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Chapitre 49 : Melmë
La petite amie II
La journée de Sîla avait très mal commencé. Tout d'abord, elle était toujours submergée par l'humiliation après son rendez-vous de la veille avec Ecthelion. Comment était-il seulement possible de se comporter en tel goujat ? Oublier son prénom, l'ignorer complètement, et puis... faire cette chose bizarre avec son écuyer.
Ensuite, ce matin, dès l'aurore, la fille de Duilin était venue rôder autour de chez elle pour savoir comment son rendez-vous avec "Erection" s'était passé (elle ne comprenait toujours pas pourquoi elle semblait trouver si amusant de l'appeler ainsi !). Et bien sûr, elle n'avait pas manqué de lui signifier d'une manière ou d'une autre son inexpérience en la matière...
Mais voilà maintenant qu'un homme venait s'asseoir à côté d'elle sur le banc, alors qu'elle était tranquillement en train de broder, et qu'elle n'avait rien demandé à personne.
L'elfe en question, qui était brun et richement vêtu, arborait le blason de la Maison de l'Arche Céleste, sur son surcot. Il portait également les cheveux courts, ce qui était très inhabituel.
« Bonjour », dit-il, révélant son origine noldorine. « Mon nom est Barandîr. »
« Bonjour », répondit Sîla en baissant la tête.
« Vous ne seriez pas la fille du seigneur Galdor ? »
« Si, pourquoi ? »
« On m'a conté ce qu'Ecthelion de la Fontaine vous avait fait... Et voyez-vous, il m'a fait la même chose. »
La surprise fit sortir Sîla de sa réserve.
« C'est vrai ? »
« Oui. Ce type a vraiment un problème dans la tête. »
« Mais pourquoi veut-il toujours couper les cheveux de tout le monde ? »
« Je n'en sais rien. »
Il y eut un silence. Sîla se remit à broder.
« C'est joli, ce que vous faites... Qu'est-ce que c'est ? »
« Une étoile, pour le mouchoir du roi. »
« C'est vraiment très beau... Vous êtes vraiment très habile. »
« Oh non, ce n'est pas un motif difficile... »
« Vous n'êtes pas comme les autres... Vous avez vraiment l'air concentrée sur ce que vous faites. Et vous n'avez pas cet air... »
« Quel air ? », demanda Sîla.
Barandîr avait posé sa main sur la sienne. Elle tressaillit.
« On pourrait aller se promener, tous les deux... »
« Oh non, je suis occupée... »
« Vous avez fini quand ? »
« Euh, je ne sais pas... »
« Dans une demi-heure ? »
« Mais, je dois aller voir ma préceptrice ensuite... »
« Alors, disons, cet après-midi ? »
« Je ne peux pas non plus. Je dois aller laver le linge avec la princesse. »
« Alors après ? »
« Il sera trop tard... »
« Demain matin ? »
Sîla tourna la tête, mal à l'aise, et ôta sa main de sous la sienne.
« Non, je ne peux pas demain matin... »
« Alors quand ? »
La jeune fille ne répondit pas.
« Écoute... », reprit le Noldo.
Cette fois, il posait sa main sur son épaule, d'un geste presque paternel.
« Je te trouve vraiment très belle. On ne pourrait pas faire connaissance ? »
« Laissez-moi tranquille », murmura Sîla, d'une voix presque inaudible.
« Comment ? Allez, viens, je connais un endroit où on sera bien... »
Il se leva et la tira par le bras.
« Non, je ne veux pas... », protesta Sîla.
« Mais si... Allez... »
« Tu n'as pas entendu ce qu'elle t'a dit ? », fit soudain une voix claire et forte. « Lâche-la ! »
Sîla se retourna, pour voir qui avait dit cela. C'était Ecthelion de la Fontaine, tout habillé d'argent. Ses longs cheveux noirs flottaient dans la brise.
« Toi ? », fit Barandîr, incrédule.
