant autour du temple des arts, pour regarder les deux escrimeurs s'affronter sur le toit des propylées. Même le sergent du district les admirait au lieu de les interrompre. Comme l'un des duellistes était une femme, les nouveaux arrivants avaient du mal à croire que ce qu'ils regardaient était autre chose qu'une démonstration sportive.

« La beauté des combats, que nous menions en Endor », songèrent aussi certains Noldor, le visage grave.

« Depuis combien de temps se battent-ils ? » s'enquit un elfe aux cheveux coupés courts, vêtu d'une tenue blanche d'ermite.

« Une heure je crois... » répondit Laurefindil.

« Tu es fatigué ! » clama Fanalossë, faisant face à son adversaire sur le toit.

« Toi aussi... » murmura Korma, en essayant de reprendre son souffle.

La femme-elfe décida de ne pas lui laisser de répit. Au terme d'un quart d'heure de joute supplémentaire, elle finit par réussir à le désarmer, envoyant son épée à l'autre bout de la terrasse, le faisant trébucher, et tomber à terre, sous elle. Elle posa le bout de sa lame au centre de sa poitrine.

« J'ai gagné », dit-elle sobrement.

« Oui... » dit Korma, fermant ses yeux aux longs cils noirs. « Tu m'as touché au cœur. »

Il sortit une fleur de l'intérieur de sa tunique, et la lui tendit.

 

* * *

 

« Comme quoi, j'avais tout de même raison... » dit Egalmoth.

« Mais c'est aussi très romantique, ce duel... » opina le roi. « Qu'en pensez-vous, Ecthelion ? »

Le chevalier de la Fontaine haussa les épaules.

« Que s'est-il passé après ? » s'enquit Galdor, curieux.

« Mon père est allé jouer de la harpe sous sa fenêtre ! Pendant une semaine ! »

« Traduisez : pendant deux heures... » dit Egalmoth.

« C'est peut-être la conversion de temps valinorien », osa Voronwë d'une voix timide.

« Et ensuite ? »

« Atar a invité Mamil pour un rendez-vous, mais elle n'est pas venue. Car elle pensait qu'il n'était qu'un vil séducteur. »

« Ils sont têtus dans la famille », dit Turgon.

 


 

Belin Laurëambos

 

Les semaines passèrent, et l'été s'installa à Gondolin. Belin restait souvent sur la terrasse de l'appartement, pour avoir de l'air. Ce jour-là, il s'y tenait torse nu car il faisait très chaud, debout, essayant d'apprendre à peindre. Mais même partiellement dévêtu, il avait conservé le pendentif qu'Ecthelion lui avait offert.

« Je crois que j'ne suis pas très doué  », dit-il à voix haute.

Ecthelion passa derrière son chevalet.

« Qu'est-ce que c'est ?  »

« Un bouquetin Messire.  »

Ecthelion resta derrière lui à le regarder peindre quelques minutes, par-dessus son épaule. Le soleil faisait briller ses cils blonds qui s'inclinaient sur ses yeux bleus.

« C'est tellement beau...  », murmura Ecthelion.

« Mon tableau ?  » demanda Belin.

« Non, vos yeux...  »

Les joues de l'humain devinrent roses.

« Oh non, ce n'est point vrai...  »

« Si. Et la manière dont le soleil fait briller vos cheveux et tous vos poils...  »

Les joues de l'humain passèrent du rose au cramoisi. Son pinceau avait dérapé et il avait zébré d'ocre la joue de son animal.

« On dirait comme des filaments d'or sur votre torse...  », dit Ecthelion. « On devrait vous appeler Belin au torse d'or.  »

« Ah non Messire, j'n'veux point porter un nom aussi ridicule !  »

« Pourquoi serait-ce ridicule ? Vous avez un très beau torse, qui correspond aux canons artistiques. Et en plus vous avez de l'or dessus.  »

Comme pour démontrer son propos, il fit passer sa main sur les pectoraux, de plus en plus poilus, de l'humain.

Belin en laissa tomber son pinceau, et tourna la tête en arrière, vers Ecthelion, comme pour obtenir un complément d'information en regardant son visage. L'elfe avait les yeux à la fois assombris et brillants, la bouche entrouverte. Le regard de Belin fut comme  capturé par la dilatation de ces pupilles, et il étira la tête en arrière, tandis qu'Ecthelion l'entourait de son bras, la main posée sur son torse scintillant.

A son tour, le regard d'Ecthelion fut capturé par le regard, devenu brillant, de l'humain, et les grands disques noirs qui s'y étaient ouverts, et le visage lumineux qui lui apportait un tel bien-être. Il baissa la tête involontairement, comme pour rejoindre ce visage, et entrer dans ces yeux. Il en était de même pour Belin, qui continuait à étirer la tête, tandis que plus rien d'autre n'existait autour d'eux... Leurs bouches se fermèrent et se joignirent en un baiser minuscule.

Ecthelion sursauta et s'éloigna d'un bond.

« Mais ça va pas la tête ?!  » s'exclama-t-il.

« Quoi ?  » demanda Belin, l'air sonné.

« Vous avez encore recommencé !  »

« Mais messire, vous aussi... Et vous me faisiez des yeux !  »

« Des yeux ? Quels yeux ?  »

« Des yeux comme si qu'vous vouliez m'faire des choses...  »

« Mais vous ne pensez vraiment qu'à ça !  »

L'elfe rentra à l'intérieur de l'appartement.

« Ce n'était pas moi tout seul, Messire !  » s'exclama Belin en colère. « Ce n'est pas bien d'mentir ! Vous étiez tout fragrant !  »

« Ça ne veut rien dire votre mot !  » répliqua Ecthelion avant de claquer la porte de sa chambre.

 


 

Un bon parti, II

 

Fingon regrettait parfois que son père n'ait pas choisi Vinyamar comme capitale. Si à Barad Eithel, dès le début de l'automne, et tard dans le printemps, les flocons venaient à tomber, l'été en revanche, il pouvait occasionnellement faire très chaud. D'un autre côté, cela lui rappelait Valinor : dans les régions les plus proches des Arbres, les hommes s'y promenaient librement torse nu à tout moment de la journée.

« Je t'envie », dit soudain Maica. « Moi je ne peux pas enlever le haut. »

« J'étais justement en train d'y penser... J'aime bien le faire par cette chaleur. »

« Ah bon, tu aimes enlever mon haut  ? »

Elle ponctua cette remarque d'un coup de coude.

« Evite de faire ça… Vois qui nous guette, là-bas, en embuscade. »

Il fit un signe discret du menton vers la droite. Là, dans les jardins suspendus de Barad Eithel, à quatre arbustes en pot de distance, le Grand Roi des Noldor, entouré de conseillers et grands seigneurs, les dévisageait d'un air solennel. Il s'avança vers eux. Avec lui venait Irimë, appelée aussi Lalwen, la sœur cadette de Fingolfin, toujours le sourire aux lèvres. Egalement le seigneur de la Herse, dont le domaine était en Hithlum ; le seigneur des Hauts Pins, l'un des vassaux de Fingon, en Dor-Lómin ; et enfin le Sinda Gildin, seigneur de l'Epervier, grand commandant, aux yeux verts et aux très longs cheveux châtain clair, dont les mèches ressortaient sur ses habits gris, en grandes ondulations – un homme magnifique.

Mais ils ne les avaient pas atteints que Fingon vit Maica se pencher en avant.

« Tu vas bien  ? »

Elle éleva sa main, qu'elle avait portée à son nez ; sur la paume pâle, il y avait une éclaboussure de sang. Elle tourna les talons de manière abrupte.

« Majesté », dit Fingon, se courbant. « Madame », ajouta-t-il, à l'adresse de Lalwen.

« Mon prince, qu'est-il arrivé à la Dame de la Source ? » s'enquit Gildin.

« Elle s'est mise à saigner du nez », répondit Fingon à l'adresse du groupe. « Elle ne souhaitait pas vous manquer de respect. »

« Vous avez l'air de bien vous entendre, en tout cas... » dit Lalwen.

Fingon aimait regarder le visage jovial de sa tante. Il l'avait toujours appréciée, mais il y avait également une autre raison : si Turgon avait retiré de leur mère Anairë la couleur de cheveux et de peau, il ressemblait beaucoup à Lalwen en ce qui concerne les traits du visage – en tout cas, si on retirait l'air jovial. Elle-même ressemblait beaucoup à son père Finwë. Quand Lalwen était là, Fingon se sentait vraiment en famille.

« Elle est de noble maison, bien que récemment annoblie », déclara brusquement Fingolfin, comme si il évaluait à haute voix un produit au marché.

« Qui ça ? »

« La Dame de la Source. »

« Mais… Nous ne sommes qu'amis. »

Dans les beaux yeux verts de Gildin, le seigneur de l’Épervier, Fingon eut l'impression que ces mots suscitèrent une sorte de soulagement.

« Alors je t'enjoins de faire attention à la manière dont tu te comportes en public avec elle », répondit le roi. « Tu ne voudrais pas que sa réputation soit mise en cause. »

Ces propos réfrigérèrent le prince d'un coup.

« Non Père », répondit-il d'une voix éteinte.

 


 

La grande illusion

 

Meril, la fille unique de Gildin, avait revêtu sa plus belle tenue pour venir écouter le Prince Fingon jouer de la harpe et chanter devant la cour. Que sa voix était belle ! Quand elle l'écoutait, elle avait l'impression qu'il chantait ces mots galants à son oreille, de sa voix douce et masculine à la fois. Ce jour-là, le fils de Fingolfin chantait la douleur d'un elfe séparé de son amour ; Meril en avait les larmes aux yeux, tant l'émotion dans sa voix semblait sincère.

Plus tard dans la soirée, l'elfe vint admirer la superbe mise de la jeune fille. Émerveillé, il stationnait devant elle, cherchant ses mots.

« Je n'ai jamais rencontré de femme comme vous », déclara-t-il.

La damoiselle en ouvrit la bouche de surprise et de délice.

« Qui s'habille comme vous... », poursuivit Fingon. « Avec autant de goût... »

Le lendemain, dès que Meril revit son ami Orodreth, elle lui confia prestement : « Il m'a dit qu'il n'avait jamais rencontré de femme comme moi ! »

Le fils d'Angrod en fut désespéré. Jusqu'à maintenant, il avait encore l'espoir que Meril finisse par se lasser de cet amour non réciproque. Mais si il s'avérait que Fingon le Vaillant s'intéressait aussi à elle, tout espoir s'évanouissait...

La suite des événements ne le rassura pas. Bientôt, le prince héritier invita la demoiselle sindarine dans ses appartements personnels.

« Comment trouvez-vous ce petit service en porcelaine ? » demanda-t-il en lui versant une tasse d'infusion.

« Il est magnifique », apprécia-t-elle.

Fingon sourit.

« Très fin, n'est-ce pas ? Il est difficile de s'en procurer... C'est une technique récente. »

Il s'approcha d'elle, si bien qu'elle pouvait presque sentir son souffle sur son visage, admirer le grain de sa peau, et l'éclat viril de ses yeux. Une étrange chaleur naquit dans son bas-ventre.

« Regardez la frise qui décore le pichet... C'est une scène pastorale valinorienne. »

« C'est amusant, les personnages ont tous le même visage... »

« C'est parce que les figures sont stylisées. D'ailleurs, ce profil générique a en fait été inspiré par celui de l'un de mes cousins... »

« Ils auraient pu s'inspirer de vous ! » dit Meril dans un coup d'audace.

« Oh non, je ne suis pas aussi beau. »

Il y eut un moment de silence gêné, que Fingon finit par rompre.

