Maudits silmarils, livre 2 by Dilly

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La grande illusion


Chapitre 16 : La grande illusion

 

La Querelle

« J'en ai assez de ces chansons sentimentalistes ! » s'exclama Ecthelion de La Fontaine, tandis qu'Hildor récitait sa dernière création, dans laquelle il retraçait la rencontre entre Thingol et Melian.

« C'est vrai que toutes les rencontres ne sont pas romantiques », fit remarquer Egalmoth. « Tenez, les parents d'Ecthelion, qui se sont rencontrés lors d'un match de pancrace... »

« N'importe quoi ! » protesta l'intéressé. « Ils sont tombés amoureux en se battant en duel à l'épée, l'un contre l'autre, durant un jour et une nuit ! »

« Et moi je vous dis qu'ils se sont rencontrés lors d'un tournoi de pancrace ! »

« Je sais mieux que vous quand même ! »

« Il a raison », dit Glorfindel. « Je m'en souviens ! »

300 ans auparavant.

« Quelle beauté... » ne pouvaient s'empêcher de murmurer les Valinoriens de toutes origines qui stationnaient dans la Stoa du Palais des Arts. Sur l'estrade de pierre, éclairé par la lumière tombant d'une myriade de minuscules ouvertures percées dans le plafond, un groupe de musiciens jouaient. Ils portaient sur leurs vêtements l'étoile de Fëanor, l'emblème du fils aîné de Finwë, le plus doué de tous les Elfes Profonds.

De tous ces Eldar magnifiques, celui qui jouait de la harpe était certainement le plus beau. Ses pommettes hautes et taillées en biais mettaient en valeur de manière exquise ses longs yeux et sa bouche large et dessinée. Ses cils étaient longs et inhabituellement fournis, et ses cheveux noirs, lisses, possédaient des reflets argentés rappelant le minerai de graphite. Les jeunes filles se pâmaient dès qu'il commençait à jouer ou leur adressait une œillade. Il n'était pourtant pas noble : il n'avait pas de blason personnel.

L'amie de Fanalossë lui avait fait faire un détour jusque ici, pour écouter le groupe. D'habitude, ils jouaient avec Maglor, le grand chanteur de la famille royale, mais cette fois, ce dernier n'était pas là.

« Quel est ce joli-cœur ? » dit la future guerrière avec mépris.

« C'est Korma le Beau, de la Maison de Kanafinwë… On dirait un maia tant il est divin ! »

« Pff… Je ne vois pas ce que tu lui trouves. Cela se voit qu'il porte du maquillage. »

« CHUT », fit un auditeur.

Fanalossë haussa les sourcils, qu'elle portait toujours dédaigneux sous son court front bombé. Elle était très grande, aussi grande qu'un homme, et très musclée. Ses cheveux brun foncé aux reflets chauds étaient noués en tresses à l'aide de simples lacets de tissu. Ses vêtements étaient pratiques, ajustés comme ceux des athlètes, ce qui mettait sa silhouette androgyne en valeur. Dans son dos, on ne pouvait que remarquer le carquois fermé marqué du sigil du deuxième fils de Finwë, Nolofinwë Ingoldo, appelé plus tard Fingolfin.

Au bout de quelques minutes, la musique la gagna, elle aussi. Elle regarda plus attentivement le rhapsode.

« Franchement, il ressemble à une fille », murmura-t-elle à son amie. « Je suis plus musclée que lui. »

« Chut...  » fit à nouveau l'un de leurs voisins.

« J'ai le droit de parler à mon amie  », dit Fanalossë. « C'est un portique publique, pas un théâtre. »

« CHUT ! »

Cette fois, Korma cessa de jouer, bientôt suivi par ses compagnons musiciens.

« Que se passe-t-il ? Pourquoi interrompez-vous notre musique ? »

Sa belle voix se fit entendre pour la première fois, froide et sonore dans la grande allée des Vanyar et des Noldor.

