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Chapitre 48 : L'acculturation II
L'acculturation
« Messire Ecthelion est très cultivé », dit Belin à ses frères. « Il est allé vingt ans à l'université. »
« Vingt ans ! », s'exclama Eudes. « Ben ça 'lors, il doit t'en savoir des choses. »
« Oui, il sait plein de choses. Sur les plantes qui poussent et les animaux, sur les étoiles dans le ciel, sur l'histoire, sur la littérature. »
« La litt'rature ? Qu'est-ce donc qu'ça ? »
« C'est ce qui est t'écrit. Par exemple, avec des métaphores. »
« Ecrit dans l'livres ? »
« Oui, ou sur les tablettes de cire... ou sur les murs... »
« C'doit t'estre un grand maistre d'savoir », apprécia Eudes.
* * *
« Je n'arrive pas à croire que vous n'êtes allé que vingt ans à l'université », dit Turgon à Ecthelion.
La plupart des seigneurs de la Table Ronde le regardèrent soudain avec curiosité.
« Où est le mal ?! J'en pouvais plus d'rester assis toute la journée à écouter des gens parler. »
« Ça, ça n'a pas vraiment changé », glissa Egalmoth à Galdor.
« Vous vous découragez vite tout de même », observa le roi. « Vous auriez au moins pu attendre de valider votre premier siècle avant de claquer la porte... »
« L'université noldorine, c'est un peu surfait », osa dire Aredhel. « Je ne vois pas où est le problème de vouloir apprendre à l'extérieur d'une structure institutionnelle qui contribue à installer dans les esprits le modèle patriarcal dominant. »
« On peut avoir une explication de texte ? », demanda Egalmoth en triturant nerveusement une grosse émeraude de son pourpoint.
« Elle a raison ! Chacun devrait pouvoir faire son éducation comme il l'entend, du moment qu'il suit les traditions ! », s'exclama le seigneur de la Fontaine.
Aredhel haussa un sourcil.
« Mais dites-moi, on dirait qu'il y a de l'amour dans l'air », lança Egalmoth avec un sourire entendu.
Des sifflements et « ouuuuh » sirupeux accueillirent cette observation.
Turgon se massa le crâne.
« Penlodh, quel était l'ordre du jour déjà ? »
« La meilleure intégration du service militaire dans les parcours académiques, majesté. »
« Messieurs », intervint le roi. « Après cette digression, j'aimerais que... »
« Alors ça, c'est typique », coupa Aredhel avec un rire froid. « Dès qu'un homme et une femme sont d'accord sur quelque chose, il faut que leur interaction intellectuelle soit réinterprétée à l'aune de la perspective des liens oppressifs du mariage. »
« Tout à fait ! », appuya Ecthelion. « Je n'ai point envie d'me marier avec elle ! »
« Oppressifs ? », grimaça Turgon. « Pourquoi oppressifs ? Le mariage est l'une des plus belles choses de la vie et... »
« Oppressifs pour la femme », répondit Aredhel.
Des ricanements gras accueillirent cette déclaration.
« La mienne, elle aime bien se faire oppresser », fit remarquer Egalmoth, déclenchant une nouvelle salve de rire.
Il ajouta, dans l'oreille de Galdor : « Et j'en connais une qui devrait se faire oppresser vite fait, elle serait peut-être moins désagréable. »
Salgant, qui était assis à la droite du marchand, lui murmura : « Peut-être... Peut-être qu'elle n'est pas flûtiste. »
« Oh... », fit Egalmoth.
« Ma mère disait toujours que le mari est l'égal de la femme », déclara bruyamment Ecthelion.
« On s'en balance de votre mère », dit Turgon. « Reprenons ce que... »
« Ah ! », fit Egalmoth. « Moi je m'en souviens très bien de votre mère... Fanalossë ! Aussi féminine qu'un champion de pancrace ! D'ailleurs, ce n'est pas comme ça qu'elle avait rencontré votre père ? »
« Ce n'est point vrai ! », s'exclama le jeune elfe.
