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Le dernier chapitre du livre 1
Chapitre 50 : Elenwë
La Nuit, II
L'enfant elfe qui jouait de la flûte sur le rebord de la fenêtre avait un visage paisible et lumineux. Ses cheveux noirs, coupés au carré, encadraient des joues encore rondes, dont ils faisaient ressortir la blancheur. Mais la flûte dont il jouait avec art n'était pas un jouet ; c'était un instrument de professionnel. Quand il eut finit de pratiquer, il se releva, et rangea son instrument dans son boîtier, un magnifique coffret sur lequel étaient gravés une lune et un soleil. Puis il alla chercher ses figurines de guerriers, tout en se demandant s'il n'était pas trop vieux pour jouer à cela. Il avait entendu ce que certains adultes disaient : l'âge de l'enfance était sur le point de s'achever. Déjà, la nuit, il sentait ses jambes lui faire mal. Et la belle tunique grise et mauve qu'il portait alors, brodée de motifs floraux et aquatiques, avait dû être ajustée par deux fois.
« Seigneur Ecthelion ! »
C'était la voix du régisseur, qui avait été chargé de veiller sur lui et la maison en l'absence de ses parents. L'homme ouvrit la porte de la chambre.
« N'avez-vous pas entendu ces bruits de sabots ? Ce sont certainement vos parents qui sont de retour. »
« Oui ! », s'exclama l'enfant.
Il se précipita à la fenêtre. Une compagnie venait en effet de pénétrer dans la cour, dans la grisaille du crépuscule d'Hithlum, où pointaient quelques étoiles. Une femme était à leur tête, toute revêtue d'une armure argentée, et portant les armes de la maison de la Fontaine.
« Mamil ! »
L'enfant sortit de la chambre en bousculant le régisseur, s'excusa, puis descendit les grands escaliers à toute allure.
Dans la cour, le capitaine à la silhouette féminine descendit de cheval. Tous ses gestes et sa démarche trahissaient une grande aisance et confiance en soi.
Elle ôta son casque, libérant une masse de cheveux gris foncé, ternis par le voyage.
« Tante... », réalisa Ecthelion, déçu.
La femme lui sourit. Elle s'avança vers lui, toujours souriante, posa un genou à terre. Elle ôta lentement ses gantelets de métal, et les déposa sur le sol. Mais elle ne lui baisa pas la main. Elle posa ses grandes mains froides sur ses joues, et les serra. Puis elle prononça ces mots, avec force et passion, les yeux brillants...
« Enfant, sois fort. Car tes parents ont donné leur vie pour la patrie. Ils sont tombés en combattant Moringotto, le Noir Ennemi de Ce Monde ! »
Derrière Ecthelion, le régisseur recula et s'adossa au mur.
La bouche de l'enfant s'ouvrit et se referma mécaniquement, plusieurs fois.
A l'extérieur des latrines publiques, Glorfindel était occupé à faire les cent pas. Cela faisait combien de temps que le gamin était à l'intérieur, au juste ? Etait-il malade ?
« Ecthelion ! », appela-t-il à travers la porte. « Tout va bien ? »
Quelques secondes plus tard, une voix étouffée lui répondit « oui ».
Mais Ecthelion n'était pas entré dans l'une des cabines. Il avait ses petites mains crispées sur le grès des bassins. Tout son visage était contracté, car de nombreuses larmes coulaient sur ses joues.
Il tenta d'essuyer ses yeux avec les manches de sa tunique, mais ils se remplissaient à nouveau.
« Je veux Papa et Maman », pensait-il.
La même phrase tournait et tournait encore dans son esprit, tandis que ses larmes tombaient. « Je veux Papa et Maman reviennent. » Mais soudain, son regard embué tomba sur un graffiti qui avait été laissé là.
Glorfindel est un faux blond
L'enfant fronça les sourcils, et essuya à nouveau ses yeux, qui avaient cessé de couler. Il tourna la tête... Des graffitis... Il y en avait partout ! Le langage en était rarement châtié. Ici, les gens venaient exprimer tout ce qu'ils avaient sur le cœur, sans se soucier des convenances.
Les petits poings d'Ecthelion se serrèrent de colère.
Alors, il sortit son canif, et à son tour, sur le mur des latrines publiques de Gondolin, il grava d'une écriture enfantine et rageuse, ces mots à l'orthographe involontairement fautive :
Morgott enculé
Le jeune seigneur de la Fontaine était étendu sur son lit, dans l'obscurité, dans l'appartement qu'il venait d'acquérir. Il avait planté son épée près de son lit, et complètement immobile, il la serrait dans sa main droite adolescente, les yeux fixés sur les blasons qui décoraient la chambre.
Depuis ce jour, il avait été seul. Seul au milieu d'un monde glacé et vide.
La nuit, la nuit était venue, un soir, sans prévenir...
Et si elle avait tout déchiré et dissout autour de lui, c'est qu'elle était le néant.
L'entraînement
Le bras de fer ne dura pas. Il ne fallut que quelques secondes à Glorfindel pour coucher le poing d'Ecthelion sur la table.
« Encore ! », s'exclama le cadet. « Je me suis entraîné à fond, pourtant ! »
« Il semblerait que ce ne soit pas suffisant », répondit le seigneur de la Fleur d'Or.
« Vous estes déjà très fort, messire Ecthelion », dit Belin en lui posant une main sur le bras, comme pour le consoler.
« Vous, ne me parlez pas ! Quand je pense qu'il lui suffit de soulever une haltère... Et le lendemain matin, il a un muscle tout neuf. »
Belin ne savait pas si il devait se sentir flatté ou non.
« Cela va venir... », dit Glorfindel. « Il y a une logique dans tout cela. Les Humains vivent moins longtemps, ils doivent donc s'étoffer rapidement. Laissez le temps au temps. »
« Je ne vais pas attendre d'avoir mille ans, comme vous ! » protesta Ecthelion.