« Je ne désirais pas vous interrompre », répondit fièrement Fanalossë. « Je disais juste quelque chose à mon amie... »

Le musicien la balaya du regard ostensiblement, s'arrêtant sur les yeux gris flamboyants, les épaules nues et fortes, la poitrine peu visible, la taille fine, les longues jambes fuselées aux cuisses musclées...

« Tu es assez jolie », apprécia-t-il.

« C'est faux ! » répondit-elle en rougissant.

« Laisse... » dit le flûtiste du groupe, avec un sourire narquois. « C'est une partisane du Bâtard. Regarde son carquois... »

« Qui tu appelles Bâtard ?!  » s'exclama Fanalossë. « Ton sorcier qui passe son temps terré dans son antre, fils d'un ancien mariage passé et révolu ? »

Le flûtiste en resta d'abord bouche bée. Puis il ouvrit son étui à flûte et en sortit une lame forgée récemment. Il y eut des murmures dans l'assistance : nombre d'entre eux n'avaient jamais vu d'épée : pour eux c'était un instrument de cuisine ou de menuiserie, mais démesuré, manifestement dédié à mutiler la chair, ainsi qu'aux temps sauvages et douloureux de Cuiviénen.

Le Fëanorien brandissait son arme, en direction de la femme-elfe.

« Retire ce que tu viens de dire, chienne singeant l'autre sexe ! » s'exclama-t-il.

Fanalossë, enragée, prit son carquois et en sortit à son tour une épée.

« Tu vois, j'en ai une moi aussi  ! Et j'ai appris à m'en servir ! »

Les murmures redoublèrent, cette fois de peur.

« Arrêtez ! » s'exclama brutalement Korma.

Tout le monde se tut. Le joueur de harpe descendit les quelques marches qui séparaient l'estrade de pierre du reste de la Stoa, calme et hiératique.

Une fois debout, on percevait qu'il était grand, et sa démarche témoignait d'un entraînement physique poussé. Il s'arrêta devant Fanalossë.

« C'est moi que cette femme a insulté en premier, avant d'insulter notre seigneur. C'est donc moi qui vais l'affronter. »

Il glissa sa main droite sous sa longue chasuble sombre, et en sortit un sabre.

« Tout le monde a une arme ?! » s'étonna un elfe blond vêtu de vert, dans le public.

« Soit », dit Fanalossë. « Je vais abîmer ton joli minois. »

Le musicien ôta sa chasuble, et la jeta sur le sol. Les spectateurs s'écartèrent. La femme-elfe frappa le premier coup, que son adversaire contra élégamment. Un deuxième suivit, et cette fois l'homme répliqua. L'échange se poursuivit tout le long du portique. Certains elfes avaient fui ; d'autres accoururent, pour observer les duellistes.

« Tu ne te débrouilles pas mal, pour quelqu'un qui parle si fort », dit l'homme.

« Et toi pour un mâle qui met du khôl sur ses yeux ! » répliqua-t-elle.

Elle l'avait poussé contre une colonne ; ses bras étaient extraordinairement musclés, et elle contraignit l'homme à rétracter les siens. De la main gauche, alors, elle toucha ses cils, pour confirmer ses dires, mais le bout de ses doigts resta propre.

« Ils sont comme ça au naturel ! » protesta le trouvère, qui profita de ce moment pour la repousser.

« Ce n'est pas possible ! »

Elle sortit du portique en courant, pour redonner des forces à son bras fatigué. L'autre la suivit.

« Tu t'enfuies, Fanalossë ! »

La femme-elfe se retourna.

« Comment connais-tu mon nom ? »

« Nous nous sommes déjà vus... Tu ne t'en souviens pas ? Au tournoi de pancrace ! »

« Ça m'étonnerait ! »

En vérité, le visage de l'homme était tellement tuméfié pendant le match, qu'il lui était impossible de faire le rapport entre son adversaire d'alors et le rhapsode aux traits fins et aux longs cils noirs qui lui faisait face à présent.

« Mon nom est Korma ! » dit l'elfe.

« Très bien, Korma ! Je t'attends. »

Elle était montée sur l'un des bancs de pierre du parc.