« Ecoutez », dit-il. « Il y a quelque chose que j'aimerais vous montrer... Je ne l'ai jamais montré à personne d'autre. »

S'imaginant qu'il s'agissait de quelque chose de propre aux hommes, Meril rougit. Fingon disparut dans la pièce qui lui faisait office de bureau, puis en revint avec une grande boîte à compartiments de laquelle dépassaient des morceaux de tissu.

Il la posa sur la table.

« Je pense que cela va vous intéresser... J'y range toutes les étoffes et motifs de broderies remarquables que je rencontre.  »

« C'est merveilleux ! » s'exclama Meril, en consultant les échantillons.

Fingon la regarda avec tendresse, et posa sa main sur la sienne.

« Il n'y a qu'avec vous que je peux parler de cela. »

Meril le regarda à son tour, les yeux scintillants. Le Prince détourna la tête, puis leva sa tasse, en la tenant du bout des doigts, pour en boire une gorgée.

On frappa à la porte. C'était l'un des coursiers du château.

« Votre père vous fait mander. »

Fingon se leva immédiatement, et toute sa physionomie changea. Son corps sembla se condenser et se redresser, comme rassemblé par une tension nerveuse ; son visage se durcit pour arborer une expression sérieuse et déterminée.

« Qu'il est viril... » pensa Meril.

Il s'excusa de devoir lui donner congé, lui baisa la main, et lui laissa son coffret à tissus.

« Et il comprend si bien les femmes ! » s'extasia la jeune damoiselle elfe.

 

 


 

L'enfant

 

Deux-cent ans plus tôt...

 

À Vinyamar, le roi Turgon s'était endormi sur la pelouse du jardin intérieur de son château. Il fit bientôt un rêve étrange...

Il voyait le visage de son frère, il se brouillait, se déformait… « Atar », disait une voix. Puis l'intérieur d'un magnifique palais apparut. Ses salles immenses semblaient sculptées dans les tréfonds de la terre. Mais il n'était pas sombre, car de grands vitraux multicolores reflétant la lumière de lampes illuminaient la pierre, et ses mille sculptures.

Il y avait un enfant qui jouait. Ses cheveux étaient châtain foncé, son visage pâle. Turgon se rapprocha de lui. Il vit ses yeux bleus, son visage… Il ressemblait beaucoup à Fingon. Mais son regard était triste.

« ...Gil-galaad ! » dit soudain une voix.

C'était une voix de femme. Turgon eut envie de se tourner pour la voir. Elle était vêtue très élégamment. Ses cheveux étaient châtain foncé, et ses yeux, très brillants, étaient verts.

« Emel... »

Turgon eut envie de revoir l'enfant. Mais il avait disparu.

 

 


Chapter End Notes

-Atar = Père
Mamil= Maman
Emel = Mère
- Meril signifie "rose" en sindarin.
- Le rêve de Turgon avait été mentionné par ce dernier à son frère dans le chapitre 10 du livre I.

Intermède théâtral

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Maedhros de Bergerac

 

 

Maglorstupéfait.

Hein ? Comment ? Serait-il possible ? …

 

Maedhros, avec un rire amer.

   Que j’aimasse ? …

(Changement de ton et gravement.)

            J’aime.

 

Maglor.

Et peut-on savoir ? Tu ne m’as jamais dit ? …

 

Maedhros.

Qui j’aime ? … Réfléchis, voyons. Il m’interdit
Le rêve d’être aimé même par une laide,
Ce bras qui d’un quart d’heure en tous lieux me précède ;
Alors moi, j’aime qui ? … Mais cela va de soi !
J’aime - mais c’est forcé ! – le plus bel qui soit !

 

Maglor.

Le plus bel ? …

 

Maedhros.

    Parmi les âmes, tout simplement !
Le plus brillant, le plus bon, le plus pur…

(Avec accablement.)

     Le plus vaillant !

 

Maglor.

Eh, mon Dieu, quel est donc cet homme ? …

 

Maedhros.

     Un danger
Mortel sans le vouloir, exquis sans y songer.
Un piège de nature, une tendre sérénade
Dans laquelle l’amour se tient en embuscade !
Qui connaît son sourire a connu le parfait.
Il fait de la grâce avec rien, il fait
Tenir tout le divin dans un geste quelconque,
Et tu ne saurais pas, Uinen, monter en conque,
Ni toi, Varda, glisser sur les constellations,
Comme il monte à cheval et marche dans Tirion ! …

 

Maglor.

Par Eru ! Je comprends. C’est clair !

 

Maedhros.

      Comme de l’eau.

 

Maglor.

Nolofinwion, notre cousin !

 

Maedhros.

      Oui, - Findekáno.

 

Maglor.

Eh bien ! mais c’est au mieux ! Tu l’aimes ? Dis-le-lui !
Tu t’es couvert de gloire à ses yeux aujourd’hui !

 

Maedhros.

Regarde-moi, mon cher, et dis quelle espérance
Pourrait bien me laisser cette protubérance !
Oh ! je ne me fais pas d’illusion ! - Parbleu,
Oui, quelquefois, je m’attendris, dans le soir bleu ;
J’entre en quelque jardin où l’heure se parfume ;
Retenant de douloureux souvenirs je hume
L’avril ; je suis des yeux, sous un rayon d’argent,
Au bras d’un cavalier, quelque femme, en songeant
Que pour marcher, à petits pas, sous les sapins,
Aussi moi j’aimerais au bras en avoir un,
Je m’exalte, j’oublie… et j’aperçois soudain
L’ombre de mon moignon sur le mur du jardin !

 

 

Maedhros le Magnifique

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Chapitre 17 : Maedhros le Magnifique

 


Le séminaire

 

Maedhros avait reçu le nouveau catalogue des Nains de Belegost, et s'était retiré dans son étude pour examiner le rouleau.

« Les plans des balistes ? » s'enquit Maglor, entrant dans le bureau.

« Non, ce sont les dernières créations des Naugrim d'Ered Luin... Que dis-tu de cette pique à cheveux en forme de fleur ? Elle est magnifique, n'est-ce pas ? Je suis sûr qu'elle plairait à Findekáno ! »

Maglor poussa un soupir.

« Je croyais que tes finances n'étaient pas au mieux... Est-ce que les balistes ne sont pas plus urgentes ? »

« Oui, tu as raison... » acquiesça son frère aîné, repliant à regret le catalogue.

« À ce propos, Curufin m'a parlé d'un séminaire sur la poliorcétique qui aura bientôt lieu en Himlad. Ce serait une bonne occasion de nous mettre à jour... Qu'en penses-tu ? »

« Ça peut être une bonne idée. »

 

* * *

Quand la date du séminaire approcha, Maglor proposa à son frère de prendre en charge la gestion de la forteresse, comme il l'avait déjà fait lors de son voyage à Eithel Sirion. Son aîné lui ferait un compte-rendu à son retour des dernières avancées en matière de technique défensive.

La conférence se tenait dans une petite bourgade, qui était la capitale du royaume d'Himlad. Les maison y étaient surélevées, avec des toits très pointus – une caractéristique architecturale due aux hivers neigeux qui enterraient rapidement les habitations sous les congères. La « patte » de Curufin se reconnaissait ici et là, dans les ferronneries des portes, les girouettes ouvragées au sommet des édifices, et surtout les portails de l'école de métallurgie qu'il dirigeait.

Maedhros passa la soirée avec ses frères, et fut heureux de revoir son neveu Celebrimbor. Curufin et Celegorm avaient cependant l'air embarrassés. L'aîné se demanda s'ils n'avaient pas une mauvaise nouvelle à lui transmettre, mais retardaient l'échéance.

Le séminaire avait lieu trois jours plus tard, dans une des salles de l'école de métallurgie. Quand Maedhros y fit son entrée, il constata que presque tous les sièges qui entouraient la grande table carrée étaient déjà occupés. Il y avait un des Naugrim, jeune selon toute vraisemblance ; une femme-elfe également, toute de vert vêtue, et enfin un Sinda richement costumé, aux cheveux artistement tressés. Devant la table, on avait placé un grand chevalet sur lequel était fixé un assemblage de grandes feuilles étonnamment blanches pour du parchemin. Mais nulle trace de plan ou de maquette d'engins de siège, pour le moment.

Le seigneur d'Himring salua les présents, en déclinant son identité, puis il prit place sur le dernier siège, adressant à ceux qui l'entouraient des regards invitant à la discussion.

« Daeron », dit alors laconiquement le Sinda, d'une voix froide.

« Bili, de Nogrod », déclara à son tour le Nain, assis à droite de ce dernier. « Je suis à votre service, et celui de votre famille ! C'est un honneur de vous rencontrer, Seigneur Maedhros, j'ai beaucoup entendu parler de vous. »

Puis il se tourna vers Daeron, plus raide que jamais.

« Je suis également un grand admirateur de votre œuvre ! » affirma le Nogoth.

Le barde sembla se décrisper.

« Ah ? Mon dernier lai ? »

« Non, les runes ! » précisa Bili. « Une écriture droite et bien nette, si naine dans sa forme, qu'on pourrait la croire produite par Durin lui-même ! »

Le visage de l'elfe se tordit, comme s'il venait de toucher par surprise quelque chose de repoussant du bout des doigts.

Maedhros comprit qu'il fallait réorienter la discussion.

« Et vous ? » dit-il, en s'adressant à la seule femme de l'assemblée.

« Lana, je viens d'Ossiriand », expliqua-t-elle. « Je connais bien vos frères, Amrod et Amras, à la couleur de cheveux semblables aux vôtres... Eux me qualifient de "chef de clan", bien qu'il n'y ait pas de chose semblable chez les Laiquendi. Nous pratiquons l'autogestion, et j'ai été élue lors d'une assemblé générale. »

« Alors vous êtes venue pour des tours mobiles, peut-être ? » s'interrogea Maedhros. « Mais vous, Daeron ? Je ne savais pas que vous vous occupiez des systèmes de défense... Ou alors, à travers votre chant... »

Le ménestrel eut l'air interloqué.

« De quoi parlez-vous ? »

« Hé bien, la polior-... » commença Maedhros.

Mais il n'eut pas le temps de terminer sa phrase, car ce fut à ce moment précis que le formateur fit son entrée. C'était un elfe de taille moyenne aux cheveux cendrés et aux yeux marron.

« Bonjour à tous », dit-il, avec un large sourire.

« Bonjour », répondirent les participants en cœur – sauf Maedhros, qui ne s'y attendait pas.

Le conférencier se positionna devant le tableau à feuilles mobiles.

« Je veux d'abord que vous sachiez que tout ce que vous direz ici restera strictement secret, et que le but de cette réunion est d'apprendre, et cela dans la plus grande bienveillance. »

Le fils de Fëanor fronça les sourcils. La dernière fois qu'il avait entendu le mot « bienveillance », c'était à Angband.

« Cependant, ce n'est pas moi qui vais vous enseigner », poursuivit le formateur d'une voix mielleuse, « mais vous qui allez apprendre de vous-mêmes... Et même moi qui vais apprendre de vous ! »

Le ton triomphant de l'elfe ne parut pas atteindre Bili, qui sembla soudain déçu.

« Nous en arrivons donc au sujet de notre séminaire », annonça le conférencier.

Il tourna la première page, blanche, de son tableau mobile, sur lequel avait été écrit un titre, qu'il lut à voix haute.

« La dépendance affective, comment s'en sortir ? »

Si le cri de rage que poussa Maedhros s'était exprimé ailleurs qu'à l'intérieur de son esprit, Maglor l'aurait probablement entendu depuis Himring.

 

* * *

« Commençons par Daeron », dit le conférencier.

