Maudits silmarils, livre 2 by Dilly

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Chapitre 10 : Namarië


 

Adieux

 

Quand Belin fut levé, Ecthelion alla lui raconter tout ce que Maica lui avait dit...

L'humain en fut étonné.

« Vous n'allez pas accepter, Messire ? » demanda-t-il, l'air inquiet.

« Pourquoi pas ? C'est ici que j'ai grandi… C'était la demeure de mes parents. »

« Mais... »

Belin s'assit sur son lit.

« Je s'rais séparé d'vous. »

« Pourquoi ? Vous pouvez être mon écuyer ici... »

Le jeune humain fit un signe de dénégation de la tête.

« Non Messire », répondit-il, le regard presque éteint. « Je n'aime pas Hithlum. Ni la grande plaine à l'Est, ni le grand lac, ni les montagnes. Je m'y sens mal... »

Ecthelion fut surpris de l'entendre s'exprimer de manière aussi précise.

« Vous aviez dit qu'on ne se séparerait jamais... »

« Mais je ne veux pas vivre ici. Je préfère Gondolin. Je ne veux pas vivre ailleurs qu'à Gondolin. »

Le ton semblait définitif, ce qui n'était pas courant chez Belin. Ecthelion sortit du donjon, et alla se poster sur le chemin de ronde. Il pouvait discerner le lac Mithrim au Sud, noyé dans les brumes. Au Nord, il y avait une sorte de grande steppe, et encore des montagnes enneigées. Maintenant, qu'allait-il faire ?

Deux semaines passèrent. La guérisseuse du domaine, une Sinda autochtone, observa ses jambes, et il commença à réapprendre à marcher en s'aidant de des cannes. Quant à Belin, il avait si froid qu'il se déplaçait constamment emmitouflé dans des fourrures, posées par dessus son gilet de laine ; il passait aussi beaucoup de temps avec Ecthelion dans la bibliothèque du château. Le plus souvent, ils ne voyaient Maica que la nuit, lors du dîner. La journée, elle parcourait son domaine, passait du temps à l'administrer, ou allait chasser. Un soir, elle prit son luth, et Ecthelion l'accompagna à la flûte traversière.

La nuit, dans le lit où il dormait quand il était enfant, Ecthelion faisait d'étranges rêves. C'était les mêmes qu'il avait fait encore et encore, l'année qui avait suivi la mort de ses parents. Ils étaient toujours vivants, en réalité. Il avait eu la croyance qu'ils étaient morts, mais ce n'était qu'un mauvais rêve...

Une nouvelle semaine s'écoula. Maica lui fit faire des exercices, en accord avec la guérisseuse. Belin l'aida, et lui massait les jambes avec des huiles odorantes. La quatrième semaine, Maica fit attacher une planche aux jambes d'Ecthelion pour qu'il puisse s'entraîner à faire des pompes.

« Messire, allez-vous rester ? » demanda un jour Belin, l'air inquiet.

L'elfe répondit par un signe de dénégation. Il ne le dit pas à voix haute, mais il savait qu'il ne pourrait pas se sentir quelque part chez lui, si Belin n'était pas à ses côtés.

Ils partirent quelques jours plus tard. Maica chargea plusieurs de ses serviteurs de les reconduire à Barad Eithel. Ecthelion reprit ses figurines, et ses vêtements d'enfants ; la femme-elfe lui donna également le hanap en jade de son père. À Belin, elle offrit un ensemble de fourrures. « Je crois qu'elles viennent de bêtes qu'elle a tuées », lui glissa Ecthelion, ce qui réduisit tout de suite la joie de son écuyer.

« Finalement, on reste ensemble », dit le chevalier, une fois qu'il remonta dans sa charrette.

« Messire, j'vous l'avais déjà dit : c'est l'bon dieu qui voulait qu'on soit réunis tous les deux. »

Le petit convoi se mit en mouvement.