« Lâche-la... », répéta Ecthelion.
Il dégaina Orcrist.
« Ou je te coupe le reste... crapaud ! »
Le reste ?
Barandîr prit ses jambes à son coup.
* * *
Était-il possible de faire sortir à ce point sa langue de sa bouche ? Il semblait bien que oui...
Ecthelion assistait au spectacle du roulage de langues, un air effaré sur la face. Belin et Meleth étaient assis sur le banc d'en face, occupés à s'embrasser avec la plus grande impudeur.
Comment pouvait-on avoir envie de faire ça ?, se demandait Ecthelion. Mais, d'un autre côté...
Ses lèvres, elles ont l'air si douces...
« Ils pourraient faire ça ailleurs », protesta soudain Sîla, qui était assise à côté de lui, occupée à broder sur un cercle en bois.
« Je suis bien d'accord ! », s'exclama Ecthelion, étonné de la pertinence de sa remarque.
Mais l'autre couple d'adolescents ne les entendait pas, et quelques jours plus tard, Belin fit une confidence à son ami elfe.
« Messire, si vous saviez... », dit-il en rosissant.
Ecthelion n'aimait pas comment cette conversation s'engageait.
« Si je savais quoi ? », répondit-il crûment.
« Elle m'a laissé toucher son tétin... »
« Son quoi ? »
« Sa poitrine. »
La scène apparaissant brutalement devant ses yeux, l'elfe sentit comme une lame s'enfoncer dans la sienne.
« Mais... Mais... Pourquoi vous me dites ça ? »
« Parce que vous estes mon meilleur ami. »
« Mais je n'ai pas envie de savoir c'que vous faites ! », s'exclama violemment Ecthelion.
Sur le moment, Belin crut qu'il était fâché, sans doute parce qu'il ne comprenait pas qu'on puisse s'intéresser autant à autre chose que la guerre et la musique.
Mais bientôt, il dut revoir son opinion.
« Jaloux... vous êtes jaloux messire », conclut-il l'air grave, après une énième scène larvée.
Ecthelion rougit, comme quelqu'un qui est pris en faute.
« C'est faux ! », nia-t-il passionnément.
« Si, vous l'êtes, mais ce n'est point d'ma faute si vous avez fait voeu d'chasteté, et que vous n'pouvez point t'avoir d'mie comme moi ! »
Étrangement, l'elfe parut soulagé par cette explication.
« Si vous n'en avez point t'une, ce n'est que d'votre faute », répéta l'humain. « J'aimerais bien être comme vous, moi, j'plairerais à plein d'filles. Mais vous ne savez point votre chance. »
* * *
Peu de temps après cette conversation, un après-midi d'hiver, Belin et sa douce amie entrèrent dans l'appartement, seuls.
Prenant les devants, le jeune écuyer s'avança jusqu'au salon.
« Messire Ecthelion, vous êtes là ? », demanda-t-il dans le vide.
Personne ne répondit.
Belin rejoignit Meleth et lui dit : « Il n'est point là. »
Il la prit par la main et la mena dans la chambre.
Un quart d'heure plus tard, Ecthelion rentrait du conservatoire, un peu plus tôt que prévu. Et tandis qu'il se déchaussait, il crut entendre d'étranges bruits venant de la chambre de Belin. Il s'approcha de la porte et tendit l'oreille.
Tout son corps se figea quand il identifia la nature des sons qu'il percevait... Il s'agissait de gémissements féminins.
Le cœur battant, l'elfe remit ses chaussures, puis sortit.
Le soir venu, il ne fut pas étonné de voir que Belin avait l'air tout excité et fier de lui.
« Vous avez vu Meleth, aujourd'hui ? », demanda Ecthelion d'une voix étrange.
« Oh oui messire. »
« Oh oui ? »
« Oui, j'lui avons montré l'appart'ment. »
« Et c'est tout ? »
« Non... »
L'humain rosit, ce qui ne présageait rien de bon.
