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Chapitre 15 : Derrière le rideau
Presque, II
Le lendemain de leur dîner avorté chez le crêpier, Belin s'était réveillé le premier, ce qui était rare. Il avait fait chauffer de délicieux pains au beurre, du bacon, et de l'infusion chaude au miel. Tout était prêt quand Ecthelion émergea, les yeux cernés.
« Messire, j'ai tout préparé, vous n'avez plus qu'à vous asseoir. »
Ecthelion prit place mécaniquement sur le siège que lui présentait l'humain. Joyeux, ce dernier lui servit une tasse d'infusion accompagnée de pains au beurre.
« J'ai fait du bacon aussi Messire, car je sais que vous aimez ça. »
« Merci », bredouilla Ecthelion.
Il commença à manger son bacon glissé à l'intérieur de ses pains au beurre. Belin le regardait en silence.
« Je pensais à quelque chose », dit-il, quand l'elfe eut fini son premier pain. « On pourrait aller se promener dans la vallée aujourd'hui, tous les deux... Il fait vraiment très beau... »
« Je ne peux pas, j'ai une réunion à la Table Ronde... » mentit Ecthelion.
« Et demain alors ? »
Le seigneur de la Fontaine fit un signe de refus.
« Je ne peux pas non plus... »
La lueur dans les yeux de Belin s'éteignit.
« Oui, Messire, j'comprends... »
* * *
Quand Ecthelion eut terminé son petit-déjeuner, il se rendit au palais, où il rejoignit le bureau de Penlodh. Deux elfes en gardaient la porte, portant les insignes de la Tour de Neige, mais ils lui indiquèrent que le ministre était encore chez lui. Ecthelion prit l'adresse et gagna la villa, qui n'était pas très éloignée du palais.
« Je désire parler au seigneur Penlodh », déclara-t-il au portier de la maison, une demeure de plain pied de taille moyenne, en pierres blanches.
Le domestique s'éclipsa, puis revint quelques minutes plus tard. Il le guida à l'intérieur, lui faisant traverser un atrium où poussaient des plantes aromatiques autour d'une sorte de bassin, et le mena jusqu'à la pièce dans laquelle Penlodh travaillait chez lui, dès l'aube. Il y était assis derrière une table, en train d'écrire. Le jeune chevalier ne put s'empêcher d'admirer le bouquet de fleurs artistement sculpté qui ornait une console.
« Vous n'avez pas de secrétaire ? » demanda-t-il.
« Je n'en ai pas besoin », répondit le ministre d'une voix calme.
Il leva vers lui ses yeux bleu clair et sourit.
« Je vous écoute, seigneur de la Fontaine. Je suppose qu'il s'agit d'une affaire urgente. »
« Ma tante m'a tout raconté » déclara brutalement le jeune elfe. « C'est vous qui m'avez fait venir ici, à Gondolin, alors que j'aurais pu rester en Hithlum. »
Penlodh détourna la tête.
« La ville ne vous plaît pas ? »
« Là n'est pas la question ! Pourquoi avez-vous fait ça ? »
« J'ai sauvé votre vie. »
Il se leva. Si Ecthelion était grand, le conseiller, Vanya par sa mère et Noldo par son père, l'était encore plus. Ses cheveux n'étaient encore pas tressés ; d'un châtain clair doré, ils tombaient librement de chaque côté de son visage, extrêmement lisses, et dans son dos jusqu'à la taille. La lumière du matin les faisait briller.
« Pourquoi dites-vous cela ? » répondit Ecthelion, la bouche tremblante. « Ma tante m'aurait protégé si... »
« Votre tante vous aurait envoyé cueillir des fraises dans la forêt et on ne vous aurait jamais retrouvé... » compléta sobrement l'autre elfe.
Il se saisit de la théière posée sur un guéridon, en remplit une tasse, qu'il proposa au chevalier de la Fontaine, qui la repoussa de la main.