« Bonjour Daeron », dirent le Nain et l'elfe sylvaine.

« Racontez-nous votre histoire. »

Daeron se leva.

« Hé bien, il y une femme… Que j'aime beaucoup depuis longtemps. Sa beauté n'a pas d'égale sur cette terre. »

« Je pense que chaque personne autour de cette table vous dira la même chose », opina le formateur.

« Mais c'est la réalité ! Elle est presque divine. »

« Une métaphore créée par la passion amoureuse. »

« Non, techniquement, sa mère est une déesse. »

Le formateur se gratta le front.

« Quoiqu'il en soit », reprit le célèbre barde. « Je pense que mes sentiments ne sont pas partagés. Et son père, son père est vraiment acariâtre. »

Maedhros ne put s'empêcher de sourire. Daeron se rassit.

« Bili ? » dit alors le conférencier.

Le Nain se leva à son tour.

« Il y a une personne pour laquelle j'éprouve de tendres sentiments... »

Les autres participants hochèrent la tête.

« Une femme, à Nogrod… Jamais je n'ai vu une si grande habileté à manier le marteau… Elle a de magnifiques yeux bruns… Une barbe brillante, qui semble douce et soyeuse. »

Les elfes de la tablée n'hochèrent pas la tête.

« Mais elle en aime un autre ! » poursuivit le Nain. « Je suis désespéré. »

Des regards empathiques accueillirent cette dernière déclaration.

« A votre tour, Lana », dit ensuite le formateur.

L'elfe Nando se dressa fièrement, et parla.

« J'aime un autre elfe de ma tribu. Je suis cuisinière, et lui est chasseur. Quand je l'ai vu pour la première fois, je suis restée immobile sans pouvoir bouger jusqu'à ce que la nuit tombe. Hélas ! Il est déjà fiancé à une autre femme. Je ne dors plus, je ne mange plus depuis des semaines... »

« Mais vous buvez, tout de même ? » s'enquit le Nain.

« Bien sûr que oui », répondit Daeron, « sinon elle serait déjà décédée. »

« Merci Lana, pour votre témoignage, que nous approfondirons plus tard, comme les autres. Maedhros ? »

Le fils de Fëanor se leva. Etant donné qu'il n'était pas volontaire pour participer à cette petite réunion, il avait l'air particulièrement agacé.

« J'aime un… euh une femme. Elle est très proche de moi… Mais nos deux familles ont eu des… différends. C'est quelqu'un d'extraordinaire. Il-euh-elle hum, m'a sauvé la vie une fois, et c'est alors que je me suis rendu compte... »

Le formateur lui glissa à l'oreille.

« Vous pouvez dire que c'est un homme. Tout le monde sait que vous... »

« Bon d'accord c'est un HOMME », lâcha Maedhros.

Lana et Bili ouvrirent de grands yeux, mais Daeron n'eut pas l'air surpris.

« Les tendances de Maedhros... » murmura à nouveau le formateur à son oreille.

L'elfe roux s'écarta de lui brusquement.

« N'oubliez pas, nous ne sommes pas là pour juger », rappela doctement le conférencier.

Les autres hochèrent la tête.

« Oui, c'est vrai ! » s'exclama Maedhros. « J'aime les hommes, c'est un fait. Je suis un homosexuel invétéré, un inverti, un amateur de Nér et non de Nís ! J'aime les muscles, les gros sourcils, les longs cheveux bien virils. »

Le formateur lui posa une main sur l'épaule.

« C'est bien que vous l'ayez dit. Ici nous sommes là pour vous aider. »

 

* * *

 

Une fois ces présentations faites, le formateur avait débuté un petit discours introductif, qu'il accompagnait de schéma sur son chevalet à feuilles de parchemin..

« Le plus souvent, nous observons que le passionnant s'adresse à quelqu'un lui rappelant un membre de sa famille, avec qui il entretient un problème non résolu. En général, la mère pour les hommes. Ou le père pour les femmes. Et les homos-... »

« C'est complètement ridicule ! » grogna Maedhros.

« Laissez-moi deviner », dit le formateur, les yeux malicieux. « L'objet de votre affection a des cheveux noirs et des yeux clairs, et son nom commence par un F ! »

« Comment le savez-vous ? » s'exclama le seigneur d'Himring.

« Hé bien... » Le formateur s'approcha à nouveau de lui pour lui murmurer à l'oreille, avec un sourire torve : « Comme votre père. »

« ARGH ! »

* * *

Dix minutes plus tard, ils réalisaient tous, par groupes de deux, une affiche sur le thème : « Le passionnant et ses passions ». Maedhros s'était mis en groupe avec Bili, qui avait l'air fâché de ne pas faire de choses plus constructives.

« J'ai quand même payé beaucoup d'argent pour ça », confia-t-il à Maedhros.

Il jeta un coup d'oeil au brouillon de Maedhros. Il y avait écrit, pêle-mêle :

Moi => F = Le plus vaillant
= Le plus généreux
= Le plus merveilleux <3

Je hais mon frère
(Maglor)

Le Passionnant = de la merde d'orque

« Maedhros, montrez-moi votre esquisse de carte mentale », dit le formateur.

Maedhros lui brandit sous le nez.

« Maedhros... » Le formateur lui posa à nouveau la main sur l'épaule. « Regardez tous ces superlatifs… N'est-ce pas un peu excessif ? »

« Non, il est réellement le plus vaillant. Si vous saviez tout ce qu'il a fait... »

« Je ne sais pas qui est cet elfe, mais quelque chose me dit que vous projetez sur lui des qualités imaginaires... »

« Elles ne sont pas du tout imaginaires ! »

« ...Vous fermant par là à de nombreuses autres opportunités de trouver un partenaire satisfaisant, mais peut-être moins romanesque, capable pourtant de faire votre bonheur. »

La main était toujours sur l'épaule ; Maedhros fronça les sourcils.

 

* * *

« Passons à la méditation vanyarine... » dit le formateur, en circulant autour des participants, qui étaient tous assis sur des tapis de roseau tressé du Doriath, dans la position dite « de Vana ». Il s'arrêta à la hauteur de Maedhros (qui était naturellement plus haute que les autres).

« Maedhros, détendez-vous », dit le conférencier, « vous êtes tout contracté. »

« Je ne suis pas contracté. »

« Fermez les yeux et laissez-vous aller. Visualisez quelque chose d'agréable. Que voyez-vous ? »

« Je le vois... »

« Lui ? »

« Son sourire... »

« Il vous est précieux. »

« Oui... Sa joie de vivre, sa gentillesse, son courage... Il est si exceptionnel. »

« Bien sûr », acquiesça le formateur.. « Et je connais quelqu'un d'autre qui est exceptionnel... L'elfe le plus exceptionnel de tous, à ce qu'on dit ! »

« Qui ça ? »

Les yeux d'ambre du formateur luisirent soudain d'une lumière étrange.

« Ah ah, votre Père ! »

« MAIS NON ! »

« Maedhros, ne vous enfermez pas dans le déni. Vous souffrez de votre condition. »

« Je ne souffre pas de ma condition ! » protesta le Fëanorien. « Je souffre parce que c'est un amour impossible, car Fin... euh, mon aimé, n'aime pas les mâles comme moi. Il n'aime que les femmes... Il est si masculin et si viril. »

« Voyons, voyons... Vous devriez vous ouvrir sur d'autres horizons. Ne restez pas bloqué sur le même type, les elfes bruns aux yeux clairs à la musculature excessive... Vous devriez essayer autre chose. »

Le conférencier se passa la main dans les cheveux négligemment.

* * *

Le soleil s'était couché sur l'Himlad, et l'on avait allumé torches et bougies.

« Faisons un bilan de cette journée », annonça le formateur, quand tous les participants furent à nouveau assis autour de la table de réunion. « Lana ? »

« Hé bien... Je pense que je vais réfléchir à ma relation avec mon père... » déclara l'elfe nando.

« C'est très bien Lana », dit le formateur en joignant les mains. « Daeron ? »

« Je vais me retirer un temps au plus profond de la forêt, pour méditer comme je l'ai appris durant cette formation. »

« Parfait. Bili ? »

Bili commença à grommeler quelque chose d'incompréhensible, mais il ne put terminer. Car Maedhros s'était dressé de toute sa hauteur, à la lueur des flambeaux

« Avez-vous perdu la raison ?! » s'exclama ce dernier. « Laisserez-vous cet individu insulter vos parents, et nous dépouiller de tout libre choix ? Sommes nous des Elfes et des Nains, ou des chevaux qu'on couple dans un haras, par des calculs sans âme ? Quelle est la vie que ce triste sire nous propose ? Éviter tout remou de l'âme, fuir la moindre petite douleur, comme le dernier des faibles ? Je préfère la liberté au renoncement, même si elle doit s'accompagner de souffrance ! »

Le formateur écarquilla les yeux, ne s'attendant pas à cela. Nulle part dans sa formation pour être formateur, le Grand Formateur ne les avait préparés à ce type de réactions.

« Oui », poursuivit Maedhros, le regard enflammé. « Il est vrai que souvent je souffre, et que mon cœur est brisé, quand je suis loin de celui que j'aime. Mais quand la nuit venue, je monte au guet de ma forteresse, au sommet de la Colline du Froid, et que je tourne mon regard vers l'Ouest... Je la vois, au-delà de la Passe d'Aglon et du Dorthonion.... La lumière bleue d'Eithel Sirion. Je tends mon bras vers elle, je ne peux la toucher. Mais je sais qu'il se trouve là-bas. Et même s'il ne m'aime pas, et ne m'aimera jamais, je veux continuer à l'aimer, car il est beau d'aimer ce qui est digne d'être aimé. Ilúvatar n'a-t-il pas placé en nous l'amour du beau, et de l'absolu ? »

Les yeux de Daeron s'étaient embués de larmes.

« Je suis d'accord avec toi ! » s'exclama-t-il.

« Moi aussi ! » dirent Bili et Lana.

« Mais... » glapit le formateur.

« J'en fais le Serment », reprit le barde sinda en serrant le poing, « dès que je serai rentré en Doriath, je composerai ma plus belle ode pour Lúthien ! »

« Et moi je ferai le plus beau gâteau aux noisettes qui ait jamais existé ! » renchérit Lana.

« Je fabriquerai un casque indestructible, que je dédierai à la Naine de mes rêves ! » dit à son tour Bili.

Ils bondirent tous aux côtés de Maedhros, renversant leurs sièges.

« Bravo ! Quant à moi, j'offrirai à mon aimé un cadeau somptueux ! » clama en conclusion le Fëanorien.

Dépassé, le conférencier les vit sortir de la salle en trombe, exaltés comme jamais.

* * *

Next generation

Le lieu de formation saccagé, Maedhros décida de se changer les idées en rendant visite à son neveu Celebrimbor, pour lequel il avait beaucoup d'affection. Ce dernier se trouvait dans le bâtiment de la guilde des orfèvres, dans sa forge personnelle. Les deux elfes échangèrent quelques nouvelles, puis le fils de Curufin eut soudain un air timide.

« Je voulais te demander quelque chose, Oncle... Comme tu as plus d'expérience que moi... Et que tu as toujours eu beaucoup de succès auprès des femmes. »

Maedhros haussa un sourcil. L'elfe plus jeune poursuivit, rougissant :

« Comment fait-on pour... séduire quelqu'un dont on est amoureux ? »

Son oncle hésita, puis finalement décida de lui faire part de son savoir en la matière :

« Tu dois lui offrir un cadeau.. Le mieux, c'est un bijou. »

Celebrimbor se frotta le menton.

« Comme un anneau par exemple ? » dit-il.