« Ils nous ont donné du pain et du hareng, pour la route », dit Belin.

Mais Ecthelion ne répondit pas. Il regardait en arrière, un bras sur le bord de la charrette. La Dame de la Source s'était postée en haut des murailles, sombrement vêtue, et ses cheveux gris tombaient en longues mèches raides le long de son visage ovale et pâle. Ecthelion crut la voir grandir, ses cheveux gris s'assombrir, ses yeux bleu clair rester les mêmes…

C'était son père qui le regardait au loin, en haut des murs de son château.

 

* * *

« Pourquoi avoir pris le risque de lui proposer de rester ? » demanda la régisseuse à sa maîtresse, quand elle fut rentrée à l'intérieur du manoir.

« Je me devais de le faire…» répondit Maica. « En souvenir de son père… Mais je savais qu'il refuserait. J'avais entendu son écuyer dire qu'il aimerait partir et revenir chez lui... Or il l'aime comme la Lune aime le Soleil... »

« Il aurait ces goûts-là, Madame ? Et avec son écuyer ? »

« Je ne le sais et je n'en ai cure… Il peut bien aimer qui il veut. »

 

* * *

 

« Tu as donné l'Elessar à Findekáno ?! » s'exclama Maglor, quand il revit son frère aîné.

« Il en avait plus besoin que moi », répondit Maedhros. « Il risque sa vie pour les autres, tout le temps... »

« Comme toi », répliqua le barde. « Comme nous... »

« Non, lui prend toujours les risques les plus inconsidérés… Parfois, j'ai même l'impression qu'il ne tient pas à la vie. »

Ce commentaire laissa Maglor songeur.

« Et comment se sont passées les fêtes ? » finit-il par demander.

« Excellentes. Oncle sait vraiment y faire. Nous avons beaucoup parlé, tous les deux. Et j'ai participé au tournoi, de manière anonyme. J'étais le chevalier de la Main Gauche… Mais, c'est étrange... »

Il sourit, le regard nostalgique. 

« J'avais l'impression, à certains moments… J'avais l'impression que Findekáno n'était pas insensible… Que Findekáno partageait… »

« Quoi ? »

« Ses yeux parfois… On aurait dit qu'il partageait mes sentiments. Mais j'y ai réfléchi ensuite sur le chemin du retour. Quel idiot j'ai été ! Je pense que je n'ai vu que ce que je voulais voir. »

« Tu en es sûr ? »

« Presque certain. En outre… Il y a une femme-elfe dont il est très proche, qui a la baronnie de la Source. Cela te dit quelque chose ? »

« Oui », répondit Maglor. « C'est sans doute la sœur cadette de Korma de la Source. Il a été mon élève. »

« Il était des nôtres ? »

Maglor eut l'air gêné.

« Après Alqualondë, il a commencé à critiquer Père… Sa mère était une Teler, et sa femme avait juré allégeance à Nolofinwë. Père avait décidé de ne pas le prévenir quand nous prendrions les bateaux, et de le laisser derrière. »

« Oui, je m'en souviens maintenant… Un elfe assez beau... »

Le musicien rit.

« J'aurais peut-être dû commencer par cela. »

« Je crois que j'ai vu son fils à Eithel-Sirion. Très beau lui aussi. Mais un peu rustre. »

Il tritura sa main artificielle.

« Sa tante par contre, elle n'est pas très belle, pour une femme. Elle ne sait pas danser non plus. Quasiment aucune grâce... Elle et Fingon ne seraient pas du tout assortis. »

Maglor ne put réprimer un rire.

« Alors pourquoi es-tu si inquiet ? »

« Je crois l'avoir déjà vue, avant tout ça. Il y a bien longtemps. À Tirion… »

 

* * *

 

À Eithel-Sirion, Ecthelion et Belin s'aperçurent que Turgon et sa délégation étaient encore là. Le roi de Gondolin leur proposa de faire le voyage de retour avec eux, à condition qu'Ecthelion ne bouge pas du carrosse dans lequel on le placerait.