« On a fait des choses... »
« Que... quelles... », demanda Ecthelion, la voix éteinte.
Belin resta silencieux quelques instants, ses yeux bleus brillant, immobiles, comme fixés sur une image interne.
Puis il sembla se décider, et murmura quelques mots dans l'oreille du seigneur elfe.
« C'est pas vrai », s'exclama Ecthelion. « ...Ça ne vous a pas suffit d'y mettre la main, il a fallu que vous y mettiez la bouche ! »
* * *
D'autres semaines passèrent. Un soir, alors qu'Ecthelion revenait d'une assommante réunion, il fut étonné de voir Belin caché sous son drap quand il ouvrit la porte de sa chambre, la tête entièrement couverte par le tissu, comme s'il l'avait tiré en dessous.
« Oh non... », pensa Ecthelion, craignant d'avoir interrompu quelque chose qu'il ne voulait pas voir.
Mais l'humain se leva brusquement, laissant son drap, et marcha rapidement hors de la chambre, sans le regarder, le visage rouge.
Ecthelion ne comprit pas pourquoi il était habillé. De plus, son visage était entièrement rose, comme de colère, tout en n'ayant pas l'expression de la colère.
« Belin ? »
L'elfe rejoignit le salon, où son ami s'était transporté. Il y était à présent assis, les coudes posés sur la table, et gardait la tête dans les mains.
« Qu'est-ce qui ne va pas ? », demanda Ecthelion.
Mais Belin ne répondait pas.
Ecthelion posa une main sur son épaule.
« Non, laissez-moi messire ! », sanglota l'humain.
« Mais dites-moi... Il s'est passé quelque chose ? »
« D'toute façon, ça sert à rien q'j'vous l'dise, vous comprenez jamais point t'à rien ! »
« Mais vous n'avez qu'à vous expliquez clairement, aussi ! »
Belin ôta ses mains de son visage rouge, sur lequel coulaient de grosses larmes.
« C'est Meleth messire, elle m'a quitté. »
« Quoi ? »
Un instant, Ecthelion faillit se réjouir. Mais de voir Belin si malheureux, il n'y parvint pas.
« Mais... Pourquoi ? »
Belin essaya de parler, mais il n'y arrivait pas.
« Ce sont ses parents, c'est cela ? Ils ne veulent pas qu'elle vous voit ? »
« Non messire. Ce n'sont même point ses parents. Elle m'a dit... Elle m'a dit qu'il y avait t'un ménestrel... qui lui avait proposé... Et qu'c'était la première fois qu'un ménestrel s'intéressait à elle... »
« Ce n'est pas possible... »
« Si messire. »
« Mais, comment s'appelle-t-il ? Je le connais ? »
« Elle n'a point dit son nom. Mais j'crois savoir lequel c'est. J'suis sûr qu'c'est celui qui chante souvent près d'la Halle aux grains. Alors il est bien beau, et bien grand, et il parle bien lui. Et il n'va point mourir bientôt. »
De nouvelles larmes coulèrent sur ses joues.
« Pourquoi messire ? Pourquoi est-ce qu'elle a fait ça ? »
« Je vous l'avais dit... Les femmes sont toutes les mêmes ! », s'exclama Ecthelion. « Enfin, sauf ma mère. »
Mais cela ne sembla pas consoler Belin. L'elfe quitta la pièce, puis revint avec une boisson chaude et une part de brioche.
« Tenez », dit-il en les posant devant lui.
« Non messire, je n'ai point faim. »
L'adolescent ne mangea rien pendant deux jours, alors qu'Ecthelion ne l'avait jamais vu sauter un repas volontairement. L'elfe était très inquiet. N'allait-il pas mourir, de n'avoir rien mangé pendant 48 heures ?
