Maudits silmarils, livre 2 by Dilly

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L'esthétique


Chapitre 13 : L'esthétique

 

Le printemps des poètes

Ses cheveux sont blonds comme un champ de blé

Mais plus beaux qu'un champ de blé

Ses yeux sont bleus comme le ciel d'été

Mais plus beaux que le ciel d'été

Son torse est comme la terre d'un champ de blé

Mais en encore plus beau

 

Ecthelion cessa brièvement de lire son poème. Belin était tout rouge.

« D'habitude j'comprends point la poésie elfique », dit l'humain. « Mais là j'comprends. »

Ecthelion reprit sa lecture.

Il brille au soleil de partout

Mais pour moi il est plus qu'un bijou

Je ne pourrais pas vivre sans lui

Car il est mon meilleur ami

L'écuyer essuya une larmichette. « J'n'arrivons point t'à croire qu'vous pensez toutes ces belles choses sur moi », dit-il.

« J'ai oublié de parler du miel ! » s'exclama Ecthelion.

Il se saisit d'une plume et ajouta alors quelques mots sur le parchemin.

 

Belin est comme du miel chaud

J'aime quand il parle c'est doux

Puis après avoir réfléchi quelques instants, il corrigea :

Belin est comme du lait chaud au miel

J'aime quand il parle c'est doux

« Voilà ! »

« Mais pourquoi vous avez écrit ça messire ? »

« C'est parce que c'est la journée de la Poésie ! Je vais le lire à la Table Ronde ! »

* * *

Après cette courte lecture, le chevalier de la Fontaine se rassit.

Tout le monde se taisait. Penlodh avait les yeux perdus dans le vide, et il se frottait le menton, chose qui ne lui arrivait jamais. Turgon était resté bloqué dans sa première position, les yeux écarquillés. Rog dévisageait Ecthelion avec un air curieux. La main devant le nez, Egalmoth avait l'air sur le point d'exploser de rire.

Seul Hildor, le ménestrel du roi, qui se trouvait exceptionnellement présent pour cette journée de la Poésie, semblait attentif et alerte.

« Le symbolisme est un peu rudimentaire », commenta-t-il, « mais j'aime tout de même. C'est très frais. »

« C'est bizarre, ça ne m'étonne pas que vous aimiez... », répondit Turgon en se débloquant. « C'était quoi le refrain de votre dernière chanson déjà... Ah oui, Transperce-moi de ta flèche, bel archer aux yeux de biche ? »

« Honni soit qui mal y pense. »

Ecthelion, lui, ne les écoutait déjà plus.

 


 

Les fesses

Ecthelion et son écuyer traversaient sur le plus haut pont qui surmontait la Voie des Eaux Courantes, qui était un lieu de passage assez important, et qu'on avait donc décoré en conséquence.

« Je crois bien qu'ils ont t'ajouté des statues, depuis notr' dernière mission. »

Belin s'approcha de la plus grande, celle qui se trouvait au sommet du pont : une statue d'éphèbe représentant vraisemblablement Ossë, nu, et ceint à la tête d'une seule couronne de coquillages. Cette statue était tournée vers la voie d'eau, décorant le pont un peu à la manière d'une proue, et ne montrait ainsi que son dos au passant. Un dos particulièrement travaillé et magnifique...

« Messire », fit alors remarquer Belin, « on dirait vos fesses. »

« Normal, c'est les miennes ! »

« Comment, Messire ? »

« Hé bien j'avais posé pour le sculpteur. Il me l'avait demandé. Du coup c'est vraiment mes fesses. »

Curieux, Belin se mit à inspecter le colosse sous toutes ses coutures. Puis après qu'il eut tourné sa tête du côté de l'eau, il se retourna vers Ecthelion, et crut bon de l'informer d'une chose.

« Messire, ils vous l'ont fait tout p'tit. »

« C'est pour les proportions », expliqua Ecthelion.

Belin repassa sa tête de l'autre côté.

« Il est quand même vraiment tout petit Messire. On dirait juste comme un p'tit chou d'brocoli. »

« Mais arrêtez de dire n'importe quoi ! »

Il passa lui aussi sa tête de l'autre côté, au-dessus de la rambarde.

« Ah oui c'est vrai. »

Ils revinrent du côté de la ruelle du pont.

« Tout de même, c'est un peu exagéré », maugréa Ecthelion.

Mais il n'eut pas le temps d'écouter l'avis de Belin, car l'un des passants fit une brutale embardée vers eux, toucha les fesses de la statue, puis continua son chemin comme si de rien n'était.

« Hein ? »

Ecthelion et son compagnon s'entre-regardèrent, interdits. Un groupe les avait dépassés sans rien faire, mais le suivant dévia de son chemin rectiligne, se dirigeant vers eux – ou plutôt la statue, dont ils touchèrent les fesses tour à tour – hommes et femmes.