« Mais je n'ai pas mille ans... », répondit Glorfindel.
« Quelqu'un m'a dit que vous aviez mille ans ! »
« C'est une erreur de calcul sans doute... »
« De toute façon, ça ne change rien à mon problème. Il faut que je devienne plus fort. »
Il faut que je devienne plus fort...
Suite à son bras-de-fer avec Glorfindel, Ecthelion mit les bouchées doubles dans son entraînement. Il multiplia le nombre des pompes et exercices gymniques par deux, boxa des carcasses dans une boucherie trois fois par semaine, et tous les jours il faisait son footing dans Gondolin en remontant les grands escaliers qui menaient jusqu'à la Place du Roi.
Un matin, au bout de trois mois d'un entraînement acharné, il parvint à accomplir le Saut qu'il avait inventé, et prit en tenaille les cuisses de Belin entre ses propres cuisses, devenues dures comme de la pierre.
Ils roulèrent sur les tapis du gymnase.
Mais le jeune elfe ne parvenait toujours pas à battre Glorfindel au bras de fer, ou au duel d'épée.
Le bannissement
Depuis combien de temps le roi parlait-il ? C'était juste interminable, et depuis longtemps Ecthelion s'était déjà perdu dans ses pensées, quand le mot « Belin » surnagea de cet arrière-plan sonore, le sortant de sa torpeur.
« Quoi ? Où ? », s'exclama-t-il.
« Je savais que ça allait marcher », dit Turgon.
« Ça fait juste cinq minutes qu'on n'arrête pas de vous poser des questions, mais vous ne répondez pas », ajouta Egalmoth.
« Mais maintenant j'ai compris la combine », dit le roi. « Dites donc, vous êtes drôlement mordu. »
« Quoi mordu ? Pourquoi mordu ? », répondit le jeune elfe, l'air égaré.
« Oh, laissez tomber. Donc, nous étions en train de parler de la façon dont la cité devait répondre aux hum... décès. Et nous voudrions connaître votre avis, en tant que membre de la Table Ronde. Bien évidemment, contrairement à d'autres régions du Beleriand, le taux de mortalité est extrêmement faible, et est sans commune mesure avec ce que nos peuples ont pu connaître à d'autres moments de leur histoire. Ce taux de mortalité est majoritairement composé de dépressions post-natales et de Sindar qui tombent d'échafaudages après avoir trop bu. »
« On pourrait éviter les clichés ? », rumina Galdor.
« Donc, la question dont je voulais que nous discutions était celle-ci : quelles mesures préventives pourrions-nous prendre pour faire baisser ce taux ? »
Galdor, qui s'était échauffé avec son ruminement, prit enfin la parole.
« Déjà, quand vous parlez de mortalité, il faudrait commencer par rappeler que les Sindar ne meurent pas, même quand ils tombent d'échafaudages parce qu'ils ont soi-disant trop bu. »
Egalmoth haussa les sourcils, et se contenta d'un petit sourire en coin semblant mélanger compassion et condescendance.
« Je veux dire », poursuivit son voisin, « depuis que les Valar sont venus s'adresser aux Premiers Nés, nous savons que la mort n'existe pas pour les Elfes. Elle n'existe que pour les Noldor. »
Tous les Noldor de la table sursautèrent.
« Que voulez-vous dire par là ? », fit le roi.
« Hé bien ni les Sindar ni les Nandor n'ont été bannis d'Aman. Quand ils meurent, ils sont réincarnés dans les jardins de Lorien. Pareil pour les elfes qui sont nés en Beleriand depuis moins de trois siècles. Mais les Noldor qui ont suivi la Rebellion ne peuvent pas l'être. Leur mort est donc semblable à celle des autres créatures mortelles, et ils ne verront plus jamais la lumière des étoiles. »
« Non ! »
Le glapissement venait d'Ecthelion.
« Mes parents sont des héros ! Ils ont combattu le dragon de Morgoth ! Bien sûr qu'ils seront réincarnés ! »
« Laissez », fit Duilin. « Je sens qu'il va encore nous jeter Alqualondë à la figure. »
« Et pourquoi pas ? », répondit Galdor.
« Tout le monde n'a pas participé à cet... événement », dit le chef de la maison de l'Hirondelle.
« Il a raison », dit le roi. « Vous ne pouvez pas tenir pour responsables tous les Noldor... Personnellement, je n'y étais pas. Et les parents d'Ecthelion non plus. »
« Moi non plus, je n'y étais pas, vous le savez bien », dit Rog, l'air gêné.
« Moi non plus », dit Enerdhil en tripotant son col de fourrure noire.
« J'étais avec ma femme », dit Duilin, le regard fuyant.
« Moi je n'étais pas né », opina à son tour Voronwë.
« Je ne pourrais pas affirmer que j'y étais », déclara à son tour Penlodh.
« Moi non plus », dit Glorfindel. « Je n'avais pas encore quitté Tirion. »
Tous les regards se tournèrent alors vers Ecthelion, qui était trop jeune, puis vers la place d'Aredhel, qui était vide, et finirent par tomber sur Egalmoth, qui n'avait rien dit.
« Quoi ? », s'exclama-t-il. « Arrêtez de me regarder comme ça. »
« Vous non plus, vous n'y étiez pas », demanda Turgon, sans que sa voix ait l'intonation de la question.
« Bien sûr que non ! », répondit Egalmoth.
Il se passa la main sur la nuque. Penlodh semblait hésiter à dire quelque chose. Puis il se décida à prendre la parole.
« Pourtant », dit-il d'une voix calme, « son altesse Fingon m'a assuré que vous étiez avec lui ce jour-là, sur les quais. »
« Impossible », nia Egalmoth.