Mais finalement, le troisième jour, il accepta le porridge elfique qu'Ecthelion lui avait préparé. Pendant tout l'hiver, il sembla avoir perdu son entrain et sa joie de vivre. Cependant, quand vint le printemps, il s'aperçut qu'il ne souffrait plus. Et le seigneur de la Fontaine fut étonné de la rapidité de guérison des humains en matière de chagrin.
Mamil II
(le retour de la revanche !)
Rentrant de sa caserne, Korma de la Source, le Seigneur de la Fontaine, ne s'attendait pas à faire face à un tel spectacle dans la cour intérieure de sa villa.
Près des colonnades, son fils de douze ans, Ecthelion, était en train de faire des pompes sur une seule main. Fanalossë, son épouse, une grande femme brune aux épaules carrées, supervisait l'entraînement en comptant le nombre de pompes.
« 20... 21... »
« Fanalossë », dit Korma. « Tu ne crois pas qu'Ecthelion est un peu jeune pour s'entraîner ainsi ? »
« La Terre du Milieu est un endroit dangereux », répondit sa femme. « Je veux que notre fils soit capable de se défendre et de surmonter toutes les épreuves. Et puis, il aime cela. »
« Tu en es certaine ? Ecthelion, tu aimes t'entraîner ? »
Le petit se mit debout.
« Oui ! », répondit-il. « Je veux être fort comme Mamil ! »
Son père était un guerrier très grand et ombrageux, avec des cheveux noirs aux reflets gris comme de la graphite, mais il n'était pas aussi musclé que sa femme.
« Hum. Tu ne veux pas plutôt être fort comme Atar ? »
Fanalossë rit.
« Mon amour, tout le monde sait que je suis plus forte que toi... Et que ta compétence la plus développée est l'agilité. Ce qui n'est pas utile que sur le champ de bataille, d'ailleurs. »
Ecthelion les regardait, l'air interrogateur. Il ne comprenait pas pourquoi l'agilité pouvait être utile autre part que sur le champ de bataille.
* * *
Un autre jour, Korma les trouva assis dans le salon, tranquillement en train de coudre des morceaux de tissu.
« Tu lui apprends la couture ? », fit-il remarquer à haute voix. « Cela m'étonne de toi... Mais c'est une bonne chose, après tout. »
« Oui », répondit sa femme en serrant le poing. « Il doit être capable de recoudre ses blessures ! »
Ecthelion hocha la tête tout en continuant à coudre, avec un air buté et résolu sur son petit visage.
* * *
La réception chez Fingolfin s'était éternisée. Quand Korma de la Source rentra chez lui ce soir-là, le soleil s'était couché depuis plusieurs heures.
Dans la maison, tout était silencieux. Il monta le grand escalier, pénétra dans sa chambre, mit sa chemise de nuit, et se glissa aux côtés de son épouse, déjà endormie. Mais quand il voulut se rapprocher d'elle, et l'entourer de ses bras, son genoux heurta une masse ronde, à la fois molle et dure.
Il se redressa.
« Ecthelion ! »
Le petit enfant dormait là roulé en boule, accroché à la taille de sa mère comme un coquillage sur un rocher, son visage exprimant la béatitude la plus totale.
« Bon, il va falloir que ça cesse », pensa-t-il, avant de se recoucher.
Mais quand il se réveilla le lendemain, il ne voyait plus rien : le coquillage avait changé de rocher, et s'était fixé sur sa tête, à l'envers.
Le télescope
Ce jour-là, le roi était occupé à l’une de ses distractions favorites : se poster sur la plus haute terrasse de sa grande tour, la plus haute de Gondolin et certainement de toute la Terre du Milieu, pour observer ses sujets vaquer à leurs occupations à travers les lentilles grossissantes d’un tube doré qu’il avait lui-même fabriqué.