« Ecthelion, vous parlez bizarrement ces derniers temps... », s'inquiéta brusquement Glorfindel, tandis que Penlodh s'efforçait d'éviter que Turgon ne se mette à pleurer en pleine réunion.
La petite amie
Les semaines qui suivirent leur retour de mission, Belin raconta à son chef que la jeune fille au tablier venait souvent le regarder faire son pain, et qu'à chaque fois il lui donnait une brioche ou un pudding au miel.
« Vous ne voyez point qu'elle est intéressée ? », grogna Ecthelion. « Tout ce qu'elle veut c'est t'avoir de la nourriture gratuite. »
Belin eut l'air vexé.
« Je sais bien qu'il n'y a point d'raisons qu'elle s'intéresse à moi messire. Mais elle vient me voir seule, et on discute, pendant que les pains ils cuisent. »
« Et d'quoi vous discutez ? »
« De plein d'choses. De ce qu'on pense dans notre tête. »
Ecthelion fit la moue.
« Et qu'est-ce qu'elle fait dans la vie ? », demanda-t-il.
« Elle travaille dans la tannerie de ses parents. Alors y'a plein d'gens qui disent qu'elle pue. Mais moi j'trouve qu'elle sent très bon. »
« Hum... Elle joue d'un instrument au moins ? », s'enquit l'elfe.
« Pour sûr. Elle fait d'cet instrument où l'on tape des p'tites languettes de m'tal avec un bâton. »
« Elle joue du xylophone ? C'est tout ce qu'elle sait jouer ? Un elfe normal... »
« Tout le monde n'est point d'la haute société comme vous messire. »
« Qu'est-ce que vous entendez par « haute société » ? C'est un fait que dans l'éducation noldorine et sindarine, au moins deux instruments... »
« C'est une expression qu'elle utilise. Elle dit que j'habite avec quelqu'un de la haute société . »
« Et elle a quel âge ? Vous êtes sûr qu'elle n'est pas mariée comme l'autr... la gantière ? »
« Elle a cinquante-deux ans. Et elle ne s'est jamais mariée. »
Belin en avait dix-huit. Proportionnellement parlant, ils avaient même le même âge.
« Elle sait que vous êtes un humain ? »
« Oui », mentit Belin.
Décidément, pensa Ecthelion. Belin était-il tombé sur la perle rare ?
« Et comment s'appelle-t-elle ? »
« Son nom c'est Meleth, messire. »
* * *
Peu de temps après, Ecthelion vit son écuyer sortir tout endimanché, revêtu de la tunique de fête qu'il lui avait offerte récemment, et portant les bijoux d'oreille qui donnaient l'illusion de les avoir pointues.
« Drôle de tenue pour aller cuire le pain », songea le seigneur de la Fontaine.
Mais il réussit à se retenir de ne pas faire de remarque désobligeante, ayant compris que cela blessait son camarade.
Cette fois encore, Meleth était venue pour voir Belin faire cuire ses pains... Les deux adolescents s'étaient même donné rendez-vous pour discuter, et c'était tout naturellement qu'ils se tutoyaient.
« Tu en as une jolie tunique ! », apprécia-t-elle. « Mais n'est-ce pas un peu risqué de la porter ici ? Tu risques de faire tomber de la farine dessus. »
« J'vais faire attention », répondit Belin.
Meleth redressa brusquement la tête, comme si elle avait une idée.
« Oh, j'y pense ! Je peux te prêter mon tablier. »
Elle ôta ce vêtement puis le passa à travers la tête de l'humain, le noua dans son dos, le brossa pour qu'il tombe bien. Belin rougissait légèrement tandis que ces mains féminines s'affairaient sur lui.
« Voilà ! C'est mieux comme ça. »
Mais tout d'un coup, le jeune homme sembla grave.
« Qu'est-ce qu'il y a ? », fit Meleth. « Je ne voulais pas te vexer... »
« Non, ce n'est point ça. »
« Qu'est-ce que c'est ? »
« J'... J'avons quelqu'chose à t'avouer », finit-il par dire.
Les beaux sourcils bruns de la jeune fille se froncèrent. Elle s'assit sur le banc de pierre qui jouxtait les fours. Belin s'assit aussi.
