Maudits silmarils, livre 1 by Dilly

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La philosophie

Glorfindel a des problèmes...


Chapitre 43 : La philosophie

 

« Il me semble donc tout à fait clair », dit alors Penlodh, « que les Elfes sont créatures d’Immanence, tandis que les Hommes le sont de Transcendance. »

Mettant en oeuvre la technique de survie en voisinage penlodhien qu’il partageait avec Rog, Glorfindel hochait la tête mécaniquement.

« Qu’en pensez-vous, Seigneur Glorfindel ? », demanda soudain Finrod Felagund, en le perçant de ses yeux étincelants comme des lances.

« Ce que j’en pense ? », répondit le Seigneur de la Fleur d’Or en réajustant la broche de son col. « Je suis d’accord avec Penlodh, bien sûr. »

« Et comment pensez-vous qu’il faille classer le reste de la Création ? », poursuivit le fils de Finarfin.

« La création ? Quelle création ? »

« La Création avec une majuscule », précisa tranquillement Turgon.

Glorfindel fut tout d’un coup comme paralysé. Les idées déjà embrouillées par l’heure précédente s’étaient mises à tourbillonner de manière violente dans son cerveau.

« Je… Je ne sais pas… »

« Allons, mon ami », fit Finrod. « Vous avez bien un avis là-dessus, si vous êtes d’accord avec Penlodh… »

« Hé bien… », balbutia Glorfindel, « il y a les mammifères, les poissons… »

Les deux rois éclatèrent de rire. Turgon lui tapa sur l’épaule.

« Ah mon brave Glorfindel, vous êtes impayable ! Il n’y a que vous pour lancer ces traits d’humour ! »

Penlodh ne disait rien et le scrutait attentivement.

« Tu trouves ce qu’il dit intéressant, toi ? », demanda plus tard Finrod à Turgon, l’air inquiet. « Moi j’ai plutôt l’impression qu’il ne comprend rien de ce qu’il dit. »

« Le seigneur Glorfindel est un intuitif », dit l'intendant, soucieux de sauver l’honneur de son collègue.

 

* * *

Le chevalier de la Fleur d’Or avait beau avoir reçu une éducation fort convenable, bien que centrée essentiellement sur les arts plastiques, musicaux et physiques, les discussions du cercle philosophique de Turgon le plongeaient toujours dans un état d’angoisse et de confusion extrêmes.

Depuis leur dernière discussion à quatre, il craignait, chaque fois qu’il se rendait en Nevrast, de tomber sur Finrod, et que ce dernier lui propose une de ces discussions philosophiques à deux dont il était féru. A quatre, il pouvait toujours s’efforcer de se faire oublier ; à deux, il n’y avait pas d’échappatoire possible.

Et passé le bref soulagement de la fin du débat, les jours qui suivaient n’étaient pas joyeux et paisibles comme les autres : le connétable ne savait plus qui il était, si sa pensée était véritablement la sienne ou si il était lui-même la pensée de quelqu’un d’autre, si il pouvait encore appeler un chat un chat… Et pourquoi il fallait couper les mouches en quatre, et faire aux cheveux des choses indécentes.

Mais Glorfindel n’était pas le seul à avoir l’impression d’être perdu dans un monde langagier peuplé d’entités dont la référence semblait se dérober dans ses mains comme une savonnette mouillée.

Belin, l’écuyer d’Ecthelion, venait à nouveau d’entendre l’expression énigmatique, celle qui concernait le meilleur ami de Fingonfinion, et que l’on utilisait pour parler de certains hommes-elfes avec dédain.

« Mais vous savez, lui… On dit qu’il a…  les tendances de Maedhros . »

Un jour, l’humain osa demander à l’un des citoyens de Gondolin ce que cela voulait dire.

«  Avoir les tendances de Maedhros  ? Comment dire… »

L’elfe se rapprocha de Belin et chuchota : « Cela veut dire qu’il n’aime pas les femmes. »

« J’ai compris ! Il est androgyne ! », s’exclama fièrement l’humain, à qui Ecthelion venait d’apprendre ce mot.

« Non, Maedhros n’est pas androgyne. »

« Pourtant androgyne, c’est bien quand on déteste les femmes. »

« Non, ça c’est misogyne. »

« Hum… Je m’sommes trompé. »

« Reprenons. Quand je dis qu’il n’aime pas les femmes, ce n’est pas dans ce sens-là… C’est une sorte de litote, vous voyez. »

Belin eut l’air désespéré.

« Un euphémisme ! »

L’humain secoua la tête.