Le roi le regarda en plissant les yeux.
« Mais y'en a un qui s'est jeté sur moi avec son harpon ! », s'exclama brusquement Egalmoth. « Fallait bien que j'me défende ! »
L'infusion
Dans les cuisines, la jeune Fengiel était en train de découper les morceaux de racine sur la planche en bois, assez distraitement, quand elle sentit une présence dans son dos, et retint son souffle. Se retournant, elle vit qu'un homme se trouvait juste derrière elle, apparemment en train de l'observer depuis plusieurs minutes. Il était extrêmement grand, la dépassant de deux têtes, et vêtu richement. Ses yeux étaient d'un bleu presque transparents, et ses cheveux couleur de miel, détachés mais lisses, encadraient son visage impassible.
« Majesté... », balbutia la domestique.
« Ne m'appelez pas Majesté », répondit l'elfe, en esquissant un sourire. « Permettez. »
Il désignait la planche. Fengiel s'en écarta.
« Regardez. Il faut couper la racine juste comme ceci. Pour qu'elle exprime mieux son jus. »
La jeune fille regarda le chambellan couper la racine avec application.
« Ma mère était herboriste », expliqua-t-il. « Une très bonne herboriste. »
Il prit le reste des ingrédients, les mélangea lentement, puis les pila.
« Maintenant, je vais vous montrer comment filtrer la préparation. »
Quand la confection du breuvage fut terminée, il le transvasa dans une coupe qu'il posa sur un plateau.
« Je vais appeler le... », commença vivement Fengiel, comme pour se rattraper.
« Non », opposa Penlodh. « Je vais aller la porter moi-même. »
Le visage de la jeune fille se flétrit, et elle pinça le tissu de son tablier entre ses mains.
« Par ailleurs », ajouta Penlodh d'une voix distraite, « le maître de cuisine m'a dit beaucoup de bien de vous. »
« C'est vrai ? »
Fengiel rougit. Puis tout d'un coup, elle osa demander.
« Il y a des gens qui disent... Que le roi est malade en ce moment... Parce qu'on ne le voit pas beaucoup... On m'a dit qu'il s'était blessé à la chasse. »
« Le roi va très bien », répondit Penlodh. « Ne vous inquiétez pas pour ça. »
Après cette brève discussion, l'intendant se rendit dans la tour où se trouvaient les appartements du roi, et congédia les gardes.
Il frappa de la main droite sur la haute porte en bois blanc incrusté d'or ; aucune réponse. Mécaniquement, il leva les yeux. A sa gauche, il y avait une fresque représentant Il ú vatar créant les Maïar.
« Majesté ? », répéta-t-il.
N'entendant toujours rien, il décida d'entrer. Le roi n'était pas dans le salon. L'intendant se dirigea donc tout droit vers la chambre, dont la porte était entrouverte.Il la poussa légèrement du bout des doigts.
« Majesté... »
Turgon était alité, les yeux ouverts et tournés vers le plafond, anormalement pâle. Mais le mouvement de ses paupières indiquait qu'il ne dormait pas.
L'intendant s'approcha, et posa le plateau contenant la tisane sur un guéridon.
« Cela fait une heure que j'essaye de me lever », dit alors Turgon, brisant le silence. « Mais je n'y arrive pas. »
Il regarda Penlodh.
« Vous ne devez pas comprendre. Mais c'est comme si j'étais blessé... J'ai tellement mal, que chaque geste est un tourment, et je ne parviens presque pas à bouger. Alors je dois rester ici à souffrir. Et le temps... Le temps ne passe pas. »
Il essaya de se redresser, et attrapa un bout de la manche de l'autre elfe.
« Aidez-moi Penlodh... Aidez-moi. Je vous en prie. Je ne peux pas continuer à vivre comme cela. »
Le regard de l'intendant cilla. Mais il répondit : « Si, vous le pouvez majesté. Vous avez beaucoup de choses à faire. Et vous avez accompli beaucoup, déjà. Vous devez poursuivre votre œuvre. »
« Mon œuvre... »
« Cette cité... Votre travail d'orfèvrerie... »
Turgon hocha la tête lentement. Penlodh lui tendit alors le bol d'infusion, et l'aida à le prendre en main.
Pendant que le roi buvait, l'intendant observa son visage. Il y avait des rides au coin de son nez, entre ses sourcils et sur son front. Ce n'était pas commun chez les elfes de son âge, du moins ceux qui n'avaient pas traversé l'Helcaraxë.
Puis ses yeux se posèrent sur la table de nuit, qui avait été rapprochée du lit, et sur laquelle se trouvaient plusieurs objets. Un petit livret de bois orné d'une étoile à huit branches, et des dessins de bâtiments, anotés, qui ne l'étaient pas de son écriture. Le papier avait l'air d'avoir plusieurs siècles, et si Penlodh en croyait la trame, avait été fabriqué en Valinor. Il ouvrit le retable étoilé. Ce dernier renfermait un portrait, très simple et figuratif, d'une femme de profil aux cheveux blonds et aux yeux gris (ou bien étaient-ils noirs?).
« Je n'ai aucun portrait ressemblant d'elle », dit Turgon en posant le bol. « Parfois, quand je la revois dans mon imagination, les traits de son visage changent, et je ne sais plus à quel moment j'étais dans le vrai. Qu'en sera-t-il quand trois autres siècles auront passé ? »
Il détourna la tête. Penlodh vit que ses yeux étaient humides.
« Ces derniers jours, je n'ai pas arrêté de penser à ce qu'a dit Galdor... Sur le destin de ceux qui ont été bannis... Elenwë n'était pas noldo, mais elle m'a suivie... Et elle a été bannie elle aussi. Et maintenant, maintenant... Elle est prisonnière dans l'obscurité, pour l'éternité, à cause de moi. »
Des larmes coulèrent sur ses joues.