« N'importe quoi ! Elle n'aurait jamais faire ça... »
« Vous croyez ? » répondit Penlodh en reposant la tasse. « Je l'avais croisée à l'époque où elle n'était qu'adolescente, au lac Mithrim. Elle passait son temps à tuer des animaux. Ce n'est jamais bon signe, à cet âge. Par la suite, elle a fini par acquérir un grand nombre de responsabilités. Elle ne vous aurait jamais laissé diriger la Maison de la Source à sa place, pour la seule raison que vous êtes né mâle. Ici, vous avez votre propre maison, là-bas, elle a la sienne. Votre venue à Gondolin a évité un conflit inutile. »
La main droite d'Ecthelion se crispa.
« Je ne vous crois pas... »
« Libre à vous de croire ce qu'il vous plaît de croire. »
« Et... et l'adoption ? Elle m'a dit que vous vouliez me faire adopter par le roi... Mais personne ne m'en a jamais parlé... »
« Sa majesté Turgon l'a envisagé, un temps. Puis en a décidé autrement. »
« Je n'étais pas assez bien pour lui, c'est ça ? »
« Je ne le formulerais pas en ces termes. Ce qui a trait au gouvernement d'un Etat ne semble pas être fait pour vous. Vous vous seriez ennuyé. »
Soudain, Ecthelion crut entendre la voix de sa tante, chuchoter à son oreille. C'est le roi des comploteurs... Ne crois pas un mot de ce qu'il te dit.
« Ai-je répondu à toutes vos questions ? »
Il sourit à nouveau.
« Oui... », répondit Ecthelion.
Ce n'est qu'un hypocrite...
Le Grand Remplacement
Ce soir-là, Glorfindel s'était rendu à l'opéra. C'était une grande première, une toute nouvelle œuvre, Helcaraxë, narrant l'exode terrible des Noldor à travers la Glace Broyeuse – le premier opéra écrit en sindarin. La musique était belle, les chanteurs performants, mais quelle ne fut pas la surprise du connétable de Turgon lorsque à la fin de la pièce, à la bataille de Lammoth, il vit un personnage qui lui était inconnu tuer le chef orque à sa place – un certain « Argon »... Après ce fait d'armes glorieux, le jeune elfe décéda, et l'on vit Fingolfin s'avancer sur scène, déplorant, en une aria pathétique, la mort de celui qu'il affirmait être son fils.
Le seigneur de la Fleur d'Or n'y comprenait plus rien. L'opéra terminé, il alla consulter le librettiste.
« Vous vous êtes trompé, à un moment... Celui qui a tué le chef orque, à la bataille de Lammoth, c'était moi... »
L'artiste balaya la critique d'un revers de main.
« Oui, je sais, mais ça n'avait guère d'intensité lyrique. Je voulais montrer la souffrance d'un roi qui est aussi un père, exilé du paradis, et confronté pour la première fois à la mort. »
« Mais Fingolfin n'a jamais eu de fils qui est mort... Encore moins avec un nom aussi bizarre. »
« Je me suis renseigné sur la famille royale », expliqua le Sinda. « Fingolfin désirait avoir un quatrième enfant, qu'il avait prévu de nommer Arakáno... »
« Mais non », corrigea Glorfindel. « Arakáno était son deuxième nom maternel à lui... Ingoldo Arakáno... »
« Quelle importance ! Dans notre langue, cela se transcrit par Argon. D'après ce qu'on m'a dit, Anairë, l'épouse de Fingolfin, ne voulait plus avoir d'enfant, s'étant éloignée de son mari, à cause de son amour tragique pour sa belle-soeur Eärwen. »
« Quoi ?! »
Les siècles passant, Glorfindel avait failli oublier cette rumeur qui courait à Valinor... Turgon affirmait toujours qu'elle avait été lancée par les Fëanoriens, pour ridiculiser le second fils de Finwë, dont la légitimité n'était pas acceptée par les plus virulents d'entre eux.