« Bon, je vais essayer de tourner ça autrement… Disons que ses intérêts… ne le poussent pas vers les femmes, mais vers les hommes. Mais je crois que je vais être plus concret, sinon vous n’allez pas comprendre. En fait, on dit que Maedhros est homosexuel. C’est-à-dire qu’il n’a de relations amoureuses qu’avec les autres hommes. »

« Il est marié à un autre elfe ? »

« Non. Les elfes ne peuvent pas se marier entre mâles. Mais ils peuvent… Hum. En fait, il y a plusieurs origines à cette rumeur. La plus récente, c’est que Maedhros… Vous allez trouver ça ignoble, vous qui en êtes un ! On dit que Maedhros…  coucherait avec ses écuyers . »

« Il dort avec ses escuyers ? », demanda Belin, à qui cela ne semblait pas anormal.

« Non, il couche avec eux au sens où il aurait…  des relations sexuelles  avec eux. »

Le visage de l’humain devint rouge.

« Il y a donc des seigneurs elfes qui font l’acte avec leurs escuyers ! », s’exclama-t-il.

« Oui. Odieux, n’est-ce pas ? »

Belin n’en croyait pas ses oreilles. Après la découverte du parchemin secret dans le codex de sexologie elfique, cela achevait de lui ouvrir des perspectives nouvelles et perturbantes.

 


 

Le roi de Gondolin était en train de regarder et écouter Hildor avec consternation, tandis que celui-ci entamait sa toute dernière composition :

Jamais il n’y eut

à Gondolin

d’elfe plus juste

qu’Ecthelion.

 

Ses yeux sont durs

comme le diamant.

Noble est sa voix,

et pur son front.

 

« Glorfindel, je crois qu’il y a un problème de réputations usurpées dans cette ville », confia Turgon à son connétable.

« Tout dépend ce que l’on entend par  justice , majesté », se permit d’ajouter Penlodh.

Cette tentative de conceptualisation inattendue figea le Seigneur de la Fleur d’Or, qui pâlit. La menace fut entérinée quand la traditionnelle et terrifiante phrase suivit :

« Qu’en pensez-vous, Seigneur Glorfindel ? », demanda Turgon.

« Hum. Je me garderais bien de juger les qualités de juge de mon collège », balbutia Glorfindel dans son trouble.

Le roi éclata de rire.

« Juger le juge ! », s’exclama-t-il. « J’adore ce trait d’esprit. »

Penlodh faisait la grimace.

« Glorfindel », reprit le roi, « ces derniers temps, Penlodh est égoiste. Il ne veut discuter philosophie qu’avec moi, et il vous laisse de côté. Ce n’est pas très juste de sa part. »

« Majesté… », protesta Penlodh.

« Non, non, Penlodh. J’insiste pour que Glorfindel participe à nouveau à nos petits entretiens. Il a toujours ces petites phrases drôles, ces comparaisons inattendues… »

« Mon roi », dit Glorfindel, « je ne veux pas m’immiscer dans vos discussions. »

« Mais vous ne vous immiscez pas du tout ! Je vous accueille les bras ouverts ! A trois, c’est toujours mieux qu’à deux… »

Hildor fronça les sourcils – il s’était arrêté de jouer car personne ne l’écoutait.

 

* * *

 

« Vous avez bien fait d’accepter », dit Turgon tandis qu’ils marchaient tous les trois dans les jardins royaux privés du palais. « Alors, quel sera le sujet de notre débat… Que diriez-vous de la question des preuves de l’existence d’Ilúvatar ? J’ai lu un traité très intéressant sur ce sujet, hier soir. Bien sûr, il s'agit d'un exercice purement intellectuel. Je n'encourage pas le blasphème, vous le savez. »

Il se tourna d'un coup vers son connétable, et lui jeta alors ces questions brutales, comme on tirerait une volée de flèches :

« Qu’en pensez-vous, Glorfindel ? Vous qui êtes un peu le nominaliste de ce groupe ? Peut-on, au moyen de la faculté intellective, faire la démonstration d’un être transcendant, d’un premier principe créateur suprêmement parfait ? »

Les beaux yeux bleus du chevalier s’écarquillèrent ; son front se plissa de détresse.

« Hum. Mais… Mais… Pourquoi se poser la question, alors que nous avons la parole des Valar ? »

« Sublime imitation du roi Olwë », le félicita Turgon. « Ce que j’aime tant chez vous, c’est votre sens du second degré. Penlodh, vous avez-vu comment il imite Olwë ? »

« Majesté », répondit l’intendant. « J’ai cru entendre la voix de Nieninquë. Si cela ne vous dérange pas, j’aimerais autant remettre cette discussion à plus tard. »

Un rire féminin se fit entendre derrière la haie. L’esprit de Glorfindel oscilla entre le soulagement et l’inquiétude. C’était, comme on le disait parfois chez les Noldor, tomber d’Alqualondë en Losgar.