« Mais pourquoi ils font ça ? », s'exclama Ecthelion.

« Je sais point Messire. P't'être parce qu'ils trouvent qu'vous avez d'belles fesses. »

« N'importe quoi. »

Le trafic continuait. Deux jeunes elfes, vraisemblablement en âge d'être à l'université, guillerets et vêtus de poulaines, marchaient tout en devisant. L'un s'inquiétait de la réussite de leur examen à venir. Son compagnon, qui avait la voix très douce et sirupeuse, s'efforçait de le réconforter. Soudain, il s'arrêta au milieu du pont, en une pirouette gracieuse :

« Mais j'y pense... Touche le Cul ! »

« Ah oui, tu as raison ! », répondit l'autre, en relevant la tête, le visage brusquement illuminé par l'espoir.

« Vas-y ! », l'encouragea l'elfe à la voix suave.

L'étudiant inquiet s'approcha de la statue, et se mit d'un coup à en palper une fesse de la main droite, un peu comme on poserait sa main sur une bouillotte, pour s'imprégner de sa chaleur.

« Mais... Mais... », balbutia Ecthelion.

Les deux étudiants s'en allèrent, l'étudiant inquiet semblant maintenant rassuré. Belin, lui, observait le manège l'air amusé.

Après les deux étudiants, ce fut un groupe d'écoliers qui traversa le pont en courant. L'un d'eux s'arrêta dans sa course et rebroussa le chemin.

« Attendez, attendez, j'ai pas touché l'Cul ! »

Essoufflé, mais le visage sérieux, il se mit à toucher le derrière de la statue comme s'il touchait du bois. Puis il se remit à courir.

« Non mais ça va pas la tête ! », s'exclama Ecthelion.

« Messire, regardez ! »

Une femme enceinte venait vers eux, porteuse d'un panier rempli de victuailles. Elle posa le panier aux pieds de la rambarde, et entreprit de toucher le fessier de marbre, précautionneusement. Puis elle reprit son panier et s'éloigna.

« J'y comprends rien... », murmura Ecthelion.

« Messire, j'croyons que j'comprenons. En fait... »

« AH, il est là ! », s'exclama un promeneur.

Le promeneur en question, un artisan joaillier dont la profession se remarquait à son chapeau particulier, tendait déjà le bras, tout en faisant la conversation à son compagnon.

« Avec ça, je suis sûr que je vais gagner aux jeux ce soir, comme la dernière fois », expliqua le joaillier, tout en touchant l'arrondi des fesses, avant de s'éloigner.

« ...QUOI, MON CUL PORTE BONHEUR ?! », réalisa alors Ecthelion avec détresse.

Belin lui tapota l'épaule.

« Messire, si toucher les fausses fesses porte bonheur, est-ce que toucher les vraies porte encore plus bonheur ? »

« Oh vous faites attention à ce que vous allez faire... », répondit le seigneur de la Fontaine, soupçonneux.


 

Les pinces à linge

 

Ecthelion aimait se lever en premier le matin, car dans ce cas-là c'était lui qui allait réveiller son écuyer... Si celui-ci ne répondait pas après qu'il ait frappé à la porte, il fallait qu'il entre pour le réveiller, ce qui impliquait de le voir endormi.
Il ne savait pas pourquoi, mais il aimait bien le regarder Belin ainsi.

Quoique... Il aimait toujours le regarder, mais quand il était endormi, c'était un cas spécial.

Ce matin-là, l'humain ne répondit pas quand il frappa, alors il entra et se dirigea vers le lit. Hélas, cette fois ce ne fut pas le bien-être qui l'envahit quand il contempla le visage paisible du jeune homme blond, mais un frisson d'horreur.

Sur chacune de ses oreilles, il semblait bien que Belin avait fixé des pinces-à-linge en bois, comme pour donner à leur bout une forme pointue. Et ce n'était pas tout. Son avant-bras, qui dépassait hors de l'édredon, était complètement rasé.

Ecthelion en ravala sa salive, et ses propres oreilles lui brûlèrent.

Il saisit précautionneusement l'une des oreilles de la main gauche, et de la main droite, appuya sur la pince en bois pour la retirer. Le bout de l'oreille était complètement rouge. L'elfe en eut l'air complètement bouleversé. Mais il ne se laissa pas démonter, et se pencha un peu plus pour s'occuper de l'autre oreille. Quand il retira la pince, Belin eut un mouvement brusque, et il ouvrit les yeux en se débattant, hébété.

«  Pourquoi est-ce que vous avez fait ça ? », s'indigna Ecthelion.

«  Hein ? », répondit le jeune homme.