Présentement, son regard avait été accroché par la verrière de l’atelier du peintre Cenedril... dont il vit brusquement Ecthelion sortit en courant. L'instant d'après, son écuyer franchissait la porte à sa poursuite, travesti en suivant d’Oromë, un arc à la main, vêtu d’une seule jupe et de sandales, avec de petites ailes fixées dans le dos.
« Penlodh », dit Turgon en abaissant sa lunette, « pourquoi ai-je jour après jour de plus en plus l’impression d’être cerné par l’homosexualité latente ? »
« Il s’agit sans doute d’une illusion perceptive, Majesté », répondit Penlodh.
Il se toucha le nez.
* * *
La veille, le seigneur de la Fontaine s'était rendu auprès de Cenedril, une demande bien précise en tête. « Je voudrais que vous fassiez un portrait de mon écuyer », avait-il dit au peintre.
Ce dernier, occupé à surveiller le vernissage d’une toile par l’un de ses élèves, avait répondu négligemment : « Pour quoi faire ? »
« C’est un humain », dit fièrement Ecthelion. « Ils passent vite paraît-il, alors j’aimerais garder un souvenir. »
« Ce serait la première fois que je peindrais un des Edain… Quelle serait la taille de la toile ? »
« Comme vous le souhaitez. Je veux juste pouvoir la mettre chez moi. »
Le lendemain, Ecthelion fit venir Belin dans sa livrée militaire.
« C’est lui », dit-il au peintre.
« Intéressant », dit Cenedril en le fixant des yeux.
Il fit le tour du jeune homme, prit une mèche de ses cheveux dans les mains, lui demanda de sourire.
« D’accord. Installez-vous là-bas. Et ôtez ces vêtements. Mes élèves vont vous en donner d’autres. Cela fait longtemps que je n’ai pas peint de sujet mythologique. »
Le dicton elfique qui disait que quiconque passait la porte de l’atelier de Cenedril devait s’attendre à avoir froid aux fesses se vérifia tout à fait. Bientôt, Belin se retrouva vêtu d’une simple jupe courte, de sandales et d’un arc. On lui accrocha des ailes faites de plumes d’oiseau assemblées dans le dos.
« Vous serez Melmë, le Maïa de l’Amour, qui est à la fois un suivant d’Oromë et de Vana. »
« Pourquoi le faites-vous se déguiser ainsi ? », s’agaça Ecthelion. « Je croyais que vous peigniez les gens tels qu’ils sont… On m’a dit que c’est pour cela qu’on vous appelle le Miroir ! Je veux juste que vous le peignez comme il est tous les jours ! »
« Vous me demandez de retranscrire une vérité superficielle », s’offusqua le peintre. « Mais ce que fait l’Art, c’est montrer une vérité intérieure, une Essence. »
Ecthelion n’avait pas l’air convaincu par son charabia.
« De toute façon, c’est à prendre ou à laisser », ajouta Cenedril. « Ceux qui me passent commande doivent s’attendre à ce que je conserve ma liberté artistique. Et si ça ne vous convient pas, allez donc voir les faiseurs de croûtes de la Place du Petit-Marché ! »
Le Seigneur de la Fontaine se tut. Belin avait l’air de se plaire dans son nouveau costume, même s’il se plaignit bientôt d’avoir froid au fesses.
« J’ai comme des mille-pattes dans les jambes, messire. »
« Vous voulez dire des fourmis ? »
« T-t-t-t », fit le peintre, « ne bougez pas. »
* * *
Ecthelion était venu attendre son écuyer, à la fin de l’heure de pose chez Cenedril. Quand le peintre lui dit qu’il avait fini pour aujourd’hui, l’humain descendit de sa petite estrade, et avisant Ecthelion, il s’élança vers l’elfe, sans quitter son costume avec arc et carquois.
Ce jour-là, le Seigneur de la Fontaine avait revêtu une tunique à col haut de couleur mauve, brodée de motifs floraux noirs. Sur cette toile de fond semblable à une tapisserie, une bande de ses longs cheveux raides, tout aussi noirs, et lissés avec de la cire, tombait sur le côté gauche de son visage blanc.