« Nieninquë ! », appela Penlodh. « Je suis juste là, avec le roi. »

Un tour de haie et elle était devant eux, avec ses vagues de cheveux blond foncé, ses yeux transparents s’assombrissant brutalement, ses longs cils recourbés. Le visage tout entier tourné vers Penlodh, elle fit une révérence au roi, ignorant tout à fait Glorfindel – qu’elle se contenta de toiser avec un sourire en coin insolent quand elle passa à sa hauteur, pour se jeter dans les bras de l’intendant, qu’elle baisa sur les deux joues.

Eprouvant une douleur dans le ventre à cette vue, Glorfindel détourna le regard.

Maintenant elle tenait les mains de Penlodh et les caressait.

« Tu m’as manqué », dit-elle de sa voix grave et mélodieuse.

« Je ne suis parti que depuis ce matin. »

« C’est vrai que vous habitez ensemble, maintenant », dit Turgon.

« Il vous a délaissé pour moi », dit Nieninquë. « Vous devez m’en vouloir. »

Penlodh lui jeta un regard réprobateur.

« Vous lisez dans mes pensées », dit Turgon avec galanterie.

« Si cela ne vous dérange pas, Sire, nous allons prendre congé », dit Penlodh.

« Faites, faites, mon bon. Vous avez bien le droit à un peu de loisir. »

Le couple s’éloigna.

« Je ne savais pas qu’ils s’étaient fiancés», dit alors Glorfindel.

« Ils ne sont pas fiancés », répondit Turgon. « Pourquoi dites-vous cela ? »

« Hé bien, le fait qu’ils habitent ensemble… »

« Justement ! Ou est le rapport ? »

« Ils vont sans doute bientôt se marier. »

« Avec qui ? », s’enquit le roi. « Vous avez entendu des choses à ce sujet ? J’avoue qu’il me prenait parfois à rêver que Penlodh épouse Idril… »

« Hé bien… », dit Glorfindel. « L’un avec l’autre. »

« Mais vous êtes pas bien ! », s’écria Turgon. « Ah non, attendez, c’était une plaisanterie, c’est ça ? Pour une fois, elle n’est pas très réussie. »

« En quoi serait-ce une plaisanterie ? », s’étonna le connétable. « Ils ont l’air si proches… »

« Glorfindel, je le répète encore une fois : ce n’est pas drôle. Les plaisanteries sur l’inceste ne font rire personne. »

« L’inceste ? Pourquoi l’inceste ? »

« Vous avez déjà vu un frère et une soeur se marier ensemble, vous ? »

« Que… »

« Par Eru ! Vous ne saviez pas que c’était sa soeur ?! »

« Non, je… »

« Il parle tout le temps d’elle ! Et les deux ont le même prénom ! Et vous n’avez pas fait la connection ? »

[ndla : apparemment, les lecteurs non plus !]

« Mais… Mais alors… elle est libre ! »

« Hum… Vous êtes intéressé ? Si j’en crois Penlodh, elle n'a aucun engagement. »

Le visage de Glorfindel s’illumina brièvement – avant de s’assombrir à nouveau.

« Non, c’est encore pire, en fait… Si c’est la soeur de Penlodh, elle doit être comme lui… »

« Comme lui ? »

« Une intellectuelle. Elle ne saurait considérer un simple soldat. »

« Mais non, vous vous débrouillez très bien en philosophie. Et puis, ça ne veut rien dire. Regardez moi et Aredhel, ou moi et mon frère… On ne se ressemble pas du tout, pour ce qui est du caractère. D’ailleurs, j’envie l’entente qu’ont Penlodh et sa soeur. La mienne ne fait que me dire que je suis une patate ou une banane. »

« D’un autre côté, vous la traitez de morue Sire. »

« Il faut bien que je me défende. »

 


 

Quand il en eut l'occasion, Glorfindel parvint à poser quelques questions discrètes à Penlodh, au sujet de sa soeur. Il devait savoir si elle était... comme lui.

« Ma soeur ? », répondit Penlodh. « Oh, si vous saviez… Nous nous ressemblons pour certaines choses, mais différons pour d’autres. »

Glorfindel sentit une vague de soulagement l'envahir. Il n'était peut-être pas dit, finalement, que comme Idril, il ne trouverait jamais chaussure à son pied.

« En tout cas, ce qui est certain », poursuivit Penlodh, « c’est qu’elle est bien plus intelligente que moi. D’ailleurs c’est simple, quand je parle avec elle… J’ai un peu l’impression d’être un idiot. »

 

 

 


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