« Majesté... »
Penlodh posa sa main sur celle du roi.
« Je suis fermement convaincu que pour ceux qui n'ont pas participé à des faits de violence, et qui ont agi pour des motifs louables, il peut y avoir un pardon. Je pense que Mandos la laissera renaître. »
« Vous le pensez vraiment ? »
L'autre hocha la tête.
« Vous êtes toujours là pour moi, mon ami. – Puis-je vous appeler mon ami ? »
« Je serais honoré d'être votre ami. »
Lorsque la matinée s'acheva, l'intendant quitta la tour et le palais pour aller déjeuner avec sa soeur. Au cours de son trajet, il passa devant un spectacle de marionnettes. Cela l'étonna, car devant le théâtre de bois, il n'y avait que des adultes. Pris de curiosité, il s'arrêta.
Et il avait bien fait, car au moment où il s'était arrêté, on voyait sur l'estrade une marionnette représentant le roi, assis sur son trône. Et juste en dessous d'elle, il y en avait une autre, le représentant lui, Penlodh, occupé à consciencieusement – et littéralement – lui lécher les bottes.
Penlodh
Sur le pavage de losanges de la terrasse, un très grand pied droit à la peau tannée jouxtait un tout petit pied gauche blanc et encore mou.
Idril, l'air concentré, conclut de cette comparaison qu'elle faisait : « Je pense que tu as des pieds aussi grands que les Valar, Attar. »
« Non, ça ce n'est pas possible », répondit Turgon en riant.
Cette comparaison faite, ils remirent leurs chaussures. Puis Idril ajouta : « Plus tard, je veux avoir des pieds grands comme les tiens. »
« Mais qu'est-ce que tu dis ? Ce n'est pas beau pour une fille d'avoir de grands pieds comme un homme... »
« Pourtant Maman a des pieds grands comme certains hommes », répliqua Idril, qui avait le sens des proportions.
« Mais c'est parce que ta maman est très grande. »
« Alors je veux être grande comme Maman plus tard. »
« Je suis sûr que tu le seras », dit Turgon.
Mais il n'en dit pas plus. Un serviteur était sorti de la villa et se tenait devant lui.
« Je vous écoute ? »
« Monseigneur, votre père, sa Majesté le Prince Fingolfin, vous rend visite. »
Turgon se releva brusquement.
« Quoi ?! Mais il ne m'avait pas prévenu ! »
* * *
A quelques dizaines de mètres de là, le deuxième fils du roi des Noldor, accompagné de quelques suivants, patientait devant la grande porte cochère qui permettait de pénétrer à l'intérieur du mur d'enceinte de la villa, par-dessus lequel débordaient le lierre et les clématites.
« Je me demande bien pourquoi il a fait construire une porte cochère, vu qu'il n'utilise jamais de chevaux », fit remarquer Fingolfin au grand elfe vêtu de gris-bleu qui se tenait à ses côtés.
« J'ai entendu dire que votre fils était particulièrement grand », répondit ce dernier avec humour.
« Je crois que vous êtes aussi grand que lui. Et que Maedhros, par la même occasion. Mais savez-vous que depuis la semaine dernière, ce dernier ne sort plus dehors sans arborer sur ses cheveux un cercle de cuivre distinctif ? Je suis sûr que c'est l'oeuvre de son père. Il doit penser que je pense m'approprier sa place dans l'ordre de succession. »
L'autre elfe tourna lentement la tête vers la gauche.
« Vous pensez donc qu'il pense que vous pensez priver Maedhros de sa deuxième place dans la transmission du titre royal, si votre père venait à se retirer ? »
« Tout à fait. Mais j'ai bien compris son petit complot. Et je sais ce qu'il pense que je pense, mais il ne sait pas que je sais qu'il pense savoir ce que je pense. »
« Et, je suppose que ce serait un avantage ? »
Fingolfin lui posa une main ferme sur l'épaule.
« Voilà ! C'est pour ça que je vous apprécie, Penlodh. Vous êtes le seul à être capable de me suivre dans mes raisonnements. »
La grande porte s'ouvrit.
« Mon seigneur Turgon est prêt à vous recevoir », dit l'intendant de la villa.
Fingolfin se retourna, faisant face à deux valets qui tenaient une grande bassine d'argent remplie de fleurs.
« Suivez-nous. »
« Ce sont là de belles fleurs », fit remarquer Penlodh à Fingolfin, tandis qu'ils pénétraient dans l'enceinte.
« Elles sont pour ma belle-fille. Je les ai prises à la Blanche-Fleur, la maison d'horticulture en contrebas du palais. L'elfe qui la tient est un brave garçon, raisonnable et fidèle à ma Maison. Et il tient à sa fille unique comme à la prunelle de ses yeux. Savez-vous qu'il a donné son nom à sa boutique ? Mais je viens d'apprendre qu'elle fréquentait un fëanorien, un suivant de Maglor. »
« Cela ne va pas nécessairement l'influencer. »
« Je l'espère, mais vous savez... Je suis d'autant plus content que Turgon ait épousé une Vanya. Evidemment, en termes d'alliances, ce n'était pas un parti très intéressant, mais cela m'évite de nouveaux ennuis. Et symboliquement, le fait qu'elle soit issue d'une classe populaire... »
Ils se trouvaient maintenant dans le parc qui entourait la villa. La pelouse était magnifique, et ne cédait en superbe qu'au grand cèdre qui surplombait les lieux.
« Turgon a dû changer de jardinier », fit observer Fingolfin. « La pelouse a dépéri. »
Penlodh s'était approché d'une maquette en marbre qui représentait un escalier à double hélice.