Belin s’arrêta devant lui.
« Messire ! », s’exclama-t-il en ouvrant les bras, l’air émerveillé.
Et il se mit à le couvrir de baisers.
« Mais ça va pas ?!!! », protesta Ecthelion.
« Je suis l’Amour ! », répondit l’Humain sans s’arrêter.
« Pourquoi à chaque fois que vous êtes déguisé vous devenez à moitié fou ?! …ARGH ! »
N’arrivant pas à décourager Belin, il sortit de l’atelier en courant, mais l’avatar de Melmë se lança à sa poursuite.
* * *
Lorsque Ecthelion découvrit la toile terminée, deux semaines plus tard, il en garda la bouche ouverte.
« C’est magnifique… », dit-il.
« Il m’a drôlement arrangé », dit Belin en venant regarder.
« Mais non, vous êtes vraiment comme ça. »
« Ça ça m’étonnerait. »
« Si je vous le dis... »
Ce jour-là, le jeune seigneur de la Fontaine comprit que Cenedril, le Miroir, méritait sa réputation de plus grand peintre parmi les Noldor.
Epilogue
Turgon avait quitté les lieux, pour faire sa promenade journalière, mais le télescope n'avait pas bougé de la grande terrasse circulaire. Les index et les pouces de Penlodh se joignirent. Et si... Et si il allait jeter un coup d’œil ? C'était le télescope du roi, mais...
L'intendant regarda autour de lui. Il n'y avait plus personne dans la pièce. Alors, lentement, et ne perdant rien de son maintien noble et digne, il s'approcha de la lentille. Puis il se baissa, et une fois l’œil posé contre l'oculaire, dirigea le tube au hasard, sur la blanche profusion de bâtiments qui s'étendait en contrebas.
Il pouvait discerner très nettement tout ce qui se passait sur les remparts de la vaste cité. Près de la Porte Nord, on voyait des ouvriers rentrer de leur travail sur les flancs de la colline, en longues colonnes. La plupart avait une couronne de fleurs sur la tête, et les Sindar, vêtus de costumes de peine gris, ouvraient la bouche et bougeaient les bras, en rythme, comme s'ils chantaient. Penlodh fit descendre la lunette, pour atteindre la Place du Puits-du-Peuple. Il n'y avait pas beaucoup de badauds, à cette heure, mais il crut reconnaître le seigneur de la Fontaine, qui s'était arrêté pour boire. Oui, c'était bien Ecthelion. Quelqu'un s'approchait de lui dans son dos – quelqu'un de tout à fait surprenant. Blond, les cheveux coupés à la hauteur de la mâchoire, vêtu d'une simple jupette, avec un carquois et de petites ailes dans le dos. « On dirait Melmë », pensa Penlodh, pour l'avoir déjà entraperçu à Valinor. L'avatar de Melmë donna une tape sur le dos d'Ecthelion, qui se retourna, et sursauta quand il le vit.