« Messire, ça vous change de la charrette. »

« Vous plaisantez… Je vais encore être bloqué dans une boîte sans pouvoir bouger. »

Et disant cela, il regardait Turgon étrangement, en songeant à ce qu'il avait appris de sa tante… Il prit sur ses genoux Orcrist, l'épée qui avait été fondue avec le même minerai que Glamdring, sa sœur Jumelle. C'est un grand honneur que vous fait le roi, avait dit Enerdhil ce jour-là.

Belin insista pour qu'ils aillent voir les médecins des Maisons de guérison. Ils lui confirmèrent que ses jambes s'affermissaient et que dans un mois ou deux, il pourrait marcher sans cannes.

Le jour où ils partirent, Fingolfin assistait à un spectacle donné par les enfants de la ville, dont le thème était la vie à Cuiviénen. Au terme de ce spectacle, il y en eut plusieurs qui vinrent placer une guirlande de fleurs autour de son cou.

« J'aurais aimé revoir le Grand Roy encore une fois », dit Belin.

« Nous le reverrons lors d'un prochain voyage », dit Ecthelion.

« Oui… P't'être bien qu'oui Messire, p't'être bien qu'oui. »

Mais Belin ne devait jamais revoir Fingolfin.

 

* * *

 

« Je n'aurais jamais cru dire cela », déclara Turgon à la Table Ronde, « mais je suis content d'être revenu. »

« Comment on est censé le prendre ? » murmura Galdor.

« Ce n'est pas trop tôt », dit Egalmoth à voix haute, « il y en a qui se prenaient pour le roi... »

« Qui ça ? » demanda Turgon.

« Seigneur Egalmoth », dit Penlodh en tassant ses papiers, « je vous trouve nerveux, ces derniers temps… À quoi cela peut-il bien être dû ? »

Le marchand, qui savait que Penlodh savait tout ce qui se passait sans cette ville, comprit l'allusion à la grève du lit que lui faisait sa femme.

« Alors, quelles sont les nouvelles de la Capitale ? » demanda Duilin, soucieux d'apaiser l'atmosphère.

« Hé bien, tout d'abord, je n'ai pas eu l'occasion d'assister à ce concours, mais sachez qu'Ecthelion a remporté le grand prix de chant. »

Il y eut des applaudissements. Ecthelion n'en crut pas ses oreilles... C'était la première fois qu'on l'applaudissait à la Table Ronde.

 


 

La Voix de la Musique

 

Quelques jours plus tard, le roi marchait dans les couloirs du palais quand il fut surpris par le son d'une magnifique voix d'alto, qui s'élevait, pure et aérienne, comme le son d'une flûte.

« Quelle voix enchanteresse », songea Turgon. « Mais il ne me semble pas l'avoir jamais entendue... Je dois absolument savoir de qui il s'agit. »

Ses oreilles pointues frémissant, il suivit la piste de la Voix, et se retrouva bientôt dans la rotonde du dernier étage de la tour Est, où se trouvait seulement Ecthelion.

« Ah, Ecthelion, vous allez pouvoir m'aider. Vous avez entendu cette voix ? »

« Quelle voix ? »

« Elle vient de s'arrêter, mais cela faisait cinq minutes qu'elle chantait... Une voix de chanteuse, sublime... »

Le seigneur de la Fontaine était très pâle de nature. Son visage s'empourpra comme une carafe de lait dans laquelle on verse brutalement un verre de vin.

« Mais... c'était moi », bredouilla-t-il.

« Vous ? »

Turgon lui donna une tape paternelle sur l'épaule.

« Allons, ce n'est pas le moment de plaisanter. C'était une voix de femme, et je n'ai jamais entendu de voix aussi belle... À part celle de Maglor, mais dans un registre beaucoup plus masculin. »

« Mais puisque je vous dis que c'était moi ! », s'exclama Ecthelion. « Et ma voix ne ressemble pas à celle d'une fille ! »

« Je ne vous crois pas... »

« Bien... »

Le seigneur de la Fontaine se mit à chanter, et les yeux de Turgon s'écarquillèrent.