L'autre la rejoignit en un éclair, et ils croisèrent le fer une nouvelle fois. Un groupe d'elfes, partisans de Fëanáro ou d'Ingoldo, les suivirent aussi, dont l'elfe blond vêtu de vert. Korma tournoyait sur lui-même avec grâce, vif et souple ; Fanalossë frappait comme une brute : entre ses mains aux ongles coupés court, son épée était une hache.

« Tu es vraiment très forte ! »

« Tu n'es pas si mauvais », admit-elle avant de lui asséner un nouveau coup, plein de rage.

L'elfe l'évita en passant derrière une statue de Manwë, qui le reçut à sa place de plein fouet. L'oeuvre de Nerdanel en retira une belle cicatrice. Cela ne sembla pas perturber Korma.

« Dans ma famille, nous aimons que les femmes cultivent leur force physique », déclara-t-il. « Ma mère est capitaine de navire, dans la baie d'Eldamar. Elle fait des merveilles avec un harpon. »

« En quoi cela me regarde, ce que fait ta mère ? »

« Elle t'appréciera, quand je te présenterai à elle. »

Les joues de Fanalossë devinrent roses. Puis elle fronça les sourcils.

« Pourquoi dis-tu ce genre de choses stupides ? »

Korma se contenta de sourire. Et brusquement elle ne le vit plus.

« Où es-tu passé ?! Lâche ! »

« Je suis là haut. »

Elle aperçut sa silhouette, sur le toit, ses longs cheveux noirs flottant au vent.

« Rejoins-moi si tu y arrives. »

 

* * *

Le groupe de spectateurs ne cessa de grossir, s'agglutinant autour du temple des arts, pour regarder les deux escrimeurs s'affronter sur le toit des propylées. Même le sergent du district les admirait au lieu de les interrompre. Comme l'un des duellistes était une femme, les nouveaux arrivants avaient du mal à croire que ce qu'ils regardaient était autre chose qu'une démonstration sportive.

« La beauté des combats, que nous menions en Endor », songèrent aussi certains Noldor, le visage grave.

« Depuis combien de temps se battent-ils ? » s'enquit un elfe aux cheveux coupés courts, vêtu d'une tenue blanche d'ermite.

« Une heure je crois... » répondit Laurefindil.

« Tu es fatigué ! » clama Fanalossë, faisant face à son adversaire sur le toit.

« Toi aussi... » murmura Korma, en essayant de reprendre son souffle.

La femme-elfe décida de ne pas lui laisser de répit. Au terme d'un quart d'heure de joute supplémentaire, elle finit par réussir à le désarmer, envoyant son épée à l'autre bout de la terrasse, le faisant trébucher, et tomber à terre, sous elle. Elle posa le bout de sa lame au centre de sa poitrine.

« J'ai gagné », dit-elle sobrement.

« Oui... » dit Korma, fermant ses yeux aux longs cils noirs. « Tu m'as touché au cœur. »

Il sortit une fleur de l'intérieur de sa tunique, et la lui tendit.

 

* * *

 

« Comme quoi, j'avais tout de même raison... » dit Egalmoth.

« Mais c'est aussi très romantique, ce duel... » opina le roi. « Qu'en pensez-vous, Ecthelion ? »

Le chevalier de la Fontaine haussa les épaules.

« Que s'est-il passé après ? » s'enquit Galdor, curieux.

« Mon père est allé jouer de la harpe sous sa fenêtre ! Pendant une semaine ! »

« Traduisez : pendant deux heures... » dit Egalmoth.

« C'est peut-être la conversion de temps valinorien », osa Voronwë d'une voix timide.

« Et ensuite ? »

« Atar a invité Mamil pour un rendez-vous, mais elle n'est pas venue. Car elle pensait qu'il n'était qu'un vil séducteur. »

« Ils sont têtus dans la famille », dit Turgon.

 


 

Belin Laurëambos

 

Les semaines passèrent, et l'été s'installa à Gondolin. Belin restait souvent sur la terrasse de l'appartement, pour avoir de l'air. Ce jour-là, il s'y tenait torse nu car il faisait très chaud, debout, essayant d'apprendre à peindre. Mais même partiellement dévêtu, il avait conservé le pendentif qu'Ecthelion lui avait offert.