« Voilà », dit-il en détournant les yeux. « Je n'sommes point t'un elfe. J'sommes un humain, d'la race des Halains. Et mes oreilles n'sont point pointues. »
« Mais je sais », dit Meleth.
Belin écarquilla les yeux.
« Quoi ? »
« Bien sûr. Tout le monde sait que le seigneur Ecthelion de la Fontaine a un écuyer humain. »
« Tu l'savois donc depuis l'début ? Et tu n'estois point répugné par moi ? »
Le visage de l'elfe se crispa, ce qui alarma l'humain.
Elle demanda : « ...Que veut dire estoir répugné ? »
« Etre dégoûté », expliqua Belin, soulagé.
« Oh non... Pourquoi serais-je dégoûtée ? »
L'humain la contempla avec admiration et ravissement, ce à quoi la jeune fille elfe répondit en rougissant. Puis s'apercevant de leurs réactions respectives, ils se trouvèrent gênés, et restèrent silencieux, les yeux rivés sur les pavés blancs.
Un ménestrel passait par là.
Tourtereaux, et tourterelles
M'en allant dans la citadelle,
Je croisai deux jeunes gens
Qui très bientôt seront amants.
« Je dois y aller », dit brusquement Meleth en se levant.
« Déjà ? », balbutia Belin, se redressant lui aussi.
Elle le regarda à nouveau. Il avait beau être plus petit que les Noldor et la plupart des hommes Sindar, il était toujours plus grand qu'elle. Et ses cheveux reflétaient la lumière d'Anar d'une façon naturelle, et en même temps, il semblait étranger à ce monde. Avec ses larges bras et son début de barbe, elle lui trouvait aussi une ressemblance avec Tulkas...
« Je reviendrai », dit-elle.
Elle se hissa sur la pointe des pieds et lui fit un baiser d'adieu, juste au coin des lèvres.
Belin était rouge comme une écrevisse et au comble du bonheur.
* * *
« Je suis heureux pour vous », déclara Ecthelion sur un ton impassible.
« C'est vrai messire ? Vous estes heureux qu'j'ayons trouvé une bonne amie ? »
« Oui. C'est une bonne chose qu'il y en ait enfin une qui... Enfin je veux dire que vous ayez... »
Comment disait Glorfindel, déjà ?
« Trouvé l' heureuse élue . »
« Oh messire ! J'espère qu'on s'mariera tous les deux ! Et qu'on aura plein de p'tits petiots ! »
« Vous ne croyez pas que vous allez un peu trop vite ? »
* * *
Quelques jours plus tard, Ecthelion était à la fenêtre d'où il guettait le retour de Belin. Meleth semblait l'avoir accompagné jusque devant le portail de la résidence. Belin avait l'air si joyeux qu'Ecthelion ne put s'empêcher de sourire.
Mais quand il le vit prendre la jeune fille dans ses bras pour l'embrasser, son regard se ternit.
Les questions gênantes
Pourquoi était-ce toujours à lui que l'on posait les questions gênantes ? Après cet être humain parlant patois qui voulait en savoir plus sur Maedhros et ses tendances, voici que le seigneur Glorfindel venait l'interroger sur la soeur de Penlodh.
« Elle est connue pour être très intelligente, n'est-ce pas ? », lança le seigneur de la Fleur d'Or.
« Oui. Il me semble qu'elle faisait partie de l'académie de grammaire à Tirion. »
Étrangement, cette réponse parut décevoir le connétable.
« Et... A-t-elle montré récemment... Quelque intérêt pour certains des Gondolindrim ? »
« Quelque intérêt... amoureux ? »
« Oui », répondit Glorfindel en détournant le regard.
« Oh, mais... Vous n'aviez pas entendu les rumeurs en Nevrast ? »
L'elfe blond fronça les sourcils.
« Non... Quelles rumeurs ? »
« Hé bien... Elles disent que Nieninquë... Hum. Ne joue pas de flûte . »
Glorfindel s'indigna.