« Oui, un anneau c'est très bien ! »

Héroïque fantaisie

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Chapitre 18 : Héroïque fantaisie

 

Les Valkyries

Trois siècles plus tôt, Eithel Sirion n'était encore qu'un chantier. Egalmoth y déambulait avec intérêt, en compagnie d'un comparse notaire. Tandis qu'ils s'arrêtaient près de la porte du palais, un édifice en bois, ils ne purent s'empêcher de regarder le nouveau Seigneur de la Source, dont le bouclier arborait depuis quelques jours un emblème créé ex-nihilo. Sur son profil extrêmement beau, ses longs cils noirs faisaient comme une moitié de plume.

« Alors c'est lui qui a trouvé la source du Sirion, à ce qu'il paraît ? »

Ce guerrier récemment anobli était accompagné de deux femmes en armure. L'une, brune, était presque aussi grande que lui, et gardait les sourcils froncés en toute occasion. La deuxième, plus petite, avait les cheveux gris, et semblait plus jeune.

« C'est une famille de hyènes ? » plaisanta le notaire.

« Il est pas gâté, la femme et la sœur ! » surenchérit Egalmoth.


 

Héroïque Fantaisie

An 314, années du Soleil.

 

I

« Qu'est-ce que c'est que cette tenue ? » s'étonna le Grand Roi des Noldor, assis sur son trône.

« Veuillez pardonner cette triste apparence, Sire », répondit la Dame de la Source, « mais l'on m'a volé mon armure et mes vêtements dans une auberge, et j'ai dû acheter le premier équipement que j'ai trouvé. »

L'armure de la femme-elfe se résumait à une protection d'épaule, une sorte de soutien-gorge en métal surmonté d'un bol renversé sur chaque sein, ainsi qu'un slip de fer. Elle ne portait pas de pantalon ni de tunique, seulement une cape bordée de fourrure.

« C'est censé protéger quelque chose ? » s'interrogea le roi. « Et pourquoi une cape pour temps froid, si il n'y a pas d'autre vêtement ? »

« Je ne le sais, Majesté, c'était un ensemble. Il faut porter le tout en même temps pour que les effets magiques augmentent. »

« Moi j'aime bien... » murmura une voix masculine dans l'assistance.

« J'ai toujours su qu'elle avait une culotte en acier trempé », murmura une autre.

« Soit », dit Fingolfin. « Vous veillerez à vous trouver une nouvelle armure et des vêtements décents. Mais quelle est la raison de votre venue ? »

« Sire, dans ma quête au sein des Catacombes Oubliées, j'ai trouvé un trésor, et je tenais à vous le rapporter avant de retourner en ma demeure. »

Deux serviteurs firent leur entrée, portant un coffre. La guerrière l'ouvrit : il était rempli d'or et d'argent.

Les yeux du Grand Roi s'allumèrent : voilà qui allait renflouer en partie les caisses de l’État, et calmer les Nains qui réclamaient le remboursement des intérêts de leurs prêts.

 

* * *

Pendant ce temps, à Gondolin.

« Messire, toutes les pièces dans ce coffre au trésor qu'on a trouvé… On va les garder pour nous ? »

« Bien sûr », répondit Ecthelion. « Qu'est-ce que vous voudriez qu'on en fasse ? »

« Il n'y a pas une part qu'il faut payer… », hésita Belin. « Je ne sais plus comment ça s'appelle… Le pot, ou quelque chose comme ça... »

« Mais non, on l'a trouvé, alors c'est tout pour nous ! »

Quelques mois plus tard, les deux compagnons d'aventure recevaient un courrier intitulé Redressement fiscal.

 

 


 

II

 

Au petit matin, en se préparant pour quitter l'auberge du Dindon Badin, Ecthelion et Belin se rendirent compte qu'on leur avait dérobé tous leurs vêtements et leurs armures, qu'ils avaient rangés la veille dans le coffre de la chambre.

« Heureusement que j'avais gardé Orcrist près de moi ! » s'exclama Ecthelion, qui dormait toujours avec son épée sous la main.

« Mais moi je n'ai plus la mienne, Messire. »

« Ces brigands doivent être loin maintenant… Qu'allons-nous faire ? »

Ils descendirent dans la salle principale pour se plaindre à l'aubergiste. Ce dernier consentit à leur rembourser le prix de la nuit, mais ils n'étaient pas plus avancés, n'ayant plus comme habits que leur petit linge personnel enroulé autour des hanches, et le drap du lit pour se couvrir.

Ils remarquèrent un marchand, dans un coin de la salle. Sa physionomie leur inspira confiance, car il avait un visage si ordinaire et commun qu'ils avaient l'impression d'avoir déjà croisé cette figure un grand nombre de fois.

« Hé là, négociant ! » s'enquit Ecthelion. « Qu'avez-vous en stock, pour des aventuriers en difficulté ? »

« Bienvenue à vous ! » répondit le commerçant. « C'est toujours un plaisir de faire des affaires avec des aventuriers ! D'autant plus que j'ai beaucoup de choses à troquer en ce moment. Rations, matériel d'artisanat, armes pour toutes les races, armures, potions diverses, vêtements de voyage et d'ornementation… De quoi avez-vous besoin ? »

« On n'a plus rien », résuma Belin en faisant de grands gestes expressifs.

« Vous êtes un elfe de quelle région ? » demanda le commerçant au chevalier de la Fontaine.

« Un Noldo, du Nord… »

« Ah… J'ai un ensemble de Guerrier-Prêtre Haut-Elfe, ce sera parfait pour vous ! Et vous, gentil monsieur ? »

« Un humain, son écuyer. »

« Plutôt voleur, éclaireur… ? »

« Guerrier, comme Messire. »

« Alors pour vous j'aurais ce magnifique set du Guerrier-Barbare de la Malédiction ! »

Ils payèrent, puis allèrent se changer dans leur chambre.

« Je ne suis pas un peu trop habillé ? » se demanda Ecthelion à voix haute, après avoir seulement enfilé les vêtements. Il portait maintenant une longue surveste blanche et mauve avec de grandes saillies de tissu faisant comme des pétales de fleurs, par-dessus un pantalon et des bottes brillantes. L'habit était surmonté d'une cape ample, à collerette. Sur son front, il avait posé un diadème orné de pierres précieuses.

« Moi je crois que c'est le contraire, Messire », dit Belin.

Ecthelion se retourna, mais il ne put répondre de suite, car il avait le souffle coupé.

L'humain avait revêtu l'ensemble du Guerrier-Barbare de la Malédiction, ce qui lui avait pris peu de temps : il était principalement composé d'un casque à cornes, d'épaulettes en fer blanc, et d'un minuscule short bordé de fourrure, très ajusté. Le regard du jeune elfe se posa sur les lanières de cuir reliées par un anneau en métal, qui traversaient les pectoraux et abdominaux poilus du torse nu, sur les cuisses musclées couvertes de poils blonds qui émergeaient du minuscule slip barbare.

« … »

Belin fronça les sourcils.

« Vous allez bien Messire ? On dirait que vous n'arrivez plus à respirer. »

« Beu… Beu… Belin… » bêla Ecthelion, rouge.

Tout le reste de la journée, aux côtés de Belin dans une telle tenue, le chevalier sembla dans un état second.

 


 

III

« Vous ne vous sentez pas gêné, d'être aussi peu vêtu ? » demanda Ecthelion, détournant le regard des muscles poilus de l'humain.

« J'ai regardé la notice », répondit ce dernier – car depuis qu'il avait appris à lire, il lisait tout ce qu'il trouvait. « Elle dit que dans ces armures de barbare il y a des magies incrustacées, dont t'un sort de désinhibition. »

« De quoi ? »

Belin se gratta la tête, pensant s'être trompé sur le mot. Il décida de reformuler : « Un sort qui rend exhibitionniste. »

« Ça explique tout ! »

Le soir venu, une fois le bivouac installé, l'humain se coucha près de l'elfe, après avoir ôté les différentes parties de son armure. Sous la couverture commune, il était désormais vêtu du seul slip à fourrure. Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder la fontaine... Toute la journée, la tension n'avait cessé de monter en Ecthelion à la vue de Belin quasi-nu, et de le sentir maintenant contre lui...

« Vous ne voulez pas que je vous prête une partie de mon vêtement de l'Archimage ? Vous devez avoir froid.... »

Les yeux bleus de Belin scintillèrent dans son visage barbu ; Ecthelion sentit son estomac se serrer.

« Non ce n'est point la peine Messire, j'allons m'serrer contre vous... »

L'humain passa son bras autour de son ami elfe, et appuya son torse et son entrejambe contre lui. Ecthelion ferma les yeux, et se mit à réciter intérieurement la prière apprise lors du cours d'éducation sexuelle :

Ô Manwë, toi qui règnes sur le Taniquetil... Fais que mon Taniquetil ne soit plus si orgueilleux, et qu'il arrête de monter et de grossir. Manwë, donne à mon petit Taniquetil la force d'être humble et de résister à...

Il sentit le souffle de Belin sur sa bouche ; sa cuisse poilue se fléchit en avant, se posant sur sa propre cuisse.

« AAAAAAAAAAAH ! »

L'elfe se leva brusquement, et courut jusqu'au petit étang qu'ils avaient croisé en venant de l'Ouest ; il s'y jeta tout entier.

Il ne revint au campement qu'un quart d'heure plus tard, complètement trempé.

« Je m'sommes inquiesté pour vous Messire ! » dit Belin en sortant de la tente.

« J'avons... euh j'avais besoin de me laver. »

« Tout vestu ? J'croyons bien plutôt qu'vous étiez encore pris en fragrant du lit. »

« N'importe quoi ! »

« Non mon sire. J'avons vu que votre épée était à nouveau toute levée et durc-... »

« Taisez- vous ! »

L'elfe rejoignit le feu, les chaussures couinantes, encore pleines d'eau.

Belin conclut sentencieusement :

« Messire Ecthelion, c'est plutôt vous le Barbare, à faire toutes ces choses de fol ! »

 

Sword and Sorcery, II

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Chapitre 19 : Sword and sorcery, II

 

« Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. »

Probablement quelqu'un de la famille d'Ecthelion.

I

Ecthelion le Barbare

 

 

Avant l'époque où les océans ont englouti N ú menor, et l'avènement des fils d'Elros, il y eut une période de l'histoire bien moins connue, dans laquelle vécut Ecthelion, destiné à poser le casque qui tuera Gothmog, le seigneur des Balrogs, sur un front troublé. C'est moi, sa chroniqueuse, qui seule peut raconter son épopée.

Laissez-moi vous narrer ces jours de grande aventure.

Les montagnes d'Hithlum étaient entourées de brumes. Korma de la Source était sorti avec son fils Ecthelion, un enfant encore ; ils étaient assis sur une pierre, dans la fraîcheur humide du matin. Ecthelion écoutait parler son père avec attention.

« Le feu et le vent viennent du Ciel, de Varda et Manwë. Mais Tulkas est notre Dieu, Tulkas, et il vit en Aman. On dit qu'un jour, à l'époque du Chaos, quand les Valar parcouraient encore l'Endor, Aulë et Tulkas se disputèrent, et que dans le fracas de leur combat, ils oublièrent le secret de l'acier, et le laissèrent sur le champ de bataille. Et c'est nous, les Noldor, qui l'avons trouvé. »

Le guerrier revêtu de fourrures fit une pause, observant le visage de son fils.