« J'ai bien connu Anairë à Valinor », répliqua le connétable. « Elle n'a jamais... »
« Hum... Vous êtes vexé parce que je vous ai enlevé de l'histoire ? Mais je ne pouvais pas ajouter un nouveau personnage secondaire... Argon avait plus d'impact. »
« Mais Argon n'existe pas ! » gémit Glorfindel, encore plus vexé d'être qualifié de personnage secondaire.
« C'était un artifice scénaristique, qui me permettait de développer le personnage de Fingolfin, à travers une fracture morale : l'homme est tiraillé entre ses sentiments personnels, et l'intérêt de son peuple. Malgré les épreuves, il doit continuer à aller de l'avant. »
Glorfindel hocha la tête, les yeux révulsés. Je ne suis pas le plus à plaindre, pensa-t-il. Si cette pièce est jouée à Eithel Sirion, le Grand Roi va en faire une attaque.
Il fallut cependant au connétable quelques temps pour se remettre de ses émotions. Un autre jour, il passa devant le célèbre théâtre de marionnettes de Gondolin. La représentation était pour les enfants, mais Glorfindel resta regarder de bon cœur, car il reconnut l'épisode : il s'agissait de la fois où, habitant encore Vinyamar, il était allé délivrer un haut seigneur qui s'était fait capturer par les orques. Il se rappelait encore avec précision les précipices abrupts, l'antique pont en pierre noire, les pièges à boule de feu cachés dans les murs du donjon. Pourtant, lors du moment fatidique, nulle marionnette aux boucles d'or, mais les seuls pantins de Maedhros et Fingon. Reconnaissable à ses habits bleus et à ses nattes, Fingon Astaldo arrivait à cheval pour délivrer Maedhros, et dans le donjon, il évitait des boules de feu qui étaient devenues des pompons de laine orange, lancés par une main invisible. Puis, au son pur de la harpe, il chantait son doux et célèbre chant pour retrouver l'elfe kidnappé, qui lui répondait, sa voix perçant les murs épais de la forteresse qui les séparait l'un de l'autre. C'était toujours le moment préféré des spectateurs.
Quand les rideaux du petit théâtre se refermèrent, Glorfindel alla demander des explications.
« Les enfants adorent l'histoire de Maedhros et Fingon ! » répondit le marionnettiste. « Alors j'ai décidé de les mettre en scène une nouvelle fois. »
« Mais c'était mon aventure ! » se lamenta Glorfindel.
« Je suis désolé... »
Le ventriloque s'avança vers les quelques enfants qui étaient restés, les marionnettes de Maedhros et Fingon dans les mains, et les fit danser ensemble, ce qui rendit les petits très heureux.
« Au fait, comment vous faites les bruits de sabot ? C'est très réaliste. »
« Ah, ça ? Mon assistant entrechoque des noix de coco. Vous voulez que je vous montre ? »
* * *
L'exil des Noldor était à la mode en ce moment : au théâtre, une pièce picaresque sans musique dans le goût moderne, relatant la rébellion de Fëanor, et les multiples péripéties qui la suivirent, jusqu'à l'incendie de Losgar, fut également créée à la même période. Le seigneur de la Fleur d'Or en fut assez satisfait, car l'intrigue était fidèle à ce qu'il avait vécu lui-même, malgré quelques coupes nécessaires au rythme d'une œuvre dramatique, et le fait que Maedhros soupirait après une fiancée laissée à Valimar. Lors du dernier acte, les Noldor arrivaient au Nord d'Araman, infesté de bêtes sauvages.
« C'est là ! » pensa Glorfindel, joignant les mains d'impatience. « Je vais intervenir ! Je me demande à quoi va ressembler le comédien qui joue mon rôle... »
Un personnage au cheveux blonds s'avança face aux loups, dégainant une épée. Mais ce n'était pas Glorfindel...