« Elle joue de la harpe, du luth et du tambourin... Ce n'est déjà pas si mal ! »
« En fait ce n'est pas ce que je voulais dire », expliqua l'elfe en se frottant pensivement le menton.
Heureusement, les motifs floraux brodés sur le pourpoint de son interlocuteur lui inspirèrent l'idée d'une métaphore botanique.
« Hé bien, voyez-vous... On dit que cette jeune dame... »
Il s'approcha pour lui souffler dans l'oreille.
« ... préfère la fleur au bourdon . »
« QUOI ?! », hurla Glorfindel.
Alors là, c'était le bouquet. Qu'avait-il fait à Mandos pour mériter ça ?
* * *
« Mais je m'en fiche de vos histoires d'amour ! », barrit Ecthelion. « Pourquoi tous les blonds que je connais veulent toujours me rebattre les oreilles avec leur béguin incompréhensible pour la première greluche venue ! »
« Ce n'est pas la peine de t'énerver comme ça », répondit Glorfindel.
« Franchement, qu'est-ce que vous leur trouvez ? Je veux dire, à part le fait d'avoir de gros seins ? »
« La dame de mes pensées n'a pas de... »
« La Dame de mes N'importe-Quoi oui ! »
Il se servit un nouveau verre de liqueur.
« Belin n'est pas avec vous ce soir ? »
« Non. Il est avec une fille. Tout ça parce qu'il veut se reproduire comme le lapin qu'il est. Mais j'lui ai dit que les humains et les elfes n'étaient pas compatibles. Mais lui soutient qu'il faut pas croire, que c'est comme les chevaux et les ânes. Sauf que les chevaux et les ânes ça fait des MULES ! »
Il but son verre coup sec.
« Hum... Je devrais peut-être demander à quelqu'un d'autre. »
* * *
« Je ne comprends pas d'où viennent ces rumeurs », dit Hildor à Glorfindel. « Nieninquë aime tout à fait les hommes. C'est un des nombreux intérêts que nous partageons. Mais pourquoi me posez-vous cette question ? »
« Hé bien quelqu'un m'a parlé de cela, et je n'y croyais pas... »
« Non, s'il y a vraiment quelqu'un qui devrait s'inquiéter pour sa femme... C'est son altesse Fingolfin. »
« Ah bon ? »
* * *
« Nindë », lança brutalement Egalmoth un après-midi où Penlodh l'avait particulièrement agacé. « Vous ne trouvez pas que Penlodh et sa soeur sont drôlement proches ? »
« Ah ? »
« Oui... Ils vivent ensemble, ni l'un ni l'autre ne sont mariés... Et ils sont très affectueux l'un envers l'autre en public. »
« Où voulez-vous en venir ? », demanda le secrétaire.
« Hé bien... Vous voyez ce que je veux dire ? »
« Non. »
« Voyons, Penlodh cache forcément quelque chose ! Il ne peut pas être entièrement irréprochable... Il a forcément un vice secret ! »
« Vous insinuez que lui et sa soeur... Mais c'est abject ! »
« J'ai toujours dit qu'il était abject. »
Idril
Plusieurs servantes tenaient Idril, qui se tordait sur sa couche.
« Fini ces caprices, maintenant », dit Turgon en enfonçant les chaussures sur ses pieds. « Tu ne peux pas assister aux célébrations religieuses dans cette tenue. On dirait que tu sors du lit. C'est juste insupportable. »
Une fois les chaussures enfilées, les domestiques lâchèrent la princesse. Mais en voyant les chaussures sur ses pieds, cette dernière se cacha les yeux et se mit à être prise de convulsions.
« Non ! Non ! », répétait-elle.
« Bon. J'abandonne », dit Turgon.
* * *
Ce jour-là, quand Penlodh rentra de la guilde des architectes, il croisa la princesse Idril sur la Place du Roi. La jeune fille était assise sur le rebord de la fontaine, dont elle semblait peigner l'eau de la main, le regard vague. L'intendant la salua et poursuivit sa route, l'air songeur. Il trouva Turgon dans la salle du trône.