« C'est l'escalier que ma belle-fille a conçu pour le nouvel hall du palais d'Ingwë », expliqua son suzerain. « De manière amusante, cette construction est assez représentative de sa personnalité. »
Penlodh fronça les sourcils. Puis il remarqua, dans son examen du double escalier miniature, si ingénieusement pensé, qu'il y avait quelque chose à l'intérieur de la maquette en marbre. C'étaient des petits bonhommes en métal peint, qu'on avait revêtu de vêtements miniatures, et qui étaient dispersés là en vrac, presque tous couchés, les bras en l'air.
L'elfe releva la tête, et vit qu'il y avait d'autres maquettes dans le parc : un château, une ferme, une tour...
« Les artistes aiment exposer leurs créations », commenta Fingolfin. « Enfin, la plupart. Mon frère ne veut plus montrer ses silmarils, et je ne comprends pas pourquoi. »
Ils avancèrent vers l'entrée de la maison. Turgon les attendait sous le portique, mais ce fut d'abord une boule d'énergie qui se propulsa vers eux, dispersant autour d'elle ses cheveux blonds.
« Grand-père ! », s'exclama Idril en se jetant dans les bras du prince.
Un sourire éclaira le visage de l'elfe adulte.
« Je suis contente de te voir », dit Fingolfin. « Laisse-moi te regarder... Tu n'aurais pas déjà grandi depuis la dernière fois ? »
« Si et je vais devenir grande comme Papa ! »
Fingolfin la reposa par terre. La petite fouilla dans les poches de son tablier, et en sortit une petite vache en métal qu'elle tendit à son grand-père.
« Regarde grand-père, Papa m'a fait un nouveau jouet pour ma ferme. »
« Oh, elle est très ressemblante. »
Mais disant cela, il adressa un regard presque lourd de reproche à son fils. Ce dernier s'éclaircit la gorge.
« Je suis honoré de votre présence, alt- »
« Epargne-moi ces politesses creuses », répondit Fingolfin, avant de s'avancer vers lui.
Penlodh le suivit, et remarqua que leur hôte n'avait pas le teint pâle de son père, ce qui faisait d'autant plus ressortir ses yeux gris. Il portait une tunique et un pantalon de couleurs ivoire à la coupe fonctionnelle, et ses cheveux noirs épais étaient soigneusement coiffés et torsadés. Malgré la rigidité qu'avait adopté sa posture, on percevait qu'elle venait de survenir. Ses pommettes étaient encore hautes d'un sourire résiduel, et une joie profonde, enracinée, se lisait sur son visage.
Fingolfin le regarda également de haut en bas, mais moins discrètement, puis lui donna l'accolade.
« Comment vas-tu ? », fit-il. « Cela fait un mois que je ne t'ai pas vu ! »
« Je suis très occupé », répondit Turgon.
« A sculpter de petites vaches ? »
« Concrètement, je n'ai sculpté que le moule... »
Il avisa alors les valets de son père.
« Les livres sont pour toi. Et les fleurs pour ton épouse. Mais je ne la vois pas ? »
« Elle est à Valimar en ce moment », expliqua Turgon.
« Un nouveau chantier ? »
« Non, elle rend visite à son amie Amarië. »
Fingolfin se pencha vers son fils brusquement, et lui chuchota à l'oreille : « Méfie-toi. Ta mère est toujours fourrée chez Earwen, depuis leur grossesse synchronisée, et tu connais les rumeurs infâmes qui circulent... »
« Mais Elenwë ne... »
« Aucune importance », le coupa Fingolfin. « J'en viens au but de ma visite. En plus du fait de m'assurer que tu es toujours en vie, je voulais te faire une proposition. »
Turgon fit signe aux valets d'aller installer les fleurs à l'intérieur de la maison.
« Je t'écoute. »
« Mais d'abord, laisse-moi te présenter un de mes nouveaux collaborateurs, qui est aussi un sage. »
Penlodh allait protester, mais il n'en eut pas le temps.
« Il siège au Grand Conseil ? », s'enquit Turgon.
« Non, mais il fait partie du cabinet royal. Il se nomme Penlodh. Il ne vit à Tirion que depuis quelques années, et j'ai cru comprendre qu'il avait un lien de parenté distant avec ta femme – par alliance. Le beau-frère de sa sœur, n'est-ce pas ? C'est en tout cas un jeune elfe plein de promesses. Il administre également le quartier Sud, et a posé sa candidature à la guilde des scribes. C'est un administrateur très doué. Outre les sciences de la cité, il s'est spécialisé en logique et philosophie, en linguistique, en mathématiques, en architecture et en médecine. »
« Je suis enchanté de faire votre connaissance », dit Penlodh à Turgon. « Mon frère et votre père m'ont beaucoup parlé de vous. »
Ils se serrèrent la main.
« Comme vous le savez », dit Fingolfin, « mon fils est membre de la guilde d'architecture, mais il a aussi approfondi sa connaissance de l'orfèvrerie et des arts libéraux, dont il est friand. »
« Votre demeure incarne vos idées et vos sentiments », déclara Penlodh avec chaleur. « Et vous avez une si charmante petite fille. »
« C'est notre petit Laurelin », dit Turgon. « Et en plus d'être si aimable, elle est extrêmement vive d'esprit. Elle n'a que six ans, mais je lui ai déjà appris à lire. Je pense que plus tard elle sera au moins aussi intelligente que Finrod. »
A ces mots, il fit entrer ses invités, et pendant qu'on leur servait à boire, il demanda à son père :
« Tu disais que tu avais une proposition à me faire, tout à l'heure. »
« Oui. »
Fingolfin joignit les mains, l'air concentré.
« Tu sais que ton frère, Maedhros et Finrod, font partie du Haut Conseil... », commença-t-il.
