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Chapitre 41 : Antisocial
« Bon, Echelion, vos comportements anti-sociaux, ça commence à bien faire ! », s'exclama le roi.
« Mes comportements anti-sociaux ? »
« Vous savez très bien de quoi je parle ! »
1.
Le nourrisson
Vers la fin du printemps, un des citoyens rattaché au régiment de la Fontaine vint présenter son nouveau-né à son commandant. Ce fut avec un air béat qu'il déposa dans les bras d'Ecthelion un bébé à peine âgé de quelques jours, enveloppé dans des linges blancs.
« Je vous présente mon fils, Seigneur de la Fontaine. Mon épouse l'a mis au monde il y a trois jours. »
« Ah. »
Le soldat semblait attendre quelque chose, qu'Ecthelion dise quelque chose de particulier, mais Ecthelion ne dit rien. Il avait l'air tout à fait inintéressé par le petit être rose aux paupières enflées qu'on lui avait placé dans les bras... Le père attendait toujours. Le bébé se mit à pleurer.
« Mais pourquoi il fait ça ? », s'irrita Ecthelion.
« C'est parce qu'il voit qu'vous n'l'aimez point », déclara Belin.
« Quoi j'l'aime point ? Vous avez vu sa tête aussi ? Elle est toute fripée. »
Le visage du père se défit.
« Tiens, prenez-le, il m'énerve ! »
Ecthelion passa le bébé en pleurs à Belin ; voyant cela, le père amorça un geste de refus, mais il était trop tard. L'humain avait son fils adoré, si fragile, entre les mains.
« Ce p'tit petiot, c'est comme un pain gonflé qui sortirait du four dans son linge », dit alors Belin, qui aimait les métaphores.
« Il ne se mange pas ! », protesta le père, très pâle.
« Je sais bien qu'il n's'mange point. »
Il se mit à bercer l'enfant et à lui faire des risettes. Le nourrisson essaya d'attraper ses cheveux, comme fasciné par leur couleur. Il avait cessé de pleurer et riait.
« Je crois qu'il vous aime bien », dit Ecthelion.
« Comment qu'il s'appelle ? », demanda l'Humain au père.
« Erestor », répondit celui-ci, un peu moins pâle.
« Il est bien beau », dit alors Belin.
Le visage du père retrouva d'un coup son expression de joie initiale. Il fut tout à fait comblé quand Belin ajouta :
« Il vous r'ssemble, d'jà. »
Il avait entendu les mots pour lesquels il était venu.
2.
Antisocial
« Ecthelion n'est pas encore arrivé ? », s'enquit Turgon.
« La réunion ne commence que dans une demi-heure, majesté », répondit Penlodh.
Egalmoth, qui avait entendu la remarque, jeta : « Si vous le cherchez, il est dehors sur la place, avec son écuyer. »
Curieux, Turgon s'avança jusqu'à la terrasse du palais, d'où il avait l'habitude d'observer les alentours.
Ecthelion venait juste d'arriver sur la Place du Roi, sa grande fontaine et ses blancs oiseaux. Revêtu de son armure argentée, mais tête nue, il marchait avec fierté, droit comme un pic, ses longs cheveux noirs retombant dans son dos, tandis que son écuyer, à sa gauche, allait tranquillement, plus petit et tout blond, pacifique et souriant.
« Quel étrange binôme », fit observer Turgon à haute voix.
« Remarquez, c'est logique, quelque part », suggéra Egalmoth. « Entre primitifs, on se comprend... »
Turgon haussa un sourcil, et dit : « Il est vrai que d'une certaine manière, tous les deux sont des cas particuliers. »
Belin s'était arrêté, et il désigna un banc de pierre à son commandant. Ce dernier alla s'asseoir dessus. L'humain le rejoignit, s'assit à ses côtés. Puis il commença à lui regarder le cuir chevelu, et Ecthelion se laissait faire.
« Qu'est-ce qu'ils font, là ? »
« On dirait qu'ils s'épouillent... »
* * *
Quinze minutes plus tard, Ecthelion rejoignait la Table Ronde, les cheveux entièrement disciplinés en de longues tresses partant du sommet du crâne.
« Bonjour », dit Egalmoth.
Ecthelion ne répondit pas et prit place.
« Bonjour », répéta Egalmoth.
Ecthelion joignit les mains, l'air concentré, les yeux braqués sur le mur en face de lui.
« Qu'est-ce qu'il y a, je pue ?! », demanda le seigneur de l'Arche Céleste.
Galdor lui tapota l'épaule.