« Majesté... », dit-il en faisant la révérence. « Je viens de croiser la princesse Idril. Elle n'a pas l'air d'aller très bien aujourd'hui. »
« Ne m'en parlez pas », répondit Turgon en se rasseyant. « J'ai encore essayé de lui faire mettre des chaussures, ce matin... Peine perdue ! »
Il se massa le front du bout des doigts.
« Je ne sais plus quoi faire avec elle. Tout allait bien, à Valinor... Mais depuis que nous sommes en Beleriand... Je ne comprends pas ce qui lui est arrivé. »
Les sourcils de Penlodh se haussèrent très haut.
« Oui, en effet. Quel événement a bien pu... »
« Je dois vous avouer que cela me met très mal à l'aise », coupa Turgon. « On dirait... que rien ne l'intéresse. Et parfois elle a l'air si... Cela me peine de le dire... Elle a l'air si stupide ! »
Gêné, son conseiller détourna le regard.
« Et moi, j'ai toujours été un intellectuel, vous le savez. Alors cela me fait mal de la voir ainsi... Ma propre fille, mon unique enfant, être si stupide ! »
Il n'entendit pas le sanglot qui retentit derrière le mur qui séparait la salle du trône du hall des armes. Car Idril avait tout entendu, étant rentrée juste après Penlodh. Une main posée sur son visage en larmes, elle s'éloigna en courant, pour s'enfermer dans sa chambre.
Là, elle se jeta sur le lit, et pleura comme elle n'avait jamais pleuré.
« Vous ne l'avez pas connue à Tirion, quand elle était toute petite », poursuivait Turgon, le regard lointain. « C'était la plus vive des petites filles. Elle était si intelligente – comme sa mère. Elle se rappelait de tout, et je disais souvent qu'elle avait une mémoire eidétique, comme Finrod. Mais tout a changé quand nous sommes arrivés ici. Oui, tout... »
Penlodh hocha la tête.
« Je peux même mettre une date exacte sur ce changement. Ce fut quand mon frère ramena Maedhros du Thangorodrim. »
Le visage de l'intendant se transforma d'un coup, passant d'une expression blasée à la plus grande surprise.
« Oui, elle était là quand ils l'ont descendu de l'aigle. Et soudain, je ne l'ai plus vue. Plus tard, notre servante m'a raconté qu'elle était simplement revenue dans notre tente, qu'elle avait ôté ses petites bottes fourrées, et qu'elle les avait rangées dans le coffre. Depuis, elle n'a plus jamais voulu mettre de chaussures. »
* * *
Idril ne se souvenait pas d'avoir jamais ressenti une telle douleur. Elle n'avait reçu aucun coup, pourtant elle avait l'impression qu'on lui avait écrasé tout le milieu du corps à coups de masse. Elle n'arrivait pas à stopper ses sanglots. Une voix qu'elle ne commandait pas, comme étrangère, répétait dans sa tête : « Père ne m'aime pas. Il a honte de moi. »
Quand les larmes l'eurent épuisée, et chassé l'énergie de pleurer encore sans avoir chassé la douleur et l'idée qui la présidait, elle se rendit compte qu'un chat était monté sur son lit, et la fixait de ses yeux obliques.
C'était le gros chat qu'elle avait adopté, et qui aimait porter des vêtements.
Il ronronnait, et frotta son museau contre son visage.
« Tu es gentil », dit-elle.
Mais il semblait aussi vouloir lui montrer quelque chose.
« Qu'y a-t-il ? »
L'animal sauta à bas du lit, et se dirigea vers la porte.
« Tu veux que je te suive ? »
Le chat hocha la tête. Il la mena dans une partie des jardins suspendus accolés au palais, située au-dessus d'un morceau d'enceinte intérieure crénelée.
Sur le gazon, il y avait deux jeunes hommes en train de jouer avec des raquettes en bois. Elle reconnut d'abord le plus grand des deux, qui était le jeune seigneur de la Fontaine. L'autre était certainement son écuyer humain, un adolescent blond à l'air paisible que l'on appelait Belin, et qui était le fils de ce meunier Erik qui était mort il y a deux ans.
