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Chapitre 46 : Le philtre
Une fois de plus, Egalmoth était décidé à en finir avec la réputation de Penlodh, le premier conseiller du roi... Et dans ce but, il avait commandé un philtre spécial à un alchimiste avari qui semblait très compétent. Ce philtre était censé provoquer chez celui qui l’ingérait un accès de passion charnelle irrésistible, et cela à l'encontre de la première personne traversant son champ de vision, qu’elle soit mâle ou femelle. Le marchand profita donc d’une soirée de gala pour en verser discrètement dans le verre du ministre, avant de s’esquiver rapidement derrière un pilier.
« Ah ah ah, on va bien voir ce qu’il reste de son soi-disant flegme à toute épreuve ! », anticipa-t-il avec délectation.
Bientôt, il vit Penlodh prendre le verre dans sa longue main et en boire une gorgée, puis deux.
« Allez, bois, bois encore… », encouragea intérieurement Egalmoth. « L’alchimiste m’a dit que l’effet était quasi immédiat, et qu’une seule gorgée suffisait ! »
L'intendant posa son verre sur le buffet, fronçant les sourcils. Il se frotta le front. Le roi s’approcha de lui pour lui demander quelque chose. Penlodh se retourna et lui répondit.
« Par Aulë ! », se dit Egalmoth. « Turgon lui-même ! Alors là, je sens qu’on va rire. Il est cuit et re-cuit. »
Pourtant, nulle différence sur le visage de Penlodh, semblable à ce qu’il était habituellement.
« Quoi ? Mais, pourquoi il ne se passe rien ? »
Rien n’avait changé. Aucun esclandre public. Pas même la moindre rougeur.
« Mais ce n’est pas possible !! Ce type n’est pas normal ! »
Tandis qu’il était en train de s’énerver dans son coin, Ecthelion de la Fontaine s’était approché du buffet et avait pris d’une main le verre non terminé. De l’autre, il saisit une fine tranche de bœuf crue dans laquelle il mordit. Puis il se dirigea tranquillement vers la sortie, car ce trop plein de monde lui avait tourné la tête. Une fois dans le premier couloir à être totalement désert, il poussa un soupir de soulagement, et pour se détendre, but une gorgée du verre de liqueur qu’il avait ramassé sur le buffet.
Mais la solitude était quelque chose de difficile à obtenir dans le Palais du Roi. Il avait à peine avalé sa gorgée qu’une petite blonde avec des nattes sortait d’une pièce adjacente. Leurs regards se croisèrent et la jeune fille rougit en baissant les yeux.
* * *
Un quart d’heure plus tard, Glorfindel venait quérir le roi.
« Mon roi, il y a eu un problème avec Ecthelion », murmura le connétable, pâle.
« Décidément, il ne se passe vraiment pas une semaine sans qu’il fasse une connerie, celui-là… »
« Cette fois c’est grave. »
Turgon le prit à part.
« Je vous écoute. »
« Hé bien je vous avoue que j’ai du mal à y croire », dit le Seigneur de la Fleur d’Or. « Mais tout à l’heure, il a croisé la fille de Galdor dans un couloir désert… Vous voyez laquelle c’est ? Une petite blonde avec des grandes nattes. »
« Oui, je vois. »
« Hé bien il l’a attrapée et ensuite… C’est terrible… Il semble qu’il l’ait agressée. »
« Par Eru… », lâcha Turgon, incrédule. « Mais comment a-t-il pu faire ça ?! Et la fille de Galdor, où se trouve-t-elle maintenant ? »
« Elle est toujours là-bas, en état de choc. »
Ils descendirent pour trouver la jeune fille emmitouflée dans un rideau, en larmes.
Turgon avait l’air réellement bouleversé.
« Ma-Ma-jesté… », balbutia-t-elle. « Je n’avais rien dit… Mais il m’a – il m’a prise par le bras, et-et après il a pris sa dague et il-il… il me les a coupées ! »
Elle montra les deux tresses blondes qui gisaient sur le sol.
« Et ensuite – ensuite il a arraché les rideaux de la fenêtre et il me les a jetés en criant : Couvre donc ta chevelure, traînée ! »
* * *
« Moi je vous ai indiqué les effets obtenus sur des gens normaux », argua l’alchimiste devant un Egalmoth furieux. « C’est sûr qu’après, si vous donnez ça à des gens bizarres… Et puis, y’a le caractère aussi. Le caractère, ça joue beaucoup. »
La fille de Duilin
Assis sur un banc de pierre, sous l'un des portiques du palais, Egalmoth et Barandîr s'occupaient à commenter l'apparence physique des jeunes femmes elfes qui passaient devant eux.
« Trop maigre... », apprécia Barandîr à la vue d'une Sylvaine.