« Nous ne sommes que des Elfes... » poursuivit l'adulte, avec mélancolie. « De simples Elfes. Ni des Valar, ni des Esprits, ni des Géants... De simples Elfes. Mais le secret de l'acier a toujours porté avec lui un mystère. Tu dois apprendre sa valeur, Ecthelion, tu dois apprendre ses lois. Car à personne, personne en ce monde tu ne dois te fier. Ni aux Dieux, ni aux Elfes, ni aux bêtes. »

Il lui montra son glaive, forgé jadis par les Fëanoriens.

« À ceci tu dois te fier. »

 


 

II

 

Sorcellerie

 

Le mage aux longs cheveux blancs marchait calmement dans les hauts couloirs souterrains. Il allait au plus profond de la Montagne, au plus profond des prisons d'Angband.

Bien qu'il fut seul et sans armes, vêtu d'une unique robe de damas clair, tous s'éloignaient de lui, ou se courbaient avec déférence à son approche : orques, animaux, esclaves. La marche semblait ne lui demander aucun effort, non plus que la descente des interminables escaliers. Quand il fut au plus bas des racines d'Ered Engrin, des portes d'airain monumentales, incrustées d'obsidienne, se trouvèrent clore son chemin. Les deux démons de feu qui les gardaient le saluèrent à leur tour.

« Seigneur Mairon », dirent-ils.

Le Maia hocha la tête, puis fit un geste de sa main aux longs ongles : les portes s'ouvrirent devant lui. Il pénétra dans la salle gigantesque, sombre et brumeuse. De ce brouillard émergeaient des sculptures de roches tourmentées et fracturées, ainsi que des piliers de pierre noire, ornés de figures serpentines en mouvement. Les roches s'amassaient au fond de la salle, en une énorme concrétion de cristaux en pointes, à l'intérieur de laquelle était modelé un siège. Et sur ce siège était assis un homme, ou plutôt un géant, vêtu et armé de noir. Son visage était entièrement dissimulé derrière un masque de métal. Sur ses longs cheveux bruns était posée une couronne de fer, au centre de laquelle étaient sertis trois joyaux qui brillaient de leur lumière propre.

Le Sbire s'agenouilla.

« Roi Melkor, Seigneur de la Terre. »

Aux pieds du Vala, il semblait minuscule.

« Quelles nouvelles apportes-tu ? » s'enquit Melkor.

« Aucune nouvelle spécifique, ô Seigneur », répondit le Maia. « Tandis que nos forces grandissent à l'abri des regards, mes agents parcourent Endor, récoltant des informations, et répandant nos idées dans l'esprit troublé des Elfes. »

« Montre-moi cela... » ordonna le dieu. « Dans la Fenêtre du Temps. »

Sauron ferma les yeux. Les brumes se dissipèrent dans un coin de la salle, découvrant un ensemble de glaces. Dans l'une, apparut une meute de loups, s'assemblant sur une plaine, dans une autre, un elfe près d'un chevalet sur lequel était écrit Formation, dans une autre encore, un voyageur à chapeau de paille, et ainsi de suite...

« Voici pour les Eldar », approuva Melkor. « Mais quand est-il des autres ? Les mortels ? »

« Nous les avons ralliés à notre projet, Seigneur. »

« Tous ? »

« Pas tous. »


 

III

 

La flèche

 

 

Le soleil était à son zénith, au-dessus de la plaine herbue. Ecthelion et Belin s'étaient arrêtés pour déjeuner, d'un lapin de garenne rôti à la broche et de quelques biscuits. L'humain portait toujours l'armure achetée à l'auberge, mais il lui avait aussi ajoutée la cape de son compagnon, car l'été était sur son déclin.

« Quelle est la rivière que nous avons traversée, tout à l'heure ? » s'interrogea l'humain.

« Je ne sais pas », avoua Ecthelion. « Nous n'aurions dû croiser aucune rivière, d'après ma carte. Je me demande si nous n'avons pas dévié de notre direction. Demain matin, nous suivrons le soleil levant. »

Belin se tut, songeur.

Puis il finit par demander : « Ce grand lac existe toujours, où les Elfes sont nés ? »

« Il devrait toujours exister. Mais il doit se trouver bien plus à l'est, au-delà des montagnes. »

« J'aurais bien aimé le voir, Messire, et aussi voir les dieux. »

« Peut-être que nous le verrons, quand nous aurons passé Ered Luin. Mais les Valar, nul ne peut plus les atteindre », répondit Ecthelion. « Ceci dit… »

Il regarda Belin, puis finit par avouer : « Vous savez, avec cette armure, vous ressemblez à Tulkas. »

« Comment pouvez-vous le dire, Messire ? » s'étonna l'humain. « Le Roy Turgon vous l'aurait décrit ? »

« Non, c'est mon père, et j'ai entendu de nombreux chants à son sujet. Tulkas a de longs cheveux blonds, une barbe, une armure qu'il porte presque nu, sur son corps fort et musclé, et il est beau comme vous. »

Belin baissa les yeux, et Ecthelion ne put s'empêcher d'admirer ses cils dorés. C'était si adorable quand Belin baissait les yeux !

« Messire », dit l'humain, « vous'me faites toujours des compliments que j'méritons point. Et j'n'ai point vu les Dieux dans l'paradis par-d'là les mers, mais j'sommes plutost sûr qu'ils doivent t'estre bels comme vous. »

Il dévisagea l'elfe : ses longs cheveux sombres, son nez fin et droit, ses sourcils noirs bien plantés au-dessus de ses yeux bleus et brillants comme s'ils étaient animés d'un feu intérieur. C'était son regard qu'il aimait le plus, il le laissait timide quand il se posait sur lui.

Mais Ecthelion grommelait.

« Je ne suis pas beau... »

Leur repas fini, les deux jeunes gens se remirent en route. Ils allaient à pied, comme aux temps les plus anciens, courant dans les herbes hautes, heureux de sentir le vent sur leur visage, ivres de l'inconnu et de la nouveauté qui s'offraient à eux.

« Cette rivière... Ce n'était pas le Gelion », remarqua le seigneur de la Fontaine.

Ils n'avaient pas atteint le royaume de Caranthir, ni même celui de Maglor, qui le précédait. Le crépuscule tomba, orange puis bleu, piqueté d'une étoile et d'un morceau de lune.

Les deux jeunes gens s'assirent pour grignoter quelques biscuits et boire un peu d'eau. Ils avaient à peine commencé qu'un hurlement de loup retentit dans la plaine.

« Messire ? » s'interrogea Belin.

Nouvel hurlement de loup, différent dans sa modulation.

« Je n'aime pas ça », dit Ecthelion, en dégainant légèrement Orcrist.

Elle luisait faiblement d'un éclat bleu.

Belin, alerté, voulut dégainer sa propre épée. Mais sa main droite se mit à trembler.

« Sortez votre épée ! » ordonna Ecthelion, qui prit son arc.

L'humain finit par réussir à dégainer sa lame, mais son poignet était toujours agité d'un tremblement.

« Où se cachent-ils, Messire ? Je ne les vois point dans ces hautes herbes ! »

« Sales bêtes ! » jura l'elfe. « Ce sont des ouargues ! »

Il crut en aviser un, qu'il visa d'un trait.

Il y eut un piaillement, et Ecthelion courut dans sa direction, avec Orcrist. Mais un autre loup se jeta sur lui.

« Messire, j'arrivons ! » s'exclama Belin, épée brandie.

Avec l'énergie du désespoir, il attaqua le ouargue qui avait projeté son maître à terre. Ecthelion tentait de se défendre avec sa dague. Finalement, ils en vinrent à bout tous deux... Mais une vingtaine de loups les entourait à présent.

Belin et Ecthelion se regardèrent.

« Messire, si on meurt... Il faudra qu'on s'attende.»

« Qu'on s'attende ?»

« Oui, dans les Cavernes.»

Cette fois, c'était vraiment la fin… Un gigantesque loup surgit au centre du cercle, aussi grand qu'un cheval. Ecthelion pensa qu'il devait s'agir de leur chef ; il montra Orcrist, l'épée forgée à Gondolin, en signe de défi. Mais le loup, à son grand étonnement, se mit à grogner à l'encontre des autres loups.

Le son d'une trompette retentit.

« C'est un cor elfique ! » s'exclama Ecthelion.

Ce loup qui les protégeait, outre sa taille, n'avait pas les traits physiques d'un loup ordinaire. Il était d'un gris unis et ses yeux étaient ambrés. De plus, il portait un collier autour du cou, sur lequel était inscrit en quenya : CHIEN.

« Je crois que c'est un chien », dit Ecthelion en montrant son collier.

Des aboiements suivirent le son du cor de chasse. La meute canine attaquait la meute ouargue. Puis des piqueurs apparurent, cuirassés d'argent. Leur oriflamme était rouge, sur lequel luisait une étoile à huit branches.

« Nous sommes sauvés ! » s'exclama le Chevalier de la Fontaine.

Ce fut le désordre, alors que les loups tentaient de fuir sous l'assaut du puissant équipage. Certains étaient transpercés d'une flèche enflammée, d'autres étaient mordus à la gorge par les chiens. Un grand elfe large d'épaules et aux cheveux clairs en abattit un d'un coup d'épée.

« Belin ! Ce sont des Noldor, nous sommes sauvés ! »

Ecthelion courut vers son écuyer, qui restait tourné et silencieux.

« Belin... »

« Messire... »

L'humain se retourna, la bouche tremblante. Une flèche était plantée dans sa poitrine.

« J'vous attendrai Messire… » balbutia Belin.

« Non ! »

Ecthelion le prit dans ses bras avant qu'il ne tombe.

« Accrochez-vous, je vais vous sauver ! »

Mais le regard de Belin devint fixe un instant, et il ferma les yeux. Le visage d'Ecthelion se déforma en une grimace horrible.

« Non... Non… ! »

Tous les loups avaient été tués, mais l'elfe ne s'en aperçut pas. Il s'était agenouillé sur le sol, le corps de son écuyer dans les bras.

« Belin… Mon Belin... » sanglotait-il, la tête posée contre le visage de son ami.

Un veneur descendit à bas de son cheval.

« Je ne l'ai pas fait exprès ! » s'exclama-t-il. « J'ai cru que c'était un orque… Je ne pensais pas qu'il s'agissait d'un elfe. »

« Ce n'est pas un elfe... » murmura Ecthelion entre ses pleurs. « C'est un humain... »

« Ouf ! » lâcha le servant de Celegorm, l'air soulagé. « J'ai eu peur d'avoir fait un autre Meurtre Fratricide. Mais je suis rassuré maintenant. »

Ecthelion saisit l'elfe par les épaules et commença à le frapper.

« Meurtrier ! Meurtrier ! » criait-il. « Tu vas mourir ! »

« Il suffit ! »

Une voix froide s'était élevée, au moment où Celegorm tentait de sauver son piqueur, dont le visage était déjà méconnaissable.

« L'humain n'est pas mort », dit la voix. « Et je peux le soigner. »

Haletant, le chevalier de la Fontaine se tourna vers elle. Dans la lumière d'Isil, il distingua une silhouette vêtue de rouge, au front ceint d'un bandeau argenté.

Il écarquilla les yeux.

Ce visage qu'il vit alors, il ne le voyait pas pour la première fois... Il l'avait déjà contemplé dans les enluminures des livres d'histoire, sur les narrations des tapisseries.

Ses cheveux noirs comme le plumage d'un corbeau ressortaient sur sa peau pâle, ses yeux gris brillaient de leur propre feu.

« Fëanor... » murmura Ecthelion, incrédule.

 


 

IV

Le cerf

 

300 ans plus tôt.