« J'vais vous battre, cette fois, messire ! », s'exclama l'humain, en faisant rebondir la balle de chiffon dans sa paume.
Mais il s'arrêta dans son mouvement quand il aperçut la princesse, qui en plus avait les yeux gonflés.
Les deux soldats firent le salut, puis Belin rejoignit son maître et lui dit dans l'oreille : « Messire, on dirait qu'elle a pleuré. »
« Ah bon ? »
« Vous jouez au coron ? », demanda Idril, la voix tremblante.
Belin était incapable de résister à une femme en pleurs.
« J'vous laisse ma raquette », dit-il à la princesse.
« Je peux jouer ? »
Ecthelion n'avait pas l'air ravi.
« Vous connaissez les règles ? », demanda-t-il d'une voix froide.
« Je crois... J'y jouais quand j'étais petite, avec ma mère. »
« Moi aussi ! », s'exclama Ecthelion avec ferveur.
Belin s'assit sur le muret et les regarda jouer.
« Alors ? », lui dit le Chat.
« Alors quoi ? »
« La princesse ! »
« Elle est très belle », répondit Belin, les yeux rivés sur Ecthelion et son air concentré.
« C'est la princesse que vous devez regarder, pas Ecthelion ! », geignit le Chat.
Ce fut à ce moment-là que Meleth arriva par l'escalier montant, et elle sursauta en apercevant Idril. Belin se leva pour l'accueillir, et lui donna un gros baiser sur la bouche.
L'oeil gauche d'Ecthelion cligna et il rata la balle.
« 1-0 ! », s'exclama Idril.
Le Chat avait l'air très mécontent.
« C'est qui, celle-là ? », se demanda-t-il, scrutant l'elfe brune qui contrariait ses plans.
L'opéra
« Vous venez tout de même avec moi à la Poire Sans Soif, demain ? », demanda Ecthelion avec anxiété.
« Non messire, demain je ne peux point non plus. »
« Et pourquoi donc ? »
« J'ai rendez-vous avec Meleth. On doit aller à l'opéra. »
« A l'opéra ? Mais quand je vous y invite vous ne voulez jamais y aller ! »
« C'est parce qu'ils chantent dans un langage que j'n'comprends point. »
« Et en quoi le fait d'y aller avec Meleth changera ce fait ? »
« Parce que quand on y va avec une mie, même si on ne comprends point les paroles, on peut tout de même faire des choses. »
« Quelles choses ? »
« Des choses d'amour messire... Comme s'prendre les mains par exemple. »
« Pff. Aller à l'opéra pour faire cela au lieu d'écouter la musique... Je ne vous comprends vraiment pas. »
Belin ne répondit pas. Il se grattait les quelques poils qui avaient à nouveau émergé sur son menton.
« J'ai une idée ! Vous n'avez qu'à venir avec nous ! »
« Pour tenir la chandelle ? Non merci. »
« Non, vous viendrez avec votre amie. »
« Laquelle ? Je n'ai pas d'amie fille je vous signale. »
« Celle à qui vous aviez coupé les cheveux, et qu'est la fille de Galdor. »
« Elle ? Mais vous n'êtes pas sérieux ! »
« Comme ça vous vous f'rez pardonner. Et puis j'l'avons vue, elle est très jolie. On dirait comme une poupée. »
« En quoi est-ce un argument ? »
* * *
La fille de Galdor rougit brutalement, et elle cligna des yeux.
« Vous m'invitez à l'opéra ? »
« Oui. Pour me faire pardonner de vous avoir coupé les nattes. Le concert aura lieu demain soir. »
« Je ne suis pas sûre que mon père sera d'accord... »
« Cela n'a rien de problématique. Il s'agit d'une sortie de groupe, puisque nous serons quatre. Je lui demanderai la permission, si vous voulez. »
* * *
Le lendemain, les quatre jeunes gens se tenaient devant le théâtre, et Belin attendait qu'Ecthelion leur présente la fille de Galdor.