« C'est juste. »
« Hé bien, je voudrais que tu y entres toi aussi. »
Le mariage de Turgon
On n'a jamais vu Turgon sourire autant que le jour de son mariage. Il sourit tant que ses joues ont remonté sous ses yeux pour former deux demi-cercles parfaits – et elles restent suspendues là, depuis qu'elles sont montées.
« Je trouverais ça comique si je n'étais pas si heureux de le voir enfin rayonner ainsi », dit Fingon à son cousin.
« Tu crois vraiment que c'en est fini de son mauvais caractère ? »
« Je pense qu'on est au moins tranquille pour cinq ans. »
Maedhros réprime un rire.
« Regarde sa tête, tout de même. On dirait... Je ne sais pas, une sorte de poupon extatique... D'ailleurs Mère est en train de l'étudier. »
« Elle a raison. Il faut fixer ça dans le marbre ! »
* * *
On avait porté les deux futurs mariés à bout de bras, à l'intérieur d'une barque. Selon les plus anciens, c'était une coutume remontant à Cuivienen, où les mariages se faisaient sur l'eau, en souvenir des Premières Naissances.
Et tandis que la barque des mariés traversait la place, la prière bien connue s'était élevée :
« Par deux les Elfes naissent
Et par deux ils se cherchent
Puis par deux ils restent –
Homme et Femme
Femme et Homme
Dans l'émerveillement du monde
Auxquels ils appartiennent –
Et dans ce monde partagé,
Par leurs échanges ils vont créer
De nouveaux mondes ! »
* * *
Une coupe vide dans la main, Fingon s'était approché de l'un des nombreux échansons de la fête, pour lui demander de le resservir. Mais il avait à peine tendu son bras, qu'il vit que son frère cadet se trouvait lui aussi dans la même position, mais mille fois plus resplendissant, dans ses habits de marié – et il avait toujours ce sourire qui ne semblait pas vouloir le quitter.
« Ne bois pas trop », le taquina Fingon. « sinon tu vas t'endormir comme une souche ce soir. »
« Cela ne risque pas d'arriver », dit Turgon.
Une fois leurs coupes remplies, ils s'écartèrent tous les deux du serviteur, et observèrent les convives danser. Il semblait que tout Tirion, ainsi que la moitié de Valimar, sans compter quelques dizaines de familles d'Alqualondë, eussent été invités aux réjouissances. Il y avait également de nombreux enfants, dont les petites Aredhel et Galadriel dansant ensemble, la tête couverte d'une couronne de fleurs.
« Je suis si heureux pour toi », déclara Fingon avec chaleur. « Tu sembles si épanoui. »
Turgon fronça les sourcils, mais ses joues restèrent haut perchées.
« C'est presque étrange... Il y a quelques années, quand j'entendais les poètes et les chanteurs parler de tout cela... Je ne le comprenais pas. Je pensais qu'il s'agissait d'une sorte d'amplification lyrique, d'un procédé littéraire, et de beaucoup d'imagination... »
Fingon but une grande gorgée de son hydromel. Quand son frère commençait à utiliser un tel vocabulaire, il savait qu'il allait bientôt avoir envie de se trouver autre part.
« Et puis, je l'ai rencontrée. »
Les joues montèrent encore plus haut.
« Et j'ai compris. »
« Tu as de la chance... », répondit Fingon avec un sourire malicieux. « Moi je n'ai toujours pas compris. J'avoue que l'amour ne m'intéresse pas vraiment. J'ai mille autres choses plus intéressantes à faire. »
Turgon regarda son frère, l'air brusquement sérieux.
« Je suis sûr que tu la trouveras un jour, toi aussi. – C'est mon âme sœur. »
Il lui tapota le bras pour prendre congé. Fingon eut brusquement l'air triste. Il n'y avait plus d'hydromel dans sa coupe, juste un reflet difforme de son visage.
Idril, II
Couchée sur l'herbe artificielle de sa chambre, Idril était occupée à regarder un objet ancien : une petite vache en métal peinte en noir avec des cornes blanches. Sîla, la fille de Galdor, s'approcha d'elle en silence.
« Dame Idril, un messager de votre père est à la porte de vos appartements. »
« Dites-lui d'entrer », répondit la princesse.
Deux minutes plus tard, le messager s'arrêtaît à l'orée de la moquette écologique. Il déroula une feuille de parchemin, qu'il lut à voix haute, sur le ton hiératique que requiérait sa fonction : « Idril, ma fille, veux-tu bien descendre à l'atelier ? Papounet a une surprise pour toi. »
Interloquée, la jeune femme s'exécuta. Peu de personnes avaient le droit de pénétrer dans les ateliers de Turgon. Ces dernières années, une partie de ces salles était d'ailleurs entièrement condamnée. On racontait que Penlodh lui-même n'y avait pas accès.
Dès lors, quelle ne fut pas la surprise d'Idril, quand on lui indiqua que son père se trouvait dans ces salles secrètes, et l'y attendait !
Quand elle poussa la porte, elle ne vit pourtant rien d'extraordinaire. Seulement un mélange d'ateliers de métallurgie, de soufflerie et de joaillerie. Il y avait cependant de nombreuses bâches tendues ici et là. Turgon était là, en plein ouvrage, son visage caché par un casque de soudeur surmonté d'une petite couronne intégrée.
« Oh, te voici ! »
Il cessa sa soudure, et retira son casque.
« Je suis très curieuse maintenant, Atto. Tu as dit que tu avais une surprise pour moi ? »
« Très juste. Et je voulais que tu sois la première à les voir. »
Il la prit par le bras et l'amena devant l'une des bâches.
« Tu sais que parmi mes nombreux projets, il y en a un sur lequel je travaille depuis des décennies. Plus de cent ans, pour être précis. L'achèvement récent des nouveaux thermes m'a permis de dégager du temps, et d'avancer plus rapidement. Ce que je vais te montrer, c'est juste une partie. Mais j'ai quasiment terminé. Il ne me reste plus qu'à assembler le tout. »
Il tira la bâche. Idril poussa une exclamation de surprise.