« Je crois que j'ne suis pas très doué  », dit-il à voix haute.

Ecthelion passa derrière son chevalet.

« Qu'est-ce que c'est ?  »

« Un bouquetin Messire.  »

Ecthelion resta derrière lui à le regarder peindre quelques minutes, par-dessus son épaule. Le soleil faisait briller ses cils blonds qui s'inclinaient sur ses yeux bleus.

« C'est tellement beau...  », murmura Ecthelion.

« Mon tableau ?  » demanda Belin.

« Non, vos yeux...  »

Les joues de l'humain devinrent roses.

« Oh non, ce n'est point vrai...  »

« Si. Et la manière dont le soleil fait briller vos cheveux et tous vos poils...  »

Les joues de l'humain passèrent du rose au cramoisi. Son pinceau avait dérapé et il avait zébré d'ocre la joue de son animal.

« On dirait comme des filaments d'or sur votre torse...  », dit Ecthelion. « On devrait vous appeler Belin au torse d'or.  »

« Ah non Messire, j'n'veux point porter un nom aussi ridicule !  »

« Pourquoi serait-ce ridicule ? Vous avez un très beau torse, qui correspond aux canons artistiques. Et en plus vous avez de l'or dessus.  »

Comme pour démontrer son propos, il fit passer sa main sur les pectoraux, de plus en plus poilus, de l'humain.

Belin en laissa tomber son pinceau, et tourna la tête en arrière, vers Ecthelion, comme pour obtenir un complément d'information en regardant son visage. L'elfe avait les yeux à la fois assombris et brillants, la bouche entrouverte. Le regard de Belin fut comme  capturé par la dilatation de ces pupilles, et il étira la tête en arrière, tandis qu'Ecthelion l'entourait de son bras, la main posée sur son torse scintillant.

A son tour, le regard d'Ecthelion fut capturé par le regard, devenu brillant, de l'humain, et les grands disques noirs qui s'y étaient ouverts, et le visage lumineux qui lui apportait un tel bien-être. Il baissa la tête involontairement, comme pour rejoindre ce visage, et entrer dans ces yeux. Il en était de même pour Belin, qui continuait à étirer la tête, tandis que plus rien d'autre n'existait autour d'eux... Leurs bouches se fermèrent et se joignirent en un baiser minuscule.

Ecthelion sursauta et s'éloigna d'un bond.

« Mais ça va pas la tête ?!  » s'exclama-t-il.

« Quoi ?  » demanda Belin, l'air sonné.

« Vous avez encore recommencé !  »

« Mais messire, vous aussi... Et vous me faisiez des yeux !  »

« Des yeux ? Quels yeux ?  »

« Des yeux comme si qu'vous vouliez m'faire des choses...  »

« Mais vous ne pensez vraiment qu'à ça !  »

L'elfe rentra à l'intérieur de l'appartement.

« Ce n'était pas moi tout seul, Messire !  » s'exclama Belin en colère. « Ce n'est pas bien d'mentir ! Vous étiez tout fragrant !  »

« Ça ne veut rien dire votre mot !  » répliqua Ecthelion avant de claquer la porte de sa chambre.

 


 

Un bon parti, II

 

Fingon regrettait parfois que son père n'ait pas choisi Vinyamar comme capitale. Si à Barad Eithel, dès le début de l'automne, et tard dans le printemps, les flocons venaient à tomber, l'été en revanche, il pouvait occasionnellement faire très chaud. D'un autre côté, cela lui rappelait Valinor : dans les régions les plus proches des Arbres, les hommes s'y promenaient librement torse nu à tout moment de la journée.

« Je t'envie », dit soudain Maica. « Moi je ne peux pas enlever le haut. »

« J'étais justement en train d'y penser... J'aime bien le faire par cette chaleur. »

« Ah bon, tu aimes enlever mon haut  ? »

Elle ponctua cette remarque d'un coup de coude.