«  Par Eru ... » dit le roi. « Je comprends pourquoi vous avez remporté le concours de chant. C'est tellement... paradisiaque quand vous chantez. Cela me rappelle Valinor et Elenwë. »

Il eut un sourire ému.

« J'ai toujours chanté comme ça », dit Ecthelion avec un air buté. « Ma mère disait que j'étais son petit oiseau. »

Le sourire ému de Turgon se transforma en un haussement de sourcils sceptique.

« C'est étonnant, quand on y réfléchit. »

Il se rappela ce qu'il lui était arrivé de penser lors des récitals de flûte du Chevalier de la Fontaine .

Je n'arriverai jamais à comprendre comment un tel bourrin peut jouer aussi divinement...

 

* * *

Le sujet devait revenir sur le tapis lors d'une réunion de la Table Ronde. Tout le monde s'étonnait au récit, par Ecthelion, de l'une de ses missions, lors de laquelle il avait maîtrisé un dangereux serpent en lui jouant de la flûte.

« Vous êtes vraiment doué », déclara Turgon. « Et pas seulement pour la flûte. J'ai entendu dire que vous écriviez des morceaux dès l'âge de dix ans. »

Il y eut des murmures.

« Non mais là ça va plus », laissa échapper Egalmoth, d'une voix sarcastique. « Déjà qu'on dit qu'il est le plus beau... Maintenant c'est un génie musical, aussi ? Et quoi encore ? »

Salgant lui chuchota quelque chose dans l'oreille avec un air légèrement pervers.

« Ah oui, il y a ça en plus », se rappela Egalmoth.

Turgon joignit les mains.

« Vous avez un don pour la musique, Ecthelion », trancha-t-il. « Un don très rare, qui ne relève pas juste de la technique. Mais d'où vous vient-il ? »

« Ma mère disait que c'était parce que je suis un cœur sensible. »

« Vous, un cœur sensible ? »

Turgon éclata de rire. Et il ne fut pas le seul. Le visage d'Ecthelion se contracta péniblement.

« Mon petit Ecthelion, ne vous vexez pas... Mais s'il y a bien une personne qui n'a pas l'air d'être un cœur sensible... C'est vous. »

« Son père était un grand musicien, aussi... » finit par rappeler Enerdhil.

« Encore ça ! » maugréa Turgon.

« En quelque sorte, il baigne dedans depuis qu'il est né », renchérit Salgant. « Et Eru sait à quel point cela joue. »

De nombreux chevaliers hochèrent la tête à cette explication rassurante.

 


Cinquante ans plus tôt.

 

Dans la grande salle du château de la Source, près de l'âtre, le seigneur venait d'accorder sa harpe. Il était très sombre et ombrageux, mais ses yeux clairs étaient pleins de lumière. Sur un petit tabouret, un jeune enfant elfe aux cheveux noirs était assis.

« Je veux vous entendre jouer tous les deux, ce soir », dit une grande femme brune. « Cette chanson sur la mémoire... »

Elle s'approcha, embrassa l'enfant sur son front.

« Chante, mon petit rossignol, chante ! »

L'enfant regarda son père, qui sourit. Korma se mit à égrener les cordes de sa harpe d'argent : c'était comme le son le plus pur qui soit, résonnant dans un palais céleste.

L'enfant commença à chanter.

 

Tous mes souvenirs...

sont dans la nuit étoilée.

Je lève les yeux vers eux

Mais ne peux les toucher.

 

Brillants, beaux et tristes !

Mon cœur se serre toujours

Quand je regarde les étoiles…

 

Les étoiles, et mon esprit,

Me disent toujours adieu…

Adieu ! À jamais ! Namarië !

 

 


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