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Chapitre 11 : La Nef
L'insomnie I
Incapable de s'endormir dans son grand lit vide, Egalmoth finit par décider de se lever. Il ne prit pas la peine d'enfiler ses chaussons de satin ni de passer sa robe de chambre brodée de fils d'or. Ce fut en simple chemise de soie qu'il gagna la chambre adjacente, prenant garde à faire le moins de bruit possible.
Dans son nouveau lit – une couche deux places garnie de nombreux oreillers douillets – sa femme, elle, semblait n'avoir eu aucun problème à trouver le sommeil. Egalmoth retint son souffle. Puis il se glissa dans le lit moelleux et confortable. Mais plus moelleux encore lui paraissait être le déshabillé orné de fleurs elfiques de son épouse, et plus douce la peau de son bras nu...
Il posa sa main sur le bras et la fit descendre doucement, comme quelqu'un qui a soif boit lentement le verre d'eau si désiré afin de pleinement le savourer. Puis sa main partit explorer l'intérieur de la chemise de nuit féminine…
Les yeux de Madame Egalmoth bougèrent. Pour se poser d'un coup, froids et sans pitié, sur son époux occupé à tripoter sa hanche potelée.
« Qu'est-ce que tu es en train de faire, au juste ? Et pourquoi tu es dans mon lit ? »
« Mais ça fait six mois, chérie… Par Eru... »
« Tu t'es vanté être capable de tenir dix ans de chasteté, je te rappelle ! »
« Mais peut-être qu'on peut tout de même… Faire d'autres choses… Laisse-moi au moins... »
Il tendait la main vers son décolleté. Mais celle-ci fut sanctionnée d'une petite tape sèche.
« Pas comme ça », répondit la marchande.
Soudain, toute miel, elle défit sa chemise, découvrant une gorge abondante, au moins aussi belle qu'un coffre rempli de pièces d'or.
« C'est si beau », ne put s'empêcher de dire Egalmoth.
« Profites-en bien, mon amour… », susurra la femme-elfe. Elle ferma d'un coup son vêtement et acheva : « Car cette poitrine, tu n'es pas prêt de la revoir ! »
« Quoi ?! »
« Avant dix ans ! »
Et elle l'expulsa de la chambre en le frappant à coups d'oreillers.
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Un bon parti
Sous les arches sculptées du grand Marché Central d'Eithel Sirion, cernés par le bruit des badauds et le son d'une flûte, Fingon le Vaillant et la Dame de la Source goûtaient ensemble l'hydromel qu'un négociant leur avait gracieusement proposé.
« C'est délicieux », dit le prince. « Je vais vous en prendre cinq bouteilles. » Puis il ajouta à l'adresse de la femme-elfe : « Deux pour moi, deux pour toi, et une pour mon père en train de m'espionner. »
Il fit un signe de tête vers le coin des savons, où Fingolfin, accompagné d'un garde, faisait mine de s'intéresser aux dernières productions locales.
« Tu es sûr ? » dit Maica.
« Hélas oui… Cela fait bien vingt minutes qu'il nous jette des regards intenses. Je te parie que dans sa tête, il nous a déjà mariés. »
« Hum... C'est vraiment dommage que tu ne sois pas mon type... »
« On dit toujours ça, ma chère. »
« Il n'y a pas que lui qui te regarde, tiens... » répondit-elle en souriant.
« Hein ? »
« La jeune demoiselle, là-bas... »
Elle se trouvait devant l'étal d'un vendeur de peignes, élégamment vêtue. C'était Meril Limwen, accompagnée de sa mère.
« Je la connais... » répondit Fingon. « C'est la fille de Gildin... »
« Elle a clairement un faible pour toi. Regarde comment ses joues se colorent. À moins que ce ne soit son maquillage. Elle a dû le mettre pour te plaire. »
« Ne te moque pas… »
« Tu es toujours si gentil avec les autres. »
« Il faut s'attacher aux qualités des personnes. Meril sait admirablement coudre et s'habiller. »
« La pauvre, ce sont clairement les seules qualités qu'elle possède. Je l'ai entendue parler, une fois. Elle est totalement stupide. Je me demande à quoi sert ce genre de femmes… À part décorer les pièces et pondre des mioches. »
Fingon éclata de rire.
« Je la vois maintenant... », reconnut-il.
« Quoi ? »
« La ressemblance… Entre toi et Ecthelion. »
Constatant que Fingon regardait Meril, le Grand Roi se tourna à son tour vers cette dernière, semblant la jauger. Il reconnut alors la jeune femme dont Fingon avait regardé le décolleté, lors du bal. Quant à la mère de Meril, elle avait vu que sa fille regardait le prince héritier, et elle avait ensuite perçu que ce dernier la regardait aussi, puis que son père, le Grand Roi des Noldor, la regardait de même.