« Evite de faire ça… Vois qui nous guette, là-bas, en embuscade. »

Il fit un signe discret du menton vers la droite. Là, dans les jardins suspendus de Barad Eithel, à quatre arbustes en pot de distance, le Grand Roi des Noldor, entouré de conseillers et grands seigneurs, les dévisageait d'un air solennel. Il s'avança vers eux. Avec lui venait Irimë, appelée aussi Lalwen, la sœur cadette de Fingolfin, toujours le sourire aux lèvres. Egalement le seigneur de la Herse, dont le domaine était en Hithlum ; le seigneur des Hauts Pins, l'un des vassaux de Fingon, en Dor-Lómin ; et enfin le Sinda Gildin, seigneur de l'Epervier, grand commandant, aux yeux verts et aux très longs cheveux châtain clair, dont les mèches ressortaient sur ses habits gris, en grandes ondulations – un homme magnifique.

Mais ils ne les avaient pas atteints que Fingon vit Maica se pencher en avant.

« Tu vas bien  ? »

Elle éleva sa main, qu'elle avait portée à son nez ; sur la paume pâle, il y avait une éclaboussure de sang. Elle tourna les talons de manière abrupte.

« Majesté », dit Fingon, se courbant. « Madame », ajouta-t-il, à l'adresse de Lalwen.

« Mon prince, qu'est-il arrivé à la Dame de la Source ? » s'enquit Gildin.

« Elle s'est mise à saigner du nez », répondit Fingon à l'adresse du groupe. « Elle ne souhaitait pas vous manquer de respect. »

« Vous avez l'air de bien vous entendre, en tout cas... » dit Lalwen.

Fingon aimait regarder le visage jovial de sa tante. Il l'avait toujours appréciée, mais il y avait également une autre raison : si Turgon avait retiré de leur mère Anairë la couleur de cheveux et de peau, il ressemblait beaucoup à Lalwen en ce qui concerne les traits du visage – en tout cas, si on retirait l'air jovial. Elle-même ressemblait beaucoup à son père Finwë. Quand Lalwen était là, Fingon se sentait vraiment en famille.

« Elle est de noble maison, bien que récemment annoblie », déclara brusquement Fingolfin, comme si il évaluait à haute voix un produit au marché.

« Qui ça ? »

« La Dame de la Source. »

« Mais… Nous ne sommes qu'amis. »

Dans les beaux yeux verts de Gildin, le seigneur de l’Épervier, Fingon eut l'impression que ces mots suscitèrent une sorte de soulagement.

« Alors je t'enjoins de faire attention à la manière dont tu te comportes en public avec elle », répondit le roi. « Tu ne voudrais pas que sa réputation soit mise en cause. »

Ces propos réfrigérèrent le prince d'un coup.

« Non Père », répondit-il d'une voix éteinte.

 


 

La grande illusion

 

Meril, la fille unique de Gildin, avait revêtu sa plus belle tenue pour venir écouter le Prince Fingon jouer de la harpe et chanter devant la cour. Que sa voix était belle ! Quand elle l'écoutait, elle avait l'impression qu'il chantait ces mots galants à son oreille, de sa voix douce et masculine à la fois. Ce jour-là, le fils de Fingolfin chantait la douleur d'un elfe séparé de son amour ; Meril en avait les larmes aux yeux, tant l'émotion dans sa voix semblait sincère.

Plus tard dans la soirée, l'elfe vint admirer la superbe mise de la jeune fille. Émerveillé, il stationnait devant elle, cherchant ses mots.

« Je n'ai jamais rencontré de femme comme vous », déclara-t-il.

La damoiselle en ouvrit la bouche de surprise et de délice.

« Qui s'habille comme vous... », poursuivit Fingon. « Avec autant de goût... »

Le lendemain, dès que Meril revit son ami Orodreth, elle lui confia prestement : « Il m'a dit qu'il n'avait jamais rencontré de femme comme moi ! »

Le fils d'Angrod en fut désespéré. Jusqu'à maintenant, il avait encore l'espoir que Meril finisse par se lasser de cet amour non réciproque. Mais si il s'avérait que Fingon le Vaillant s'intéressait aussi à elle, tout espoir s'évanouissait...