« Vous nous présentez votre amie, messire ? »
« Oui, il s'agit de la fille de Galdor. »
« Comment s'appelle-t-elle ? »
Ecthelion paniqua. Il se rendit compte qu'il avait oublié son prénom. Ou peut-être ne l'avait-t-il jamais su ?
« Je m'appelle Sîla ! », intervint rageusement la jeune fille.
« Juste Sîla ? », s'étonna le seigneur de la Fontaine.
« Oui. Mais ma famille et mes amis proches m'appellent Sîl. »
« Mais nous ne sommes pas votre famille ou vos amis proches... »
Belin soupira.
« Quand vous dites Galdor », fit Meleth d'une voix mal assurée. « Il ne s'agit pas du Galdor qui est connu... Le Sinda qui s'occupe de la Maison de l'Arbre ? »
« Si », dit Sîla.
Le visage de Meleth changea étrangement. On aurait dit qu'elle lui en voulait.
« Oh, Belin, j'allais oublier ! », fit Ecthelion. « Regardez, elle a les mêmes cheveux que vous. »
Il désignait les cheveux blonds coupés au carré de la jeune Sinda.
« C'est vrai », reconnut Belin. « Ils sont d'la même couleur et d'la même longueur. »
Ils entrèrent dans le bâtiment, qui était un pur exemple d'architecture noldorine de la période post-classique.
Dans le hall, Belin et Sîla voulurent aller aux toilettes, et Ecthelion se retrouva seul avec Meleth.
« Tout va bien avec Belin ? », finit-il par demander.
« Oui », répondit Meleth en souriant. « Il est si gentil ! Mais je dois vous avouer que parfois, nous avons des problèmes... »
Ecthelion eut du mal à cacher la joie qui soudain l'envahissait.
« Ah oui ? »
« Oui... Parfois, j'ai du mal à comprendre ce qu'il dit. »
« Oh... ça c'est normal... », fit Ecthelion, déçu. « Il confond les mots, c'est ça ? »
« Pas seulement. Parfois il parle de choses qui n'ont aucun rapport avec ce dont on discute. Par exemple, hier, il m'a posé des questions sur ma boîte à gants. Mais je n'ai pas de boîte à gants ! »
« Si vous voulez mon avis, dès qu'il vous parle de boîte à gants, il faut dire toujours non. »
Leurs compagnons revinrent, et ils entrèrent dans la salle. Pendant qu'ils cherchaient leur place, Belin saisit Ecthelion par le bras, et le prit à part.
« Messire, j'avions oublié d'vous dire », souffla-t-il. « Il faut que vous soyez courtois avec votre amie. »
« Je sais », répondit Ecthelion, qui se méprenait sur le sens que Belin donnait à ce mot. « Vous me prenez pour quoi, une espèce de goujat ? »
Belin ne répondit pas.
« Qu'est-ce qu'il faut que je fasse, pour être courtois ? », demanda alors Ecthelion.
« A un moment, il faut que vous passiez votr'bras autour d'ses épaules. »
« Ah bon ? C'est vraiment bizarre, comme règle de politesse. »
Mais les filles s'étaient installées et les appelaient. Elles leur avaient gardé deux places entre elles. Ils descendirent.
Les gradins étaient disposés en demi-cercle. Sur la scène, il y avait deux ou trois chanteurs, ainsi qu'un choeur dans l'orchestre, dont le meneur était un flûtiste.
On éteignit les chandelles dans la salle, et le spectacle commença.
« Je ne comprends pas ce qu'ils disent », s'inquiéta Meleth, après le prélude.
« C'est du kenya », expliqua Belin, voulant montrer son savoir devant sa mie.
Tout absorbé qu'il était par le spectacle (il connaissait même personnellement le flûtiste et la moitié des chanteurs), Ecthelion ne tarda pas à se rappeler de ce que lui avait dit Belin au sujet de la courtoisie.
Ne voulant pas à nouveau recevoir des coups de nattes, il se dit qu'il devrait peut-être prendre sur lui et faire un effort.
L'estomac un peu noué, il avisa donc rapidement du coin de l'oeil la tête blonde qui se trouvait à sa droite, puis posa son bras autour de ses épaules, laissant sa main reposer sur le haut du bras.