«  Les pinces sur les oreilles ! »

Mécaniquement, Belin se toucha les ouïes, puis vit les pinces dans les mains de l'elfe.

«  C'estoit parce que je voulions avoir les oreilles un peu plus comme vous messire. »

«  Un peu plus comme moi ? Mais pourqu... Et vos bras, montrez vos bras ! »

Ses deux avant-bras étaient rasés, tout comme ses joues et son cou. Ecthelion souleva les couvertures... Pour constater que son écuyer s'était aussi rasé le torse, le ventre et les jambes, sans doute dans l'espoir illusoire que ses poils repoussent moins drus.

«  Non mais ça va pas la tête ?! »

«  J'voulions juste ressembler plus à un elfe messire... Avoir une belle peau lisse comme la vostre. Je n'en pouvons plus d'être si différent et si laid. »

«  Mais arrêtez de dire ça ! »

«  Pourtant presque tout l'monde le dit messire. »

«  C'est parce qu'ils ne vous connaissent pas. Si ils vous connaissaient... »

«  Mais ils n'veulent même point faire ma connaissance. Et les filles elfes, elles disent que je suis trop petit et trop poilu. »

«  C'est parce qu'elles sont bêtes ! » s'indigna Ecthelion. « Moi je vous trouve magnifique comme vous êtes, vous le savez... »

Il le regarda avec de grands yeux humides et brillants. Puis il alla chercher un baume qu'il passa soigneusement sur les bouts d'oreilles meurtries.


 

Le goujat, I


Egalmoth et Glorfindel s'étaient brusquement mis à se caresser le menton. Iswen, la fille unique de Duilin de l'Hirondelle, venait de passer devant eux, pour aller se faire servir un verre par l'un des échansons.

« Une belle plante », apprécia Egalmoth.

« Elle a grandi vite », ajouta Glorfindel. « Je me souviens l'avoir vue quand elle n'avait pas vingt ans. »

Son regard se détourna de la jeune femme, pour se poser sur Ecthelion, qui avait réussi à faire venir son écuyer. Mais celui d'Egalmoth était resté fixé sur la femme-elfe. Elle portait, comme à son habitude, une robe très ajustée à la taille, qui faisait ressortir la largeur de ses cuisses.

Le visage d'Egalmoth se colora de rose. Intégralement.

« Bon sang... », se disait-il intérieurement. « Je n'ai jamais vu des cuisses comme ça... Et ses bras, ils sont ronds sans l'être trop... Argh, j'aime quand c'est bien dodu comme ça... Et sa poitrine... c'est quoi, un plastron ? On dirait qu'elle va exploser. »

« Oh », fit Glorfindel. « Je crois que je vais aller voir les musiciens, pour les féliciter. »

Egalmoth ne répondit pas. Iswen, son verre obtenu, semblait maintenant discuter avec quelqu'un, dont elle cachait une partie de la silhouette. Le regard du seigneur de l'Arche Céleste dévala l'échafaudage de cheveux brillants dressés en une construction compliquée, puis la nuque dégagée, couverte de duvet noir. Les épaules rondes, la taille comprimée par le corset... Et soudain, il se représenta défaire ses crochets, libérant par le dos tout le buste, et la jeune femme défaire son haut chignon et secouer ses cheveux d'une manière sauvage. Il arrachait et déchirait tout le haut de la robe.

Puis il vit.... son épouse apparaître dans son imagination, avec leurs trois filles.

« Oui... Je n'ai pas le droit de penser à ça... C'est mal. »

Il était rare que de telles considérations morales viennent s'immiscer dans ses délibérations personnelles.

« De toute façon, elle est occupée avec d'autres... Comme cet homme avec qui elle parle en ce moment... Sans doute un minet de son âge... »

Iswen était en effet en grande conversation, son visage exprimant la plus grande fascination. Elle semblait littéralement boire les paroles de l'elfe qui lui parlait.

« C'est bien ce que je pensais... Un jeune rimailleur qui lui compte fleurette... »

Soudain, sa vision se dégagea, et le visage de l'homme qui parlait à Iswen se découvrit. Ce n'était pas un minet ; c'était Penlodh.

« QUOI ?! »

De l'autre côté de la salle, Ecthelion avait l'air tout à fait mécontent.

« Messire, on dirait qu'vous faites la tête », opina Belin, tout épilé et coiffé en ce soir de fête.

« Je ne fais pas la tête. Je ne comprends juste pas pourquoi vous faites ça... »

« Faire quoi messire ? »

« C'est toujours pareil avec vous, quand on va quelque part... Il faut toujours que vous regardiez les femmes ! »

« Mais non. »

« Si, j'ai vu que vous regardiez la fille de Duilin. Inutile de nier. »

Aredhel, qui était à côté d'eux, avait entendu leur conversation.