« Bon », fit Penlodh. « Je vois que nous sommes au complet. »
Ecthelion tourna la tête pour regarder Penlodh. Turgon s'éclaircit la voix.
« Hum. Ecthelion, vous cherchez à imiter mon frère avec vos nattes ? »
« Quoi ? Non... »
« Vous n'étiez pas là, hier... »
« J'ai un mot d'excuse », répondit crânement le jeune elfe. « Mon écuyer était malade. »
D'un geste nonchalant, il tendit un certificat médical à Penlodh, qui s'en saisit poliment.
« Mais bien sûr », ironisa Turgon. « Encore un prétexte pour sécher les réunions. Il est malade tous les quatre matins, votre écuyer ! »
« C'est un humain », répliqua Ecthelion avec fermeté. « Il est fragile ; comme une fleur... »
Tous ses collègues se tournèrent vers lui d'un coup, avec un regard sidéré.
« Alors je ne peux pas le laisser tout seul quand il est malade. Et c’est mon meilleur ami. »
« Normal, il n'en a pas d’autres », murmura Egalmoth dans l'oreille de Galdor.
« D'ailleurs, il va falloir que je parte plus tôt aujourd'hui. »
« Pourquoi ? Votre écuyer a besoin d'être arrosé ? »
« Non. J'ai un récital de flûte. »
* * *
« Mais quelle purge ! », s'exclama Turgon quand il fut parti.
« Ça, c'est un problème d'éducation », dit Egalmoth. « Les jeunes d'aujourd'hui, on leur laisse tout passer. Comment voulez-vous que ça parte pas en sucette. Encore un qui n'a pas été fini. »
Tous les regards se tournèrent vers Glorfindel.
« Il n'est resté chez moi que pendant cinq ans ! », protesta le connétable.
« Et pourquoi ça ? », demanda Duilin.
« Parce qu'il ne voulait plus habiter avec moi. Il voulait son indépendance. Il disait que je le brimais. »
« Et vous l'avez laissé faire ? », s'étonna Egalmoth. « Mais une torgnolle, oui ! »
« Seigneur Egalmoth, faites attention à ce que vous dites », dit alors Turgon. « Il n'est pas d'usage chez les Eldar de battre les enfants. »
« Je ne parle pas de battre, juste de pincer quelques joues quand il le faut... Pour stimuler la circulation sanguine, comme on dit... Et puis oh ! Quand on a des sales mômes, on n'a pas le choix. D'ailleurs, on sait tous ce que Maedhros est parfois obligé de faire pour se faire obéir. »
Des têtes pensives se hochèrent. Egalmoth chuchota alors à un Galdor sceptique : « Je suis sûr que si Turgon avait appliqué cette méthode avec sa fille, elle les aurait enfilées depuis longtemps, ses chaussures ! »
3.
Mamil
L'humain désignait l'un des nombreux tableaux de guerrier en armure qui se trouvait dans l'appartement.
« C'était un bien bel homme, votr' père, messire », dit l'humain.
Mais le visage d'Ecthelion n'eut pas l'expression de contentement attendue.
« Ce n'est pas mon père, c'est ma mère ! », barrit-il.
« Vous êtes sûr messire ? Elle est drôlement carrée. »
« Je sais quand même qui est ma mère ! C'est le style du peintre. Il peignait tout le monde comme cela. Ma mère était une grande guerrière... Une escrimeuse de renom, et le pommeau de son épée était semblable à une fleur de Telperion. Elle est morte au combat, en héros ! Des femmes comme ça, on n'en fait plus. »
« Il y a la dame Aredhel messire », objecta Belin.
« Oui c'est vrai », reconnut Ecthelion. Puis il aboya : « C'est la seule de valable dans cette ville ! »
* * *
« Ecthelion ne tarit pas d'éloge à ton égard... Tu es au courant ? », dit un jour Turgon à sa soeur.
« Ah bon ? »
« Il y a quelque chose entre vous ? »
« C'est un bébé ! », s'indigna Aredhel.
« Il n'a que trois cent ans de moins que toi... », répliqua Turgon. « Et puis comme dit le proverbe : Qu'importe les millénaires, maintenant qu'elle est pubère ! »
« C'est immonde ! »
« Mais non... »
« Et puis de toute façon il ne m'intéresse pas du tout ! C'est vrai que je peux parler de matériel et de chasse avec lui autant que je veux... Mais comment dire... Il n'est pas mon genre. »
« J'avais oublié que ton genre c'était les moches... »
« Hein ? Ecthelion est peut-être censé être beau, mais comment dire... il est vraiment trop mal aimable. »
« Ah, ça, je ne vais pas te contredire ! »