Penlodh ne comprit pas pourquoi, mais l'elfe brun se mit alors à courir dans la route des Arches, comme s'il cherchait à échapper à Melmë, qui courait après lui. Ils arrivèrent sur la Place du Roi, et l'archer semblait essoufflé... Mais comme Ecthelion fut brusquement ralenti par Galdor, qui semblait lui poser toutes sortes de questions, Melmë put rattraper son retard. Il finit par agripper le seigneur de la Fontaine sur la Place du Grand Marché, et passa ses bras tout autour de lui. Mais Ecthelion le repoussa violemment, et sembla se mettre à crier, devant l'adolescent costumé, resté immobile. Puis il prit une des rues adjacentes, marchant d'un bon pas, comme s'il était furieux. Melmë resta où il était, le soleil faisant briller le haut de sa tête. Il alla s'asseoir sur un banc, l'air défait. Quelques minutes passèrent, puis on eut dit qu'il réfléchissait, l'index frottant sa bouche. Il se leva, et descendit la rue animée qui menait au Petit-Marché, avant de s'engouffrer dans le quartier des tanneurs. Là, il s'arrêta devant l'un des ateliers, puis frappa à la porte. Un grand elfe brun aux cheveux bouclés sortit de la tannerie. L'air menaçant, il adressa quelques mots à l'adolescent, puis lui fit un geste qui signifiait de s'en aller. La tête basse, Melmë s'en alla lentement. Puis, en haut de la rue, il fut à nouveau pris d'un regain d'énergie joyeuse, et se remit à courir. Cette fois, il circulait dans le quartier de l'artisanat de luxe. Il s'arrêta devant une échoppe dont l'enseigne représentait un gant. Il entra dans la boutique, mais en ressortit quelques minutes plus tard, comme chassé.
Malgré toute l'étendue de ses connaissances, Penlodh ne comprenait pas le sens de cette pantomime dont il était le spectateur. Il haussa un sourcil. L'avatar de Melmë avait maintenant regagné la place du Roi, où il se crut permis de joindre les mains d'une femme et d'un homme qui marchaient côte à côte. Puis il fit demi-tour, et là Penlodh vit un chat au pelage tigré courir vers lui. Melmë sembla dire quelques mots au chat. A vrai dire... Ce devait être la distance qui le trompait. Mais on aurait presque dit qu'il y avait entre eux un... dialogue. Mais il ne dura pas. Melmë dévala la rue des Pompes, accompagné du chat. Il passa devant les Thermes, le théâtre, la tour de la maison de l'Arc-en-Ciel, recouvertes d'une mosaïque entièrement faite de pierres précieuses, dans le quartier des forgerons et des orfèvres, près de la caserne de la maison de la Fontaine, sur la Gar-Ainon et ses temples, devant les tavernes et les auberges, et partout où il allait, en courant, souriant, il joignait les mains des couples qu'il croisait.
Éprouvant quelque lassitude au bout d'un moment, Penlodh décida de diriger son regard sur un autre théâtre. Au Nord Ouest, le bâtiment du collège d'architecture était en train de se vider. Il vit Nindë, le secrétaire d'Egalmoth, en sortir, un ensemble de rouleaux de parchemins sous le bras. La maison de Glorfindel ne se trouvait pas très loin. Penlodh bougea légèrement le tube dorée, pour voir si la villa était terminée. Mais il y avait encore des échafaudages. Plus en dessous, au bord de la Voie des Eaux Courantes, il crut reconnaître la princesse Idril, accompagnée de ses suivantes. Quand elles virent l'humain costumé en Melmë faire irruption devant elles, elles s'enfuirent toutes en courant – sauf Idril, qui se baissa pour prendre le chat du Maïa dans ses bras. Décidément, cela n'avait vraiment aucun sens !
Les deux jeunes gens se dirigèrent vers les jardins du palais. Penlodh y braqua sa lunette, anticipant leur destination. Mais là, il fut surpris de voir le roi, qui faisait sa promenade du jour, seul. Il avançait les mains jointes dans le dos, et regardait les arbres en fleurs et les treillages autour de lui, l'air un peu rêveur. Soudain, il s'arrêta, et porta sa main à son visage, les yeux plissés, comme s'il souffrait de céphalée. Alors, deux elfes entièrement couverts de feuilles sortirent discrètement des buissons, dans son dos, posèrent là une chaise et des rafraîchissements, un éventail, puis disparurent dans les fourrés. Quand le roi reprit ses esprits et releva la tête, il parut agréablement surpris de voir là, juste à côté de lui, ce dont il avait précisément besoin à ce moment. Il s'assit sur la chaise, et but.
Un sourire de satisfaction professionnelle naquit sur le visage de son intendant.
C'était l'avant-dernier chapitre du livre I !