« Ma fille », chuchota-t-elle dans son oreille, « je pense que tu as attiré l'attention du Prince. C'est peut-être une grande chance pour notre famille. »
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Le bon roi Turgon
« L'roy Turgon, c'est t'un bon roy », disait Belin alors que lui et son compère gravissaient les marches de l'escalier de la Reine.
« Vous trouvez ? » répondit Ecthelion, qui n'avait maintenant plus besoin de ses cannes. « Il est toujours en train de m'critiquer. »
Ce fut à ce moment-là que la tête de Turgon – qui était très grand – sembla jaillir par en bas de la deuxième voie de l'escalier à double révolution. Celle de Penlodh – qui était presque aussi grand – suivit immédiatement.
« Ah bon, je vous critique tout le temps ? » s'enquit la tête.
Le visage d'Ecthelion s'empourpra de gêne. Turgon et Penlodh les dépassèrent, puis s'arrêtèrent quelques marches au-dessus d'eux.
« Ben oui... Tout à l'heure... » balbutia Ecthelion.
« Je l'ai critiqué au conseil ? » demanda Turgon à Penlodh. « Qu'est-ce que j'ai dit ? »
« Qu'il était un handicapé émotionnel, majesté », répondit sobrement Penlodh.
« Oui, bon... »
Il se tourna vers Belin.
« Vous pensez que je suis un bon roi ? »
L'humain hocha la tête timidement.
« Mais qu'est-ce qui vous fait dire cela ? »
Il y eut un silence, comme si Belin avait besoin de prendre son élan. Puis il expliqua : « Une fois, quand j'n'estois qu'un p'tit p'tiot, les récoltes furent mauvaises, parce qu'y'avait t'eu de la gresle sur les champs. Alors l'hiver c'fut la disette. »
« La quoi ? »
« La disette messire. Mais vous avez esté bien bon, et vous nous avez fait donner un setier de blé pour qu'nous n'ayons plus faim. »
« J'ai fait ça, moi ? », demanda Turgon à Penlodh.
« Vous avez signé l'arrêté, majesté. »
« Oui, bon, je signe tout ce qu'il me dit de signer, de toute façon », dit le roi en désignant son conseiller. « Quoiqu'il en soit, j'ai entendu dire que mon frère vous avait fait de nombreux présents après que vous vous soyez distingué au combat. Pour ma part, j'entends vous décorer de la médaille du mérite militaire de Gondolin. Vous aussi Ecthelion. »
Sur ces mots, il fit un signe à Penlodh, et ils poursuivirent leur ascension. Le seigneur de la Fontaine les regarda s'éloigner, pensif.
« Je n'pense pas l'avoir mérité », murmura tristement Belin, une fois que le roi et son ministre furent hors de vue.
« Mais bien sûr que si », répondit Ecthelion. « Vous êtes un héros ! »
L'écuyer ne répondit pas, le regard vacant.
Une fois leurs affaires faites au Palais, les deux camarades sortirent sur l'esplanade, où se trouvait la Grande Fontaine, puis descendirent la rue des Pompes. C'était maintenant la fin du printemps. Toutes les feuilles des arbres avaient repoussé, elles tintaient les unes contre les autres de leur vert tendre entre les pierres blanches, et le parfum des fleurs embaumaient l'air, rehaussé par le bruit de l'eau se mêlant au chant des oiseaux.
Belin semblait se sentir mieux.
« Messire, il n'est point de plus belle ville que celle-ci », déclara-t-il. « Même la capitale du Grand Roi n'est point t'aussi belle. Aussi, nous n'avons point besoin d'aller chercher de l'eau au puits, elle voyage toute seule jusqu'à notre maison. »
Ecthelion hocha la tête. Ils atteignirent la Place des Dieux. Là, les travaux qui étaient encore en cours quand ils avaient quitté Gondolin il y a un an de cela, semblaient presque terminés.
« J'aime bien l'église des Valar », dit Ecthelion, en parlant du temple sindarin. « Mais cette cathédrale dédiée à Ilúvatar promet d'être encore plus belle. »
« Nous irons la voir quand nous pourrons, Messire », confirma Belin.
Ils rentrèrent. Si Belin n'avait pas caché sa joie de regagner la vallée de l'Echoriath, Ecthelion était, à sa grande surprise, lui aussi heureux de retrouver leur appartement. Ce n'était plus la demeure morne dans laquelle il avait passé tant d'années solitaires… C'était le lieu où il vivait avec Belin, et même s'il n'y avait pas grandi, il s'y sentait maintenant véritablement chez lui.
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La Nef
Un mois après son retour à Gondolin, le roi, guidé par Penlodh, visitait la première cathédrale de la ville, œuvre des architectes noldorin de la Maison du Pilier, un grandiose édifice de pierres blanches dont la hauteur des travées dépassait tout ce qui avait été déjà bâti par ces elfes.
Pour une fois, Turgon n'avait pas participé aux détails du projet, étant trop occupé ces dernières années à la supervision des thermes et la création des deux répliques des Arbres, mais il était avide de prendre connaissance de sa réalisation finale.