C'était Elenwë.
« Quoi ?! »
« Arrière, bêtes maléfiques ! Je ne vous laisserai pas faire de mal à Idril ! »
Elle se mit à agiter son épée en face de comédiens vêtus de peaux velues.
Cela faisait longtemps que le visage de Turgon, qui assistait à la pièce lui aussi, ressemblait à celui d'une personne qui a bu du lait tourné. Quant à Ecthelion, il avait tout simplement quitté la salle, laissant Belin seul aux côtés d'un siège vide, l'air triste.
« Il est agacé par ce terrible scénario, lui aussi », songea Glorfindel, mortifié.
Quand la pièce fut terminée, il rejoignit le hall d'entrée. Là, il crut entendre la voix d'Ecthelion. « Pourquoi vous m'avez encore touché les cheveux ?! » « Mais Messire, vous vous étiez appuyé contre moi... » « N'importe quoi ! »
Les jours suivants, le connétable se mit en devoir de retrouver l'auteur de la pièce. Il parvint à obtenir un rendez-vous avec le dramaturge, un Noldo aux paroles très catégoriques, et qui portait ses cheveux courts.
« Je voulais faire de la défunte épouse de notre roi une femme forte, qui soit une source d'inspiration pour les petites filles d'aujourd'hui. »
« Mais c'était déjà une femme forte. C'était une grande architecte ! »
« Sauf votre respect, l'architecture, ça ne fait pas rêver... »
« Vous ne vous êtes jamais retrouvé sur un champ de bataille », faillit dire Glorfindel. Mais il laissa là l'écrivain, et gagnant le parvis du palais, il s'assit sur la margelle de la Fontaine du Roi. Une brise printanière fit flotter au vent ses cheveux d'or.
« Je suis maudit ! » conclut-il, mélancolique.
La Malédiction de Mandos touchait tous les Noldor qui avaient quitté Aman... En ce qui le concernait, elle prenait cette forme étrange.
La chanson
Comme Hildor était pris par ses obligations au conservatoire, le roi de Gondolin avait convié à la cour, pour sa distraction, Nieninquë et Ecthelion, venus avec leur harpe et flûte.
« Quel air désiriez-vous que nous vous jouions, majesté ? » s'enquit la sœur de Penlodh, en faisant la révérence.
« J'aimerais écouter celui que joua mon frère au Thangorodrim », se contenta de répondre Turgon. « Cela serait-il possible ? »
« Oui », s'empressa de répondre Ecthelion. « Je l'avais joué avec le seigneur Fingon quand il m'avait invité dans sa tente ! »
Le roi tendit une main défensive : « Je ne veux pas en savoir plus. Gardez les détails pour vous. »
Plus noble que jamais dans sa robe en mousseline, Nieninquë commença à égrener les cordes, et Ecthelion le Beau souffla dans sa flûte magnifique. Après quelques mesures, la femme-elfe se mit à chanter, avec une voix haut perchée qui donnait à cette chanson simple une portée plus artistique :
Quand au matin les fleurs éclosent
Je ne peux croire leur éclat.
Tenu par la peur et la mort longtemps
Seul, j'ai erré.
Sous les feuilles d'argent étincelle la rivière
Et les rires de ceux qui s'aiment.
Car ici est le lieu où le cœur est léger
Ici est le lieu où rien jamais ne meurt.
Les yeux du roi commençaient à s'embuer. Penlodh, qui était apparu mystérieusement à sa droite, lui tendit un mouchoir de dentelle.
Mais pendant que Turgon se mouchait bruyamment, bien loin de Gondolin, à plus d'une centaine de lieues à l'est, dans sa forteresse gelée, Maedhros chantonnait lui aussi.
Ce jour où je te regardais tu me voyais aussi.
Mais me voyais-tu, ou me regardais-tu ?
à suivre