Reposant sur une table, il y avait deux branches d'arbres. L'un avait une écorce argentée et des fruits de la même couleur. L'autre était d'or, et ses fleurs iridescentes étaient pareils à des soleils miniatures.
Soudain, la lumière baissa. Idril se retourna, et vit que son père était allé fermer les volets de la pièce. Alors elle vit que les branches n'étaient pas en bois mais en métal et en verre, et que ses fleurs et ses fruits avaient leur propre lumière. La beauté et la gracilité des fleurs, la plénitude des fruits, semblaient comme défier la pénombre qui les entourait.
« Ce sont les Arbres », murmura Idril, les yeux brillants.
« Oui. Des images de Telperion et Laurelin, pour tous les citoyens de la vallée. Et pour toi. Je pensais que cela te ferait plaisir. »
« Mais pourquoi... », dit Idril d'une voix étranglée. « Je croyais que... »
Turgon fronça les sourcils.
« Que croyais-tu ? »
« Je sais que tu as honte de moi », avoua brutalement Idril. « Je t'ai entendu quand tu parlais avec Penlodh, l'autre fois. Je sais, je sais, que je te fais honte. Parce que je ne suis pas la fille que tu aurais aimé avoir. Parce que tu penses que je suis stupide. »
Elle pleurait à moitié en parlant.
« En fait... Je crois que tu regrettes de m'avoir sauvée en premier, et que si tu ne l'avais pas fait, tu pourrais être avec Maman, et je ne serais plus un poids pour toi. »
Le visage de Turgon s'était complètement décomposé.
« Comment peux-tu penser une chose pareille... »
« Je me rappelle comment ça c'est passé. J'étais tombée dans le trou avec Maman. Et elle ne pouvait pas sortir toute seule parce qu'elle s'était blessée à la jambe, à cause de la glace. Mais elle n'a pas dit qu'elle était blessée. »
« Comment le savais-tu, qu'elle était blessée ? », demanda Turgon, pâle.
Idril ne répondit pas.
« Je me souviens que tu as couru vers nous. Et elle t'a dit de me prendre, et elle m'a soulevée de toutes ses forces pour que tu m'attrapes, malgré sa blessure. Parce qu'elle était très courageuse. Et quand tu es revenu pour la faire sortir, le mur de glace est tombé sur elle, juste quelques secondes avant que tu ne l'attrapes. »
Maintenant Turgon pleurait aussi.
« Mais elle n'avait pas besoin de me le dire... Enfin ce n'était pas dans ce sens-là... Il y a pire que de perdre sa femme, Idril. C'est de voir mourir son enfant. Il n'y a pas de chose pire au monde que cela. Je n'ai jamais souhaité avoir agi différemment ce jour-là. Jamais. »
« Mais je sais que tu ne m'aimes pas... », insista Idril. « Tu aurais préféré avoir une fille intelligente, comme la sœur de Penlodh, ou alors un garçon... »
Turgon la prit dans ses bras.
« Qu'est-ce que tu me racontes là ? Tu es ma petite fille adorée. Et je t'aime plus que tout au monde. »
« Tu dis ça mais je me souviens que tu avais voulu adopter Ecthelion, quand il était petit. »
« Oh, ne me rappelle pas ce triste épisode. Et puis tu avais déjà plus de deux cent-ans ! Ce pauvre garçon, on n'aurait jamais dû le laisser avec Glorfindel. Tu vois comment il est, maintenant ? »
Gondolin, I
Dans la grande tente qui avait été dressée près de la porte Ouest, les participants au défilé d'inauguration étaient en train de se changer. Belin, lui-même revêtu d'une tenue toute neuve, ajustait avec soin les différentes pièces de l'armure d'apparat sur le corps de son maître. L'argent incrusté de diamants dont elle était faite se mariait harmonieusement à l'étoffe de sa cape et de sa tunique, d'un gris lunaire, soyeux comme de l'eau.
« Oh messire... », murmura Belin, quand il eut finit, tombant à genoux devant l'elfe. « Vous estes si magnifique et si beau ! »
Il se mit à lui baiser les mains avec ferveur.
« Mais laissez-moi ! », protesta Ecthelion.
Il s'écarta, et passa autour de ses hanches le baudrier qui contenait Orcrist. L'air amer, il dit : « Il n'y a vraiment que ça qui vous intéresse. »
« Quoi donc ? »
« La beauté des gens. Leur apparence physique. »
« Non messire, vous ne comprenez point. »
« Prenez mon bouclier. »
Il sortit de la tente. Belin s'exécuta en le regardant avec un air amoureux.
C'était une magnifique journée de printemps. Le cortège, formé d'une délégation représentant chaque maison, remonta la rue qui menait à la place du Puits du Peuple, et passa sous l'Arc d'Ingwë. Rayonnante, la princesse Idril était à sa tête, vêtue d'une grande robe blanche aux liserés d'or, et sur les vagues de ses cheveux rutilants était posé un diadème d'argent serti de saphirs.
De nombreux citoyens étaient amassés sur les côtés de la voie, pour admirer et applaudir le défilé. Tout le monde était d'accord pour trouver le jeune seigneur Ecthelion très beau et très noble. Et que dire du superbe bouclier qu'arborait fièrement son écuyer, un grand pavois couvert de cabochons de cristal ! Cependant, au sein de cette foule d'elfes admiratifs et joyeux, il y avait une jeune femme qui ne souriait pas. Meleth, encadrée par ses deux parents, avait l'air pâle et triste. Quand elle vit Belin, son visage se contracta. Mais l'humain était trop concentré sur ce qu'il faisait pour la voir.