 

La neige était tombée à nouveau cette nuit. Tout était blanc autour du lac Mithrim, et dans les bois. L'adolescente circulait furtivement entre les pins, ses cheveux étaient de la même couleur que la neige. Ses bottes fourrées n'y laissaient pas d'empreinte. Dans sa gibecière, elle avait déjà deux perdrix, mais une proie plus intéressante, inédite, avait surgi dans la clairière : un grand cerf majestueux, rescapé de la chasse à courre menée par Celegorm et Curufin. On entendait encore au loin les aboiements de leurs chiens. Elle s'avança en silence, derrière les buissons, banda son arc. Il fallait aller vite, viser les endroits stratégiques, ceux qui empêcheraient l'animal imposant de se relever.

Une flèche… Il tenta de fuir, percé d'un premier trait au flanc. Deux flèches… En haut de la cuisse arrière. Trois flèches… La dernière au buste. Il trébuchait, s'écroulait.

La jeune fille courut jusqu'à lui, dans la neige où perçaient quelques brins d'herbe, s'agenouilla, puis sortit sa dague. C'était le moment de la « mise à mort ». Le cerf tentait de se relever ; son œil brun la regarda.

Je dois être forte, pensa-t-elle.

Elle éleva la dague puis l'abattit plusieurs fois, sans baisser son regard. La bête s'était mis à pousser des cris rauques – puis plus rien... Le sang chaud et âcre coulait dans la neige. Horrifiée, l'adolescente croisa l'oeil du cerf, immobile. Le couteau lui tomba des mains.

Elle ne pouvait plus regarder ce cerf qu'elle avait tué, ni même seulement le voir ; elle se laissa tomber sur le sol, dans la couche de neige, à côté de l'animal inerte, les yeux braqués vers le ciel. Il était d'un gris presque uni... Quelques flocons commencèrent à tomber. Elle plissa les yeux ; des larmes dévalèrent ses joues.

Il faut être fort.

Marcher sur le fil de la lame, au milieu de la nuit.

Elle resta là de longues minutes. Quand elle se releva, les nerfs toujours à vif, elle prit soin de ne pas revoir le cerf, de lui tourner intégralement le dos. Puis elle se mit à courir, comme si elle fuyait. Elle descendit les reliefs qui menaient jusqu'au lac. Des deux côtés de cette vaste étendue d'eau, il y avait des tentes à perte de vue. Les bannières de Fingolfin flottaient ici et là, ainsi que celles des maisons de ses vassaux.

La ville de bois et de laine était encore endormie, à cause du temps. La jeune fille contourna une grande yourte qui arborait les armoiries anciennes d'une noble famille de Valinor. Elle entra dans une tente plus petite. Là, dans l'obscurité, au milieu de leurs meubles de fortune, un elfe jouait de la lyre. Ses longs cheveux noirs aux reflets gris cachaient une partie de son visage.

Il sourit.

« Tu es essoufflée, petite soeur. Où étais-tu partie ?  »

Il avait cessé de jouer, et leva les yeux. Ils étaient d'un bleu très clair, ourlés de cils longs et noirs. Mais son visage était dur.

« Je suis allée chasser », répondit la jeune fille. « J'ai ramené des perdrix. Deux. »

Elle les sortit de sa besace. L'elfe regarda alternativement les oiseaux, puis les gants ensanglantés de sa sœur. Cette dernière se mit à respirer de manière plus intense.

Il faut être forte.

« Il y a aussi... », commença-t-elle, la voix brisée. « En descendant au sud-ouest… J'ai tué un cerf, mais je ne peux pas le transporter, il est trop lourd pour moi... »

« Bravo ! » s'exclama soudain une voix féminine, derrière elle.

C'était une très grande femme brune, en armure, étonnamment musclée.

« Maica », dit-elle, « c'est une grande prouesse, d'avoir tué un cerf sans aucune aide… N'est-ce pas, Korma ? »

Mais Korma ne dit rien. Il se contenta de regarder sa sœur, l'air préoccupé.

 

 


Chapter End Notes

Pour ceux/celles qui sont arrivés jusque ici : merci encore pour vos très nombreux retours. Je vais demander trois litres de tisane anti-dépressive à Penlodh. Et c'est encore mieux pour le livre I !

Les Fils de Fëanor, II

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Chapitre 20 : Les fils de Fëanor II

 

« Fëanor ? » s'exclama l'un des elfes en riant.

« Fëanor est mort il y a longtemps... » dit un autre.

« Celui que vous voyez devant vous est Curufin, son quatrième fils. »

Ecthelion regarda avec étonnement celui qui avait commencé à soigner son ami. « Oui, je me souviens maintenant... » La première fois que Belin avait été malade... Le médecin venu le soigner utilisait un livre écrit par Curufin.

« Nous n'enlevons pas la flèche ? » demanda l'un des elfes.

« Non, cela risque de provoquer une hémorragie durant le transport. »

L'humain était maintenant d'une blancheur mortelle. Curufin coupa le haut de la flèche d'un coup de sa dague, tranchante comme un sabre.

« Nous revenons au Bois-Vieux, maintenant que les loups ont été éliminés... J'ôterai la flèche là-bas. »

Il se releva, mais c'est alors qu'Ecthelion tomba brutalement devant lui, à genoux.

« Sauvez-le, je vous en supplie... » dit le jeune elfe.

Son regard était égaré, ses mains se crispaient.

« Je ne peux pas vivre sans lui... » s'entendit-il prononcer.

Il tremble, remarquèrent les Fëanoriens.

Celegorm, l'elfe à la stature large et aux cheveux cendrés avait remis son piqueur entre les mains d'un autre soignant. Il rejoignit le groupe, son grand chien avec lui. Ce dernier s'accroupit près du blessé et lui lécha le visage.

« Tyelkormo, l'un de tes hommes a presque tué cet humain », déclara Curufin.

Cela n'eut pas l'air d'attrister son frère aîné, ni de le scandaliser.

« Je l'avais bien compris. Mais c'était un accident. »

Et puis, qu'il meurt un peu plus tôt ou un peu plus tard, quelle différence cela fait-il ?

Comme tous les humains, il va pourrir et disparaître de cette terre à tout jamais.

Le groupe de chasseurs (il y en avait bien une cinquantaine, des hommes pour la plupart, mais aussi quelques femmes) traversa la plaine herbue, jusqu'à un petit bois et sa clairière intérieure. Là, ils dressèrent des lampes fëanoriennes, et des tentures pourpres entre les branches des arbres, pour prévenir la pluie. Belin fut installé sur un lit de camp, à cause du froid. On lui ôta son armure, lui enfila de nouveaux vêtements. Curufin lui administra à nouveau un anti-douleur, puis il se mit en devoir d'ôter la flèche. Ecthelion avait les larmes aux yeux.

« Soyez rassuré, il ne va pas souffrir », lui dit une femme-elfe en posant sa main sur la sienne.

Après avoir enlevé la flèche, on appliqua un cataplasme d'herbe sur la plaie, tandis que chantait une guérisseuse elfe – Ecthelion avait été le destinataire de ce type de chants quand il avait été lui-même blessé aux jambes. Une fois l’opération terminée, les Fëanoriens autorisèrent Ecthelion à veiller sur son écuyer, toujours endormi. Le jeune elfe vint s'asseoir à côté du lit de camp. Il observa Belin : sous ses longs cheveux d'or, son visage était détendu et moins pâle ; il caressa ces cheveux.

« Il faut que vous surviviez. »

Celegorm et Curufin les regardaient, tout en grignotant nonchalamment ce que leur portaient leurs serviteurs. Ils virent Ecthelion toucher un pendentif que l’humain avait autour du cou, puis prendre sa main dans la sienne et l’embrasser. 

Celegorm, mastiquant, se pencha vers son frère.

« Cet Ecthelion… Il ne serait pas un peu comme Nelyo, en fait ? »

 

* * *

 

Himlad

 

Ecthelion resta aux côtés de Belin toute la nuit. Le lendemain, la compagnie descendit jusqu'à la ville principale du royaume. Ce n'était pas une grande ville : elle avait été construite à l'endroit du premier camp militaire que Celegom et Curufin avaient placé, presque trois-cent ans auparavant. Les maisons étaient pour la plupart surélevées, leurs toits tous pointus. Il y avait de nombreuses guildes d'artisans : menuisiers, tisseurs, selliers, et surtout joaillers, métallurgistes, fabricants d'armes diverses, qui concevaient et produisaient toutes les lances, épées et arcs des armées fëanoriennes. Le bois remontait d'Estolad, les métaux et les fibres affluaient à partir du Thargelion.

Le palais des deux frères était situé au centre de la bourgade. Les murailles, couvertes de plaques d'airain étincelantes au crépuscule, étaient entouré de douves remplies d'eau. En cas d'attaque, la population de la cité et des environs pouvait se réfugier derrière ces murs, car le donjon en lui-même n'occupait qu'une petite partie de toute la surface du domaine fortifié. Ce donjon était un édifice rectangulaire assez sobre, mais dont l'intérieur était décoré de nombreuses fresques et tapisseries. Il y avait également plusieurs jardins intérieurs.

« J'aimerais que vous puissiez voir cela, Belin », pensa Ecthelion.  

On lui donna une chambre réservée aux hôtes de marque, mais il ne quitta pas celle où dormait Belin, le veillant sans prendre de repos.

« Il réagit bien à nos traitements », dit une guérisseuse.

« Il va survivre, vous en êtes sûre ? »

« On ne peut être sûr de rien, comme il est d'une autre race. Mais la flèche ne semble pas avoir endommagé d'organe interne. »

Le deuxième jour après son arrivée dans la cité d'Himlad, l'humain ouvrit les yeux, et regarda autour de lui avec surprise, comme il ne reconnaissait pas du tout les lieux. Il s'examina, car il avait mal au côté gauche : il vit que son épaule était bandée. La chambre était déserte. Le seul mouvement était créé par des fumigations, qui s'élevaient en volutes, à partir d'un haut encensoir incrusté de gemmes.

« Messire ? » appela Belin.

Il entendit tout d'un coup un bruit de cavalcade, et vit Ecthelion surgir du couloir, vêtu de vêtements rouges. En un instant il fut sur lui, prit son visage entre les mains.

« Vous êtes réveillé ! Vous n'avez pas trop mal ? »

« Non Messire... »

« Je suis si heureux ! »

« Mais où sommes n... »

L'humain n'eut pas le temps de finir sa phrase. Il sentit soudain les lèvres d'Ecthelion se presser avec ferveur contre les siennes. Puis elles s'éloignèrent. Oh, cela avait été si doux ! Il n'en sentait plus sa blessure.

« Messire... Vous m'avez baisé ! » s'émerveilla-t-il.

« Mais non ! » s'exclama Ecthelion, une expression d'incrédulité sur la face.

« Si Messire, vous m'avez baisé », insista Belin.

« Qui a baisé qui ? » demanda Curufin, qui venait d'entrer.

« Mon seigneur », répondit Belin.

« Mais non ! » répéta Ecthelion, qui semblait ne pas croire ce qu'il venait de faire.

Décidément, les tendances de mon frère Nelyafinwë sont plus répandues que je ne le pensais, songea Curufin.

L'elfe examina l'écuyer et conclut qu'il lui faudrait beaucoup de repos, un peu de rééducation, mais qu'il ne devrait pas garder de séquelles de sa blessure. Néanmoins, il ne pourrait pas se servir de son bras gauche pendant un certain temps. Cela n'inquiéta pas Ecthelion, qui assura qu'il s'occuperait de lui, comme lui l'avait fait lorsqu'il s'était retrouvé privé de ses jambes.

Quant à Belin, il trouvait Ecthelion bien beau en rouge, cela faisait ressortir ses cheveux noirs.