« La fille de Duilin ? », intervint-elle. « Elle n'a pas une mère ? »

« J'en sais rien », répondit Ecthelion. « De toute façon, personne ne la connaît, sa mère. »

« Mais c'est quand même fou ! Vivons-nous dans une société si patriarcale que les femmes n'ont pas de nom propre, et sont connues uniquement d'après le nom de leur père ?! »

Ecthelion fronça les sourcils.

« Je ne sais pas... Oui ? »

Aredhel reposa son verre sur le guéridon le plus proche.

« Vous savez quoi ? », fit-elle à Ecthelion. « Je commence à en avoir plus qu'assez de cette ville ! »


Le goujat, II

Trois-cent cinquante ans plus tôt.

L'archerie de Tirion n'accueillait les escrimeurs que depuis quelques années, et cet événement avait d'ailleurs mené à une scission, une partie des professeurs à l'arc et la lance jugeant que l'enseignement de leur art ne concernait que la chasse, et non pas le fait de se défendre contre un agresseur imaginaire à l'aide de hachoirs que l'on n'avait auparavant vus qu'au-delà des mers, dans la poigne de créatures de triste mémoire.

L'adolescente qui en sortait ce jour-là, fréquentait aussi assidûment les gymnases. Grande et forte comme un homme, on aurait pu la confondre avec l'un d'entre eux, tant sa poitrine était cachée, et sa démarche, sans grâce. Le garçon qui l'accompagnait devait avoir le même âge qu'elle. Lui portait un arc, elle un fleuret de bois.

« Tu m'as encore impressionné, Fanalossë », avoua l'adolescent. « Tu as un tel talent pour les armes. »

« Ce n'est pas du talent, Ferna, je travaille dur. »

Ils allèrent s'asseoir sur un banc, non loin de l'étalage d'un vendeur de brocart.

« Je n'ai jamais vu quelqu'un porter autant de bijoux », fit remarquer Fanalossë en désignant le marchand.

« Qu'est-ce que tu as contre les bijoux ? »

« Rien du tout. C'est juste que je ne comprends pas comment on peut apprécier s'encombrer d'autant de choses sur les mains et les poignets. Regarde, il a même plusieurs boucles d'oreilles. C'est encore pire que Fëanor ! »

Son camarade avait l'air de réfléchir.

« Je peux te poser une question ? », demanda-t-il brusquement.

« Bien sûr », répondit la jeune fille.

Devant l'étalage du négociant, une femme brune à la peau pâle s'était arrêtée. Le détaillant sortit de sous son étalage une rose et la lui tendit.

« Hé bien… Je crois que je suis amoureux d'une fille. »

Quittant des yeux le spectacle qui se déroulait en face d'eux, Fanalossë tourna la tête vers son interlocuteur, ne parvenant à contrôler le rougissement de ses joues.

« Qui… Qui ça ? »

« Oh, une fille qui est vraiment formidable. J'adore tellement être avec elle, et discuter avec elle. »

« Je… Je la connais ? »

« Oui, tu la connais très bien. »

Il se mit à se triturer les doigts nerveusement.

« Elle a beaucoup de caractère, et une personnalité si originale. »

La rougeur sur les joues de Fanalossë s'intensifia. Son regard s'était mis à briller.

« Mais je ne sais pas quoi faire, car… Elle n'est pas considérée comme très séduisante. »

La lumière dans les yeux de la jeune fille s'éteignit brusquement, et elle pâlit.

« Pourtant, ce serait facile pour elle d'être un peu plus féminine. Elle pourrait prendre des cours de danse et de maintien, et faire des efforts pour s'habiller. Mais ça ne l'intéresse pas. Si seulement elle s'arrangeait un peu, nous pourrions... »

Il ne termina pas sa phrase : il venait de se prendre un direct en plein dans la joue gauche.

Le visage déformé par la colère, Fanalossë descendit les escaliers à toute allure, en se frottant le poing droit.

Lorsqu'elle fut sûre d'être assez loin, elle s'arrêta, et se laissa tomber sur la pierre la plus proche. Des larmes coulaient sur son visage encore juvénile. Elle les essuya d'un revers de main.

Elle devait se trouver non loin du palais de Finwë. Il y avait l'un des princes qui paradait là auprès des jeunes femmes, avec son grand chien. Et un autre, qui jouait de la lyre, et dont les cheveux étaient entremêlés d'or pur. Même lui aurait sans doute été une femme plus séduisante qu'elle !

Il sembla tout d'un coup à Fanalossë que la place était remplie de femmes attirantes, et de couples, qui marchaient bras dessus dessous, ou en se tenant la main, en ayant des gestes d'affection l'un pour l'autre.

Mais elle, elle devait être si peu digne d'amour qu'on pouvait lui jeter des ordures au visage.


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