Le cortège remonta la Route des Arches. A son terme, sur la Place du Roi, devant le palais, se tenait Turgon. Vêtu de blanc et d'or comme sa fille, il était cependant couronné de rubis ; dans sa main droite il tenait Glamdring, l'épée jumelle d'Orcrist, et dans sa main gauche, le Sceptre du Destin. Il fit signe aux dix chefs de maison de venir l'entourer : et ainsi ils étaient douze, car Aredhel représentait la Tour de Neige. Idril, toute sourire, s'avança vers la grande structure recouverte d'étoffe qui se tenait entre la Fontaine du Roi et les portes du palais.
Mais soudain, elle s'arrêta, l'air interdite.
« Tu dois tirer la corde », chuchota Turgon.
« Ah oui, c'est ça ! Je ne m'en souvenais plus », dit-elle, la main devant la bouche.
Elle tira la corde. L'étoffe tomba, découvrant, sous les acclamations, les deux images de Laurelin et Telperion qu'avait fabriquées Turgon en secret, pendant cent ans.
Ces arbres n'étaient pas vivants, mais ils auraient pu passer pour tels, tant était grande la délicatesse de leurs branches, qui oscillaient sous la brise.
Et dans leurs fleurs et leurs fruits, c'était une lumière qui brillait comme nulle autre. Car celui qui avait fabriqué ces arbres avait dû aller la chercher au-delà des ténèbres et de la souffrance. Il y avait mis toute sa force et ses regrets, et tout son amour de la vie.
Transporté par cette magie elfique, Belin s'exclama, tapant dans ses mains : « Longue vie au roy ! »
« Gloire à Gondolin ! », s'écrièrent les citadins.
Elenwë
L'excitation des festivités était retombée. Il était plus de minuit, et Turgon était rentré dans sa chambre, qui lui paraissait maintenant terriblement vide.
Il retira ses vêtements, enfila sa tunique, et se coucha dans son lit. A sa gauche, une lumière diffuse était projetée au travers des persiennes, sur les plis des draps repoussés. Ils étaient blancs comme de la neige. Non, comme un bloc de neige.
Comme un bloc de glace.
Turgon se tourna pour lui faire face, et commença à ôter la neige avec sa main. Il pouvait sentir le froid sur sa peau, envahissant l'intérieur de ses doigts et de sa paume. La neige était d'abord poudreuse, puis plus compacte. Bientôt, le corps de sa femme fut complètement libre, la glace fondue. Petit à petit, il reprit des couleurs, et de la chaleur.
Alors Turgon la vit se redresser, et se courber au-dessus de lui, faisant se mouvoir les longues ondulations de ses cheveux dorés. Elenwë ! C'était bien elle... Il reconnaissait l'exacte couleur de ses yeux, les formes précises de son visage. Comment avait-il pu craindre de les oublier ? Son regard rencontra le sien. Il frémit, sentant le fond de son ventre se serrer.
« Mon amour », dit-il. « Est-ce vraiment toi ? »
Elle eut un sourire mystérieux, mais ne répondit pas.
« Tu me manques tellement », murmura Turgon.
Il tendit la main pour lui caresser la joue. Il pouvait presque la toucher... Mais elle s'éloigna brusquement, et son visage redevint changeant et indistinct. Elle disparut.
« Non... »
Il n'y avait rien dans sa main. Et il était seul dans l'obscurité de sa chambre. Il sanglota.
Belin
Le visage d'Ecthelion était appuyé contre le miroir, dans les toilettes publiques de Gondolin, et ses mains étaient crispées sur le bac en grès qui servait d'évier. Il recula un peu. La journée devait l'avoir fatigué, car il fut surpris de voir à quel point ses traits étaient tirés. Il recula légèrement. Alors, il fut surpris de voir dans le miroir, son visage comme plus âgé – il crut voir le visage du roi Turgon.
Il y eut un bruit de porte qui s'ouvre sans ménagement.
« Messire ? »
Ecthelion tourna la tête : c'était Belin qui venait d'entrer.
« Allez v'nez donc messire, il faist encore si beau dehors ! »
Il lui saisit la main et le tira à l'extérieur.
Les deux camarades dévalèrent la rue, dans la chaleur douce et fleurie de Nárië. Quand ils s'arrêtèrent, essouflés, pour boire à l'eau d'une fontaine, Belin regarda Ecthelion, tandis qu'il s'aspergeait d'eau, et l'elfe, qui peinait beaucoup moins, lui répondit par un sourire.
« J'sommes très heureux avec vous messire », confia alors Belin.
« Moi aussi », dit Ecthelion.
« On s'amuse tellement bien tous les deux. Est-ce qu'on s'quittera jamais ? »
« Non, on ne se quittera jamais. »
Gondolin, II
Le rapprocher de celle qu’il avait perdue, qui aurait cru que c'était là la première raison d'être de Gondolin ?
Leur grand projet de cité idéale en Endor, Turgon l'avait abandonné une première fois en Nevrast, pour s'adapter aux contraintes du littoral et à la culture de la population locale. Puis Ulmo lui avait suggéré l'idée d'un royaume secret – mais il s'était contenté de construire une réplique de Tirion : la ville où il était tombé amoureux.
Et les Gondolindrim ne se doutaient pas qu'ils habitaient et vivaient dans son coeur. Il avait voulu créer un endroit paisible à l'abri des horreurs du monde... Où d'autres pourraient connaître le bonheur qui avait été le sien.
FIN
Je posterai d'autres chapitres bonus ici (il y en a déjà un d'écrit), mais la suite de l'histoire sera dans un autre recueil - celui du livre 2. Merci à ceux qui ont commenté, et tout simplement lu ! Cela a été un grand plaisir pour moi de partager cette histoire (et mon sens de l'humour... particulier) avec d'autres gens.