« Ces Nandor... », ironisa Egalmoth. « Qu'est-ce qu'ils leur donnent à manger, à leurs filles ? Elles ont toujours la peau sur les os... »
« Je crois qu'ils sont végétariens », dit l'autre.
« Ils ont bien raison ! Comme ça, il reste plus de viande pour nous... »
La Nando disparut de leur champ de vision. Quelques instants plus tard, une superbe brune à bas métabolisme elfique et silhouette en sablier descendit l'escalier pour passer sous les colonnes.
« Par Eru... », murmura Barandîr.
« Y'a de la prise en main, y'a de la prise en main... »
« C'est la fille de Duilin, non ? »
« Oui. Et elle a de la chance que je sois déjà marié. Regarde ces cuisses ! Elles font bien la taille de cette colonne. »
La demoiselle salua Egalmoth quand elle arriva à leur hauteur, avec un petit sourire entendu et satisfait.
« Elle n'a pas froid aux yeux, la mignonne... », dit le Seigneur de l'Arche Céleste, quand elle fut assez loin pour ne pas l'entendre.
« Je crois que je vais avoir du mal à dormir cette nuit... »
Ils restèrent encore là assis pendant une bonne demi-heure, à décorer de mentions toutes les femmes qui passaient devant eux.
« Trop maigre. »
« Trop carrée... »
« Trop rouge. »
« Difficile à dire... Trop habillée. »
C'était la fille de Galdor, qui avait l'air assez contrariée.
« Mais qu'est ce qu'elle a fait à ses cheveux ? », s'étonna Barandîr.
Des longues nattes blondes en épis, il ne restait plus rien. Juste quelques mèches encadrant son visage.
« Je n'en ai aucune idée », mentit Egalmoth.
La fille de Galdor
Le surlendemain, Ecthelion se rendit auprès de la fille de Galdor pour lui présenter ses excuses. Il la trouva sur la Place du Puits-du-Peuple, dans le kiosque dédié à Yavanna, occupée à déposer une couronne de fleurs sur l'une des statues.
La jeune fille portait son habituelle robe blanche qui lui couvrait tout le cou, les bras et les jambes ; mais à la place des deux larges tresses blondes en épis qui descendaient sur son buste jusqu'aux genoux, il n'y avait plus que deux touffes de cheveux, de part et d'autre de son visage ovale et pâle.
Ecthelion lui toucha l'épaule lorsqu'elle se retourna et quand elle le vit, elle eut un réflexe de recul.
« Je viens m'excuser », annonça le seigneur de la Fontaine.
« Allez vous-en ! », répondit la jeune elfe. « Je ne veux pas vous parler ! »
« On avait mis quelque chose dans mon verre... », commença Ecthelion.
« La bonne excuse ! », glapit-elle. « Vous m'avez humiliée en public, moi qui étais connue pour être la jeune fille la plus chaste de Gondolin ! »
« Hein ? Mais je vous avais juste coupé les nattes, je ne vous avais pas déshabillée ! D'ailleurs, avant vous les aviez sur la tête. Pourquoi vous ne les aviez plus sur la tête ? »
« Mais ça ne vous regarde pas ! Quand je pense... Quand je pense... »
La jeune Sinda se cacha le visage entre les mains, évitant le regard du chevalier.
« Quand vous pensez quoi ? », demanda froidement Ecthelion.
« Quand je pense que je vous admirais ! », avoua-t-elle.
« Moi ? »
« Oui ! Tout le monde disait que vous aviez fait voeu de chasteté, que vous ne pensiez qu'à accomplir votre devoir de combattant, et de protecteur de la cité ! Alors, je croyais que vous n'étiez pas comme les autres garçons de mon âge... Qui veulent tout le temps... vous embrasser ou vous toucher les fesses ! »
Ecthelion se raidit, étonné et un peu effrayé.
« Mais c'est vrai », affirma-t-il. « J'ai fait voeu de chasteté. Et je n'essaye pas d'embrasser les femmes. C'est vraiment trop dégoûtant... »
« Menteur ! », coupa la jeune elfe. « On m'a tout raconté... Je sais que vous tripotez les filles dans les fontaines ! »
« Quoi ?! Mais c'est faux ! »
« Inutile de nier ! C'était pendant la fête du solstice d'été, la fille de Duilin était là ! Et elle m'a dit ce que vous faisiez ! Elle a même clamé que désormais elle et ses amies ne vous appelaient plus qu'Erection de la Fontaine ! »
Ecthelion rougit violemment, tant il était submergé par l'humiliation.