La suite des événements ne le rassura pas. Bientôt, le prince héritier invita la demoiselle sindarine dans ses appartements personnels.

« Comment trouvez-vous ce petit service en porcelaine ? » demanda-t-il en lui versant une tasse d'infusion.

« Il est magnifique », apprécia-t-elle.

Fingon sourit.

« Très fin, n'est-ce pas ? Il est difficile de s'en procurer... C'est une technique récente. »

Il s'approcha d'elle, si bien qu'elle pouvait presque sentir son souffle sur son visage, admirer le grain de sa peau, et l'éclat viril de ses yeux. Une étrange chaleur naquit dans son bas-ventre.

« Regardez la frise qui décore le pichet... C'est une scène pastorale valinorienne. »

« C'est amusant, les personnages ont tous le même visage... »

« C'est parce que les figures sont stylisées. D'ailleurs, ce profil générique a en fait été inspiré par celui de l'un de mes cousins... »

« Ils auraient pu s'inspirer de vous ! » dit Meril dans un coup d'audace.

« Oh non, je ne suis pas aussi beau. »

Il y eut un moment de silence gêné, que Fingon finit par rompre.

« Ecoutez », dit-il. « Il y a quelque chose que j'aimerais vous montrer... Je ne l'ai jamais montré à personne d'autre. »

S'imaginant qu'il s'agissait de quelque chose de propre aux hommes, Meril rougit. Fingon disparut dans la pièce qui lui faisait office de bureau, puis en revint avec une grande boîte à compartiments de laquelle dépassaient des morceaux de tissu.

Il la posa sur la table.

« Je pense que cela va vous intéresser... J'y range toutes les étoffes et motifs de broderies remarquables que je rencontre.  »

« C'est merveilleux ! » s'exclama Meril, en consultant les échantillons.

Fingon la regarda avec tendresse, et posa sa main sur la sienne.

« Il n'y a qu'avec vous que je peux parler de cela. »

Meril le regarda à son tour, les yeux scintillants. Le Prince détourna la tête, puis leva sa tasse, en la tenant du bout des doigts, pour en boire une gorgée.

On frappa à la porte. C'était l'un des coursiers du château.

« Votre père vous fait mander. »

Fingon se leva immédiatement, et toute sa physionomie changea. Son corps sembla se condenser et se redresser, comme rassemblé par une tension nerveuse ; son visage se durcit pour arborer une expression sérieuse et déterminée.

« Qu'il est viril... » pensa Meril.

Il s'excusa de devoir lui donner congé, lui baisa la main, et lui laissa son coffret à tissus.

« Et il comprend si bien les femmes ! » s'extasia la jeune damoiselle elfe.

 

 


 

L'enfant

 

Deux-cent ans plus tôt...

 

À Vinyamar, le roi Turgon s'était endormi sur la pelouse du jardin intérieur de son château. Il fit bientôt un rêve étrange...

Il voyait le visage de son frère, il se brouillait, se déformait… « Atar », disait une voix. Puis l'intérieur d'un magnifique palais apparut. Ses salles immenses semblaient sculptées dans les tréfonds de la terre. Mais il n'était pas sombre, car de grands vitraux multicolores reflétant la lumière de lampes illuminaient la pierre, et ses mille sculptures.

Il y avait un enfant qui jouait. Ses cheveux étaient châtain foncé, son visage pâle. Turgon se rapprocha de lui. Il vit ses yeux bleus, son visage… Il ressemblait beaucoup à Fingon. Mais son regard était triste.

« ...Gil-galaad ! » dit soudain une voix.

C'était une voix de femme. Turgon eut envie de se tourner pour la voir. Elle était vêtue très élégamment. Ses cheveux étaient châtain foncé, et ses yeux, très brillants, étaient verts.

« Emel... »

Turgon eut envie de revoir l'enfant. Mais il avait disparu.

 

 


Chapter End Notes

-Atar = Père
Mamil= Maman
Emel = Mère
- Meril signifie "rose" en sindarin.
- Le rêve de Turgon avait été mentionné par ce dernier à son frère dans le chapitre 10 du livre I.


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