« En fait, ce n'est pas désagréable », réalisa-t-il.
Il avait cru voir qu'elle avait les épaules frêles. Mais son bras était bien installé, calé sur des épaules solides derrière un cou large. Il rapprocha sa tête. Son parfum aussi était agréable... Un parfum d'herbes familier, auquel se mêlait une odeur de chaume et de pain.
Un gémissement offusqué retentit à sa gauche. Ecthelion tourna la tête, et qu'elle ne fut pas sa surprise de voir le visage scandalisé de Sîla le toisant avec mépris.
Ne comprenant pas, il regarda à sa droite, là où il avait posé son bras, et rencontra le visage de Belin, qui le regardait avec des yeux ovins. Ecthelion ne put contrôler son premier réflexe, qui fut de sourire en voyant son écuyer enlacé le regarder ainsi.
Il leva son bras, mais il était trop tard. Sîla s'était levée et quittait la salle.
Quant à Meleth, elle couvait le seigneur elfe d'un regard soupçonneux.
* * *
Belin le taquina pendant une semaine à ce sujet. Dès qu'ils étaient assis sur la banquette, côte-à-côte, l'humain lui disait :
« Messire, vous n'mettez point votr'bras autour d'mon cou cette fois ? »
Bonus
Toy Story
La petite main fit s'agiter la figurine de combat articulée représentant Fingon, un guerrier aux bras et cuisses musclés, aux cheveux noirs nattés.
« Maedhros, je dois te couper la main pour te détacher ! », dit la figurine avec la voix d'enfant.
L'autre main bougea la figurine de Maedhros.
« Non Fingon, ne me coupe pas la main ! »
« Si il le faut mon cousin ! »
« Non ! Ne fais pas ça ! »
La figurine de Fingon donna un coup d'épée censé représenter la mutilation. Puis l'enfant leva le jouet de Maedhros, lui dévissa la main droite, et le repositionna devant Fingon.
« AAAAH, ma main ! », s'exclama Maedhros. « J'ai mal ! J'ai trop mal ! »
Un aigle alors vint du ciel, et l'enfant écarta les jambes des deux figurines d'elfes pour les faire monter sur son dos.
« Thorondor, emmène nous à Mithrim, dans ma maison ! »
L'aigle vola jusqu'au lit de la chambre d'enfant. La figurine de Fingon descendit de l'aigle et prit celle de Maedhros qu'elle coucha sous le drap.
« Voilà, nous sommes dans ma maison », dit Fingon en remontant le drap. « Dors bien. »
La figurine de Maedhros, entre un index et un pouce, tourna la tête.
Une voix d'adulte se fit alors entendre dans le couloir.
« Ecthelion ? Nous allons bientôt dîner. Il faut que tu descendes. »
L'enfant lâcha ses figurines.
« Mamil ! »
Il s'élança vers sa mère et serra ses bras autour de sa taille, pressa sa tête contre son ventre.
« Ecthelion... Ne me serre pas si fort », dit la femme.
« D'accord. »
Alors il éleva la tête, les yeux fermés, comme quelqu'un voulant offrir son visage à la chaleur et à la lumière du soleil. Sa mère se baissa et déposa un baiser sur son front.
Puis l'enfant courut vers son lit et prit sa figurine de Fingon.
« Fingon peut manger avec nous ? », demanda-t-il.
Fanalossë fronça les sourcils.
« Hé bien... »
« C'est mon meilleur ami ! », expliqua Ecthelion.
« Bon. D'accord. »
* * *
Quelques heures plus tard, Kôrma de la Source couchait son fils. A côté de l'enfant, il y avait la figurine de Fingon, elle aussi bordée.
« Qu'est-ce qu'ils ne vont pas inventer comme jouets de nos jours », dit-il ensuite à sa femme.
« Tu as vu celle de Maedhros avec la main qui se dévisse ? », répondit Fanalossë. « Je suis sûre que c'est une idée d'Egalmoth. »
« Le pire, c'est qu'il paraît que ça a un succès fou auprès des enfants... »