« Je ne sais pas pourquoi elles ont choisi un surnom lié à l'architecture, mais qu'importe ! », poursuivit la jeune fille blonde. « En fait, vous êtes comme les autres ! »
« Tout ceci n'est que boniment », répliqua noblement le seigneur de la Fontaine, reprenant brusquement contenance. « Je me trouvais bien dans la Fontaine du Roi, avec un certain nombre de jeunes filles, ainsi que Belin, mais je ne les ai jamais tripotées ! »
« Je ne vous crois pas. »
« Je le jure devant Ilúvatar ! Mais vous ne devriez pas vous plaindre que je vous aie coupé les cheveux. Ils sont beaucoup plus beaux comme cela, coupés au carré. En plus, ils ont une jolie couleur... »
Il s'approcha pour les voir de plus près. Le visage de la jeune fille changea totalement d'expression, passant de la colère à une sorte d'espoir étonné.
« Oui, ils sont beaux comme cela », poursuivit Ecthelion. « On dirait les cheveux de Belin. »
L'espoir étonné disparut, pour laisser place à la déception.
« Oh ! Je ne sais pas qui est cette Belin, mais je ne vois pas pourquoi il serait bon de lui ressembler. »
« Ce n'est pas une femme. C'est mon écuyer. »
La fille de Galdor se gratta le menton, ne sachant plus que penser.
« Mais j'oubliais pourquoi j'étais venu », ajouta Ecthelion. « J'ai apporté quelque chose pour me faire pardonner. Elles m'ont coûté très cher, et elles sont de la meilleure qualité. »
Le jeune elfe sortit du paquet qu'il avait apporté avec lui deux longues nattes blondes postiches, qu'il posa d'autorité dans les mains de l'adolescente.
« Comme cela, vous pourrez vous les accrocher le temps que les vraies repoussent », expliqua-t-il.
« Comment osez-vous ? », s'exclama la fille.
Et attrapant les nattes par le bout, à la manière d'un fouet, elle commença à en frapper Ecthelion de grands coups violents.
Le jeune chevalier poussa un barrissement d'effroi et s'enfuit en courant.
* * *
« Je ne sais pas ce qu'a ma fille en ce moment... », soupira Galdor. « Depuis quelques années, elle se renferme sur elle-même, et elle met de grandes robes, comme pour cacher ses formes. »
« Hum... J'aimerais bien que la mienne les cache davantage », répondit Duilin.
Inutile Ecthelion
« Pourquoi c'est toujours à Glorfindel que vous demandez de tuer un balrog ? », se plaignit un jour Ecthelion.
« Parce que c'est le seul capable d'en tuer un », répondit calmement le roi.
« Et moi ? »
« Quoi, vous ? »
« Pourquoi je ne pourrais pas tuer un balrog ? »
Turgon éclata de rire.
« Vous, tuer un balrog ? Et pourquoi pas plusieurs, tant qu'on y est ? »
« Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle. Je demande juste qu'on me laisse faire mes preuves. »
« On en reparlera quand vous aurez tué Gothmog, puisque vous êtes si fort », plaisanta le roi.
Toute la Table Ronde rit aux éclats.
« Mon petit Ecthelion », reprit le roi quand les rires se furent éteints, « vos preuves, vous les faites tous les jours. Vous êtes un spécialiste. »
« Enfin ! »
« Des conneries », acheva Turgon.
« C'est faux ! »
« Dites ça à la pauvre fille de Galdor, dont vous avez coupé les nattes ! »
Egalmoth se racla la gorge, mal à l'aise.
« Je n'étais pas dans mon état normal. On m'avait drogué ! »
« Ma pauvre chérie, elle qui était si fière de sa belle chevelure », se lamenta le chef de la Maison de l'Arbre.
« Mais ça repousse, les cheveux ! », pesta Ecthelion. « Et puis je me suis excusé. »
« Oui, elle m'a raconté ça... », répondit Galdor en le toisant d'un regard noir.
« Et votre écuyer, que vous avez peint en blanc ? », demanda le roi.
« C'était une expérience de camouflage ! »
« Il s'est laissé recouvrir de peinture blanche ? », s'étonna Enerdhil.
« Ecthelion se sert de sa naïveté », expliqua Turgon.
« Mais n'importe quoi ! D'ailleurs on s'était peints en blanc mutuellement ! Et il était très content que je le peigne ! »
« Et après vous avez fait toutes sortes de conneries dans la ville. Comme dérober la harpe d'Hildor, ou vous amuser à faire peur à Elemmakil. »
« Si votre ville n'était pas aussi facile à imiter, aussi... »
Une veine apparut sur le front de Turgon.
* * *
Quelques jours plus tôt.
« Vous avez fini ? », demanda Ecthelion à son écuyer, qui était accroupi derrière lui, un pinceau plein d'un mélange plâtreux dans la main.
« Presque, messire. Il reste encore un petit bout sous la fesse gauche. »
Si le visage du Seigneur de la Fontaine n'avait pas déjà été entièrement couvert de blanc, on aurait vu ses joues rosir, tandis que Belin étendait la peinture avec application.
Remerciement à Krafft-Ebing, dont j'avais entendu parler lors d'un cours de philosophie. Son intérêt porté aux coupeurs de nattes a inspiré une péripétie de cet épisode.