 

* * *

 

Les noms

 

Lorsque son côté gauche commença à moins l'handicaper, l'humain put venir dîner un soir à la table du seigneur pour accompagner Ecthelion, mais il se sentit vite perdu, tant Celegorm, Curufin et leurs suivants parlaient de personnes qu'il ne connaissait pas : il y en avait un dénommé Le Fourbe, un autre appelé L'Imposteur, et enfin un troisième qu'ils appelaient Le Bâtard. Puis ils en virent à discuter du Grand Roy des Noldor : la rumeur prétendait que ses coffres étaient si vides qu'on l'appellerait bientôt « Fingolfin le Démuni ».

« C'est peut-être moins pire que Les Dépossédés », dit alors Curufin avec sarcasme.

« Il devrait vendre tous les cadeaux que Maedhros fait à son fils. Il y en a pour une petite fortune », opina Celegorm. « Et dire que je croyais qu'ils étaient ensemble... »

« Vous voyez... » chuchota Ecthelion dans l'oreille de Belin.

« Notre frère est beaucoup moins timide avec mon maître d'armes », déclara Curufin. « A chaque fois qu'il séjourne ici je le retrouve dans son lit. »

« Est-ce que c'est vrai qu'il aime les écuyers ? » s'inquiéta Ecthelion.

« Seulement les bruns », répondit Curufin.

Ecthelion parut soulagé.

« C'est presque dommage que Nelyo ne parvienne pas à ses fins avec notre cousin », dit soudain Celegorm. « J'imagine d'ici la tête que ferait Lance-dans-le-fion... »

« Qui est Lansdenlfion ? » s'enquit Belin.

« Il faut suivre un petit peu », s'agaça Ecthelion.

« Mais on ne devrait peut-être pas tenir ces propos devant des suivants de Turgon », dit Celegorm avec théâtralité.

« Pourquoi pas ? » répliqua Curufin, les yeux brillants. « Son père était l'un des nôtres autrefois. »

« Korma, l'élève de Maglor ! » acquiesça Ecthelion.

« Le Divin Korma, l'elfe-sirène », déclama Curufin. « Ne vous êtes-vous pas plaint de Turgon, qui ne cesse de vous blâmer et ne vous fait point honneur ? Et de l'Usurp-... de Fingolfin, qui a donné votre fief légitime à une femme ? Les voleurs s'entendent avec les voleurs. »

Celegorm se pencha vers son frère, pour lui murmurer : « Korma, le demi-Teler... On n'avait pas tué sa mère, à Alqualondë ? »

« Non, tu confonds avec le vassal de Caranthir, l'ostréiculteur. »

« Ah oui, c'est vrai... »

Il lança une cuisse de poulet à Huan, qui l'attrapa au vol.

« Souvenez-vous que si Turgon et son Père ne vous considèrent pas », conclut alors Curufin, « il est une maison, en Beleriand, chez qui vous serez bienvenus et honorés. »

« Ce n'est point vrai », dit alors Belin, délaissant un instant son potage. « L'Grand Roy et notr' bon roy Turgon ils nous avaient distingué chacun t'une médaille. »

Ecthelion lui donna un coup de coude.

« De la ferraille que l'on donne à un chien », dit l'elfe qui ressemblait tant à Fëanor. « Avez-vous un collier autour du cou ? »

Huan émit un grognement questionnant.

« Penlodh a dit que ma tante était dangereuse », déclara Ecthelion.

« Cet espèce de ... » commença Celegorm.

« Il a raison », l'interrompit Curufin.

L'un des nobles Noldor présents à leur table prit la parole.

« Elle a l'air d'une brute épaisse, quand on ne la connaît pas, mais en réalité, elle est plus rusée qu'un serpent. »

« Elle m'a pris un cerf une fois, maintenant que j'y pense... » se souvint Celegorm.
 

 

* * *

 

Shibboless

 

 

Les plats se succédèrent. Plus le temps passait à la table fëanorienne, plus le chevalier de la Fontaine semblait sous le charme des nobles d'Himlad, ce qui inquiétait Belin.

« Et je dis Ecþelion, et non Ecsselion ! » lança pompeusement Curufin, verre levé.

« Mais non, c'est Messire Éctélion », dit naïvement Belin.

« Pas Éctélion, Ecþelion. »

« Écfélion », essaya l'humain.

« Il faut projeter votre langue », dit Curufin. « Ecþelion. »

« Ecfeu... Ecfè... Ecffélion », retenta Belin, la langue entre les dents.

« Tu aurais dû le laisser mourir, finalement », murmura Celegorm à Curufin.

 

* * *
 

Après le repas, quand lui et Ecthelion furent revenus dans la nouvelle chambre à deux lits qu'on leur avait attribuée, Belin continuait toujours à essayer de prononcer la Lettre, les sourcils froncés.

« C'est inutile », dit Ecthelion. « Et puis je préfère votre diction habituelle. »

« Messire », lui dit alors sérieusement Belin, « j'espère que vous n'allez point les rejoindre. Je ne veux point que nous trahissions notre bon roy Turgon et aussi le Grand Roy. »

« Vous me prenez pour qui ? Je ne trahirais jamais Fingon ! J'essaye de leur soutirer des informations, c'est tout. »

Belin sembla réfléchir quelques instants.

« Messire, j'ai quelque chose à vous dire. »

« Quoi ? »

Ecthelion tendit l'oreille, concentré, comprenant que Belin avait justement une information utile à lui rapporter. Mais l'écuyer semblait hésiter.

« Dites-moi ! »

L'humain sembla finir par se décider à parler, timide, les joues roses.

« Messire », déclara-t-il, les yeux baissés, « j'aimerais tant que vous me rebaisiez. »

Le Chevalier de la Fontaine tressaillit.

« Mais ça va pas ?! »

« Pourquoi Messire ? Je n'vous en voulons point. Vous pouvez bien recommencer sans que j'me fasche. »

« Je croyais que vous aviez quelque chose d'important à me dire... » grommela l'elfe.

« C'était cela. »

Ecthelion regarda son écuyer. Il semblait plus beau que jamais ce soir-là, dans ses vêtements tout neufs, avec ses yeux bleus comme le ciel, sa barbe et ses cheveux luisant d'or sous la lumière des chandelles.

Mais surtout, il était là, en vie, avec lui, tout près de lui. Il en eut mal dans la poitrine.

« Je ne l'diroi point t'à personne, Messire, personne ne l'saura. »

Ecthelion sembla hésiter, regardant l'humain d'un air languissant.

Puis soudain, il déposa un bref baiser sur les lèvres barbues et piquantes.

« C'est pour vous faire plaisir », précisa-t-il immédiatement.

Et en effet, le fils du meunier avait l'air au comble du bonheur. Il ouvrit ses bras en grand, mais ce mouvement brusque réveilla sa douleur. « Argh ! »

Ecthelion l'aida à aller se coucher. Il se sentait étrange.

 

* * *

 

Héroïque fantaisie IV

 

L'air sinistre, le roi du Thargelion et ses compagnons se tenaient debout dans la grande salle de la non moins sinistre Auberge dite de la Belette Accablée, à la frontière Sud-Est du royaume, seulement vêtus d'un drap de lit enroulé autour de leurs muscles. La peau du visage de Caranthir, rouge sous ses cheveux noir charbon, semblait comme tenter de contenir l'explosion du sang qui couvait sous elle.

« Bienvenue à vous ! » s'exclama le commerçant à chapeau de paille. « C'est toujours un plaisir de faire des affaires avec des aventuriers ! J'ai beaucoup de choses à troquer en ce moment. Rations, matériel d'artisanat, armes pour toutes les races, armures, potions diverses, vêtements de voyage et d'ornementation… De quoi avez-vous besoin ? »

« On nous a volés », déclara péniblement Caranthir. « Tout a disparu dans nos chambres. Et je ne suis pas un simple aventurier, je suis Caranthir, fils de Fëanor et roi du Thargelion ! »

« Vous êtes un elfe de quelle région ? » demanda le commerçant.

« Je viens de vous dire que je viens du Thargelion… »

« Ah… J'ai un ensemble d'Elfe Noir Alchimiste des Ténèbres, ce sera parfait pour vous ! »

Il ne fut plus possible à Caranthir de se contenir.

« Tu crois que je suis un Elfe Noir, misérable pouilleux ?! Je suis le petit-fils de Finwë, roi des Noldor au-delà des Mers, né dans la Lumière des Deux Arbres, touché par la lumière des Silmarils ! »

Le négociant plissa les yeux.

« Vous êtes bien sombre, tout de même. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas l'armure de l'Elfe Noir ? Elle vous irait bien, et il y a un bonus de maîtrise mentale. »

« NON. »

« Hum, très bien... Alors j'ai celle-ci. Une armure d'argent, avec son bouclier couvert de cabochons de cristal. Je l'ai baptisée Armure du Paladin du Lac Eternel. Je vous fais un prix, dix pièces d'or. »

« Elle n'est pas du tout au prix du marché. »

« C'est une faveur que je vous accorde, votre grâce. »

« Vous n'êtes pas d'ici. D'où venez-vous ? »

« D'Estolad monseigneur. »

« Avez-vous payé les droits de douane ? »

« Euh... Non. »

« Et la patente ? »

« La quoi ? »

« Le droit de vente. Non ? Huissier, veuillez calculer le montant des impayés. »

L'huissier elfe sortit un carnet et se mit à écrire rapidement. Puis il commença à fouiller les caisses qui entouraient le marchand, sortant un à un les articles et prenant des notes.

Le marchand commença à paniquer.

« Vous n'avez pas le droit de faire ça ! » protesta-t-il.

« Bien sûr que si », répondit Caranthir. « Puis-je voir votre livre de comptes ? »

« Je n'en ai pas... »

« Vous êtes en Thargelion, le livre de comptes est obligatoire. »

L'huissier elfe tenait maintenant dans sa main un vieux gilet de laine.

« Qui voudrait bien acheter ça ? » s'étonna-t-il à voix haute. Puis il commença à compter le stock de potions.

« En plus de la patente et des droits de douane non payés, vous devrez vous affranchir d'une amende pour non déclaration de marchandises. »

« Je crois que nous n'aurons même pas à payer nos armures », s'amusa l’un des suivants de Caranthir.

« Une culotte de femme », continua d'égrener l'huissier. « Un poignard en acier à incrustations de cobalt... Un cuissot de sanglier... Un pot de confiture aux myrtilles... Un livre de sorts... L'histoire de Denethor le Preux... Un bracelet magique muni d'une protection anti-moustiques... Une chemise de soie rouge... Un caleçon marqué d'une étoile à huit branches... Une méthode pour apprendre le khuzdul... Mais ?! Ce sont nos effets personnels ! »

Le visage de Caranthir acheva de tourner à l'écarlate, tandis que celui du marchand gagnait encore une teinte de blanc.

« Confisquez toutes les marchandises, et saisissez-vous de cet imposteur. »

Chapitre 21 : L'absence

Nous quittons Himlad pour revenir au Nord Ouest durant ce chapitre, composé de deux sous-chapitres indépendants...

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Chapitre 21 : L'absence

 

 

I

L'absence

 

Gondolin. Six mois plus tôt.

 

Depuis qu'il habitait avec sa sœur, dans sa villa personnelle, Penlodh arrivait tous les matins à la cour à sept heures précises. Mais ce jour-là, il était dix heures, et il n'y avait aucune trace de sa présence. Cela ne posait pas problème aux différents responsables de l'administration du palais, qui savaient précisément ce qu'ils avaient à faire, mais Turgon était déboussolé. « J'espère qu'il ne lui est pas arrivé quelque chose. » Cela dit, les causes de mortalité étaient peu nombreuses à Gondolin : funeste glissade près des remparts, pot de fleurs se décrochant et tombant sur une tête… A 17 heures, le roi fit tout de même envoyer un coursier à la villa ; il reçut bientôt une réponse, un message écrit par la musicienne Nieninquë, la sœur de Penlodh.