« C'est magnifique... » murmura-t-il, alors qu'il venait d'entrer dans la nef. « Non seulement cette cathédrale est plus belle et plus grande que toutes nos autres églises… Mais elle est aussi belle que celle de Valimar... »
« Si je puis me le permettre, Majesté... » répondit noblement Penlodh. « Elle est mieux. »
Turgon haussa les sourcils, intrigué. Le grand temple de Valimar avait été construit avec l'aide de Maiar ; il était impossible de surpasser une telle construction.
« Dix mètres plus haute », précisa l'architecte en chef sur un ton triomphant.
« Vous avez raison… » confirma le roi en s'avançant. « Et les colonnes de soutènement sont plus fines... »
« La façade n'est pas encore terminée. Mais nous avons y représenté toute l'histoire des elfes depuis son commencement. Et la rosace… »
Ils menèrent le monarque devant la grande rosace de verre coloré, qui captait la lumière d'Anar comme si elle était habitée de lumière elle-même.
« Il n'en est pas de plus grande dans le monde. Et voyez ces jeux de lumière… Ils sont dignes de Valinor. »
Accablé par tant de beauté et de gloire, Turgon sentit les larmes lui venir aux yeux.
* * *
« Quand je pense que mon père me bassine avec sa cathédrale », confia-t-il plus tard à Penlodh. « Si seulement il pouvait voir celle-là ! Mais c'est l'inconvénient d'un Royaume Secret... »
« Nous pourrions lui envoyer les plans, Majesté », suggéra Penlodh. « Ainsi que le croquis du bâtiment achevé. »
« Excellente idée. Au fait, vous savez qu'à Barad Eithel, des femmes me faisaient la cour ? »
« Ah bon ? » répondit Penlodh, affectant un air étonné.
* * *
Ecthelion et Belin purent bientôt visiter le nouveau temple. Leur regard se perdit dans la contemplation des voûtes sur croisée d'ogives, en un silence religieux que Belin finit cependant par briser : « J'comprends point comment qu'ces pierres elles peuvent tenir Messire, tout en haut en l'air, sans qu'il n'y ait d'poutres en dessous... Ça ne se peut point. »
« La preuve que si », répondit Ecthelion.
« Oui. Grâce à la magie elfique. »
« Mais non, grâce à des calculs. J'avais étudié ça pendant ma quinzième année à l'université... Elles tiennent grâce à une force qui les poussent les unes sur les autres. »
« Oui », acquiesça Belin, « une force magique. »
« Mais non, une force tout court ! »
L'écuyer se gratta la tête.
« Une force de quel type, Messire ? »
« Euh... une force de type euh... force, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise d'autre... »
« Et d'où cette force elle vient, alors ? » questionna l'Humain, sceptique.
« Je ne sais pas, moi, du Commencement ! C'est Ilúvatar qui a décidé que cette force existerait ! »
« C'est l'Bon Dieu ! » conclut Belin. Il réfléchit. « Donc c'est magique. »
Les paupières d'Ecthelion se baissèrent à moitié.
« Bon d'accord c'est magique. »
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L'insomnie II
C'était l'une de ces rares journées au terme desquelles Penlodh avait le temps de dormir. Sa tête, couverte d'un bonnet de nuit, dépassait du bord de son édredon d'une blancheur immaculée, mais ses yeux étaient toujours ouverts et alertes depuis une bonne heure. Impossible de trouver le sommeil... Il fallait se résoudre à rallumer la lampe valinorienne, se faire une boisson aux herbes et chercher quelques lecture apaisante.
Un bouton discret se trouvait caché dans le détail des moulures d'arbres en fleurs du cadre de son lit ; Penlodh l'enclencha. La manœuvre donnait accès à un compartiment sous son matelas, d'où l'elfe sortit plusieurs dossiers. Ces derniers portaient tous un nom – ou plutôt un nom propre. Penlodh choisit le dossier intitulé « Egalmoth ».
Il en parcourut lentement les premiers documents, classés dans une sous-chemise qui portait ce titre : Emplois fictifs. Un léger sourire aux lèvres, il poursuivit sur la seconde, répondant au doux nom de Conflits d'intérêts. Il but une gorgée de tisane, le visage enfin détendu, puis continua sa lecture avec le dossier suivant : Prise illégale d'intérêts. Enfin, il acheva en apothéose, avec la sous-chemise intitulée Détournements de fonds publics et Abus de biens sociaux .
Le conseiller put remettre en place les feuillets dans leur boîte et replacer les cylindres dans le compartiment secret. Souriant, il se sentait enfin prêt pour une longue nuit d'un sommeil réparateur.
- Le titre de ce chapitre est un clin d’œil à un roman de William Golding (« The Spire » en v.o.).
- La cathédrale décrite ici est inspirée des cathédrales de Meaux et de Reims.