 

Majesté,

Rassurez-vous, il n'est rien arrivé de grave à mon frère. Il dort toujours, mais il s'était couché hier soir assez tardivement. Nos domestiques et moi-même avons essayé de le faire sortir de son sommeil, mais nous n'avons pas réussi.

Votre humble servante.

Turgon replia la lettre, puis se mit à tourner en rond pendant dix minutes. Ce laps de temps écoulé, il se décida à écrire une nouvelle missive.

Laissons-le donc se reposer.

Turgon-Turukáno

Le lendemain, Penlodh n'était toujours pas là. Salgant avait croisé Nieninquë à la Maison de la Musique ; elle lui avait demandé de dire au roi que son frère dormait toujours.
« Mon dieu mais c'est horrible ! » s'exclama Turgon en entendant cette nouvelle.
Il avait les larmes aux yeux.
« Faites venir ma garde et mon carrosse ! » dit-il alors brusquement.

Nieninquë venait à peine de rentrer de sa confrérie, quand elle vit débarquer chez elle le roi de Gondolin et tout son équipage.
« Je viens voir Penlodh », déclara Turgon.
« Il est dans sa chambre, majesté... » répondit la femme-elfe en faisant la révérence.
Elle le guida jusqu'à la pièce.
En d'autres circonstances, Turgon aurait été ravi de voir la chambre et la villa de son ministre ; il s'était toujours demandé à quoi elles ressemblaient, comment il les avait aménagées. Mais ce jour-là, il ne prêta pas attention aux murs blancs couverts d'une seule tenture, au lit dont le chevet en bois était orné de motifs floraux. Il ne vit que son ministre, étendu sous un feuilletage de draps, ses cheveux châtain encadrant son visage paisible et beau ; deux domestiques se trouvaient là aussi, montant la garde en l'absence de sa sœur.
« Je crois qu'il rattrape tout le sommeil qu'il avait en retard », expliqua Nieninquë. « Ça lui est déjà arrivé une fois, à Eithel Sirion, quelques décennies après notre arrivée en Beleriand. Il ne s'est pas réveillé pendant vingt jours. »
« Qu'est-ce je vais faire sans lui ? » s'alarma Turgon.
« Je suis certaine que tout se passera bien, Sire », répondit froidement Nieninquë, se méprenant sur le sens de ses propos. « Si besoin, vous nommerez un autre ministre. Personne n'est irremplaçable. »
« Si, lui est irremplaçable ! » répondit le roi.
Il s'approcha du lit. Sa main droite s'était mise à trembler légèrement.
« Mon ami… Je vous ai peut-être fait trop travailler. »
Il prit la main inerte dans la sienne.
« Il est pâle, vous ne trouvez pas ? »
« Je... »
Le regard du roi s'était voilé.
« Il… Il… ça se trouve ça va faire comme Miriel, il ne va jamais plus se réveiller » finit-il par dire.
« Qui est Miriel ? » s'enquit le domestique Sinda qui se trouvait dans la pièce.
« La première femme de mon grand-père » expliqua Turgon.
L'elfe autochtone fronça les sourcils.
« Attendez… la première ? Vous voulez dire qu'il avait plusieurs femmes ? »
« Oui… Mais pas en même temps, hein. Il s'est marié avec ma grand-mère Indis en secondes noces. »
Le serviteur avait toujours l'air scandalisé.
« Mais il était veuf », précisa Turgon. « Enfin, elle n'était pas vraiment morte, techniquement. Disons plutôt qu'elle était dans le coma. »
Le Sinda ouvrit des yeux horrifiés.
« Bon, d'accord », avoua Turgon. « Mon grand-père était un chaud lapin un elfe avec beaucoup de besoins ! Son fils aîné était comme ça aussi. »
« Et vous ? » demanda alors le Sinda, qui savait que la femme de Turgon était décédée il y a longtemps.
« Non, moi ça va. Ça va... »

 

Au bout d'une dizaine de jours d'absence, Turgon se mit carrément à pleurer.
« Tout le monde meurt autour de moi... » sanglota-t-il.
« Mais non », le détrompa Aredhel. « Tu m'as toujours, et il y a Fingon, et Papa... »
« Tu as raison », réalisa Turgon en séchant ses larmes. « Je suis trop pessimiste. »

 

Le quinzième jour, il réunit les grands seigneurs de Gondolin autour de la Table Ronde. Un siège était vide, celui de la Tour de Neige. Aredhel occupait celui du Pilier.
« Messieurs, si cette situation se prolonge, je me verrai dans l'obligation de nommer un nouveau ministre. Y'a t-il des volontaires ? »
Tout le monde regarda ailleurs, ou baissa les yeux. Egalmoth prit son inspiration.
« Hé bien, s'il faut se dévouer... » dit-il en arborant un air humble.
« Je note », fit sobrement Turgon.
Le marchand ne tarda pas à se rendre devant le bureau de Penlodh, au Palais... Les deux gardes postés devant la porte close le couvèrent d'un œil interrogateur ; Egalmoth lissa les joyaux qui parsemaient son col.
« Je suis Egalmoth, le seigneur de l'Arche Céleste, grand commandant de la maison de l'Arc-en-ciel. Étant donné que le roi envisage de me nommer prochainement ministre, j'ai besoin d'avoir accès au bureau et aux dossiers du seigneur Penlodh. »
Les deux gardes se regardèrent, échangeant un coup d'œil complice.
« Certainement pas », répondit le premier.
Egalmoth regarda le second.
« Encore moins. Nous avons reçu l'ordre de ne laisser entrer personne, en l'absence du seigneur Penlodh, qui ne soit sur la Liste. »
« Et dites-moi, comment fait-on pour être sûr cette liste ? »
« Il faut que le seigneur Penlodh vous y place », répondit le premier garde.
« Foutaises ! »
Le marchand ponctua son juron d'un geste : il venait de sortir une bourse en velours remplie de pièces d'or de l'intérieur de son pourpoint.
« Nous ne sommes pas à vendre ! »
« Tout le monde a un prix. Dites-moi le vôtre. »
Le second garde se redressa.
« Nous sommes incorruptibles. Comme le seigneur Penlodh. »
L'autre hocha la tête.
« Quelle bande de bras cassés ! » pensa Egalmoth en son for intérieur. « Ils ne vont pas aller loin dans la vie avec cette mentalité. »
En s'éloignant et descendant, il buta contre Ecthelion, qui avait l'air maussade. En effet, ce dernier regrettait l'absence de Penlodh. Il était le seul membre de la Table Ronde à ne pas se moquer de lui...
 

Cinq autres jours passèrent. Turgon convoqua Egalmoth dans la salle du trône. Le marchand le sentit, il était prêt du but. Il allait enfin détrôner son adversaire de toujours (ou plus précisément, de trois cent ans). Il allait être ministre à la place du ministre, chambellan à la place du chambellan, premier conseiller à la place du premier conseiller !
Il franchit les grandes portes de la salle du trône, conscient de l'importance du moment.
« Seigneur Egalmoth ! » s'exclama une voix qu'il n'avait pas entendue depuis un mois, et dont le timbre le glaça sur place.
Il leva lentement les yeux. C'était Penlodh, debout à côté du roi. Frais comme un gardon, si tant fut qu'on puisse appliquer cette comparaison au demi-Vanya qui le toisait toujours comme s'il était une feuille morte collée sur la semelle de sa chaussure.
« Le seigneur Penlodh tenait à vous voir en premier », dit le roi, « pour vous remercier de vous être proposé pour le remplacer. »
« Y'a pas de quoi », s'entendit bredouiller Egalmoth, liquéfié.

 

Quelques heures plus tôt.

Lorsque Penlodh ouvrit les yeux, il ne perçut d'abord que la lumière diffuse d'un matin de printemps, et le fait qu'il était parfaitement reposé. Il se leva, enfila ses pantoufles, une robe de chambre. Puis il gagna les cuisines, après avoir salué une domestique qui avait les yeux écarquillés.
« Bonjour », dit Penlodh au cuisinier Sinda. « Si vous avez le temps... si non je le ferai moi-même, pourriez-vous me préparer une tasse d'infusion ? Celle que je prends habituellement le matin.»
« Monseigneur... C'est un plaisir de vous revoir enfin ! » s'exclama le cuisinier.
« Pourquoi ? » répondit Penlodh. « Il s'est passé quelque chose ? »

 

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II

L'elfe qui murmurait à l'oreille des chevaux

 

 

Dans la salle du trône, le puissant Mîrdolen, haut seigneur vêtu de pourpre, avait demandé audience au Grand Roi des Noldor.
« Seigneur Mîrdolen, je vous écoute... »
L'elfe s'était agenouillé. Il n'avait pas l'air rassuré. Dans l'assistance, Gildin et Ivren, qui semblait-il étaient au courant de l'affaire, se couvraient la bouche de leur main, pour s'empêcher de rire.
« Il s'agit de votre fidèle destrier, Sire. »
« Oui », répondit Fingolfin. « Rochallor, ma monture mais aussi mon ami. Venu des grandes plaines de Valinor, présent de mon neveu Maedhros. Un cheval d'exception. »
« Oui Majesté. »
« Hé bien, venez-en au fait, seigneur Mîrdolen. »
« J'ai une très belle jument », commença Mîrdolen.
Ivren cette fois ne put s'empêcher de pouffer.
« Une bête de course, magnifique. Elle a remporté le grand prix l'année dernière, une vraie championne... »
« Et ? »
« Rochallor... est sorti de son box une nuit Majesté... Pour... Il l'a engrossée ! »
« Quoi ?! »
Mîrdôlen avait vraiment l'air catastrophé.
« Il a dû sentir qu'elle était en chaleur, et a fracassé les portes de l'écurie... »
Cette fois ce fut toute l'assistance qui rit.
« Elle n'est pas faite pour enfanter, Majesté... » reprit Mîrdolen. « C'est une superbe championne, elle a remporté le grand pr... »
« Ça va, j'ai compris », temporisa Fingolfin. « De toute façon, ce qui est fait est fait. La progéniture ne pourra manquer d'être exceptionnelle. Vous pourrez la garder, et je vous dédommagerai pour la perte des performances de votre jument. »
Il y eut de nouveaux rires.
« Merci Majesté », répondit le Seigneur de la Tulipe Écarlate, en s'inclinant.
Quelques heures plus tard, l'incident était commenté par l'artistocratie de Barad Eithel.
« Cela doit être dur pour lui... » dit Gildin. « Il adore son cheval... On raconte même qu'il lui parle. Qu'ils communiquent, tous les deux... »
Et en effet, Fingolfin s'était rendu en urgence auprès de Rochallor. Il caressa l'encolure du splendide étalon blanc.
« Pourquoi as-tu fait, ça, enfin ? »
Le cheval émit un hennissement.
« D'accord, elle avait une robe lustrée et des yeux de velours... » traduisit-il. « Couleur de quoi... de châtaigne ? »
Rochallor hennit à nouveau.
« Et une belle croupe... Certes. »
Le Grand Roi se frotta le front d'embarras.
« Il faut que tu apprennes à te contrôler, Rochallor. Ta mission ne te le permet pas. Tu es le cheval du roi, tu dois montrer l'exemple. »
Rochallor hennit.
« Non, tu ne retourneras pas la voir ! »
Il quitta son destrier.
Ce dernier, l'œil mélancolique, appuya sa blanche tête sur la clôture de son box, et soupira.

 


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