Maudits silmarils, livre 2 by Dilly

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L'ivresse, II


 

Chapitre 14 : L'ivresse, II

 

 

La divination

Le devin noldo avait dégagé les cheveux de Belin et examinait l'ovale de chair, sa forme, son épaisseur, ses circonvolutions.

« Le bout est drôlement bizarre... On dirait qu'on l'a amputé. »

« Ah non », répondit l'humain, « j'l'avons toujours eu comme ça. »

« Et tous vos semblables sont ainsi ? »

« J'croyons bien. On n'a point les oreilles qui pointent. C'est chose d'elfe. »

« Evidemment, ça risque de rendre mes prédictions moins précises », déclara le devin d'un air docte.

« Bon alors, qu'est-ce que vous voyez ? », demanda Ecthelion, qui s'impatientait.

Le devin s'abîma dans la contemplation de l'oreille de l'humain, toute molle et douce, et qu'il touchait avec précaution... Comme s'il la caressait ? Les mains d'Ecthelion se crispèrent.

« Je suis au regret de vous le dire », annonça alors le devin, « mais il aura une vie très courte. »

Belin fit la grimace. Ecthelion émit un barrissement de désespoir.

« Mais est-ce que je vais trouver une bonne mie ? » demanda alors l'humain.

« Une quoi ? »

« Une femme », traduisit Ecthelion.

Le devin examina à nouveau les lignes de l'oreille.

« Non », conclut-il.

L'expression d'abattement de Belin ne s'arrangea pas.

« Cependant... Je vois quelqu'un qui vous aime. Et qui est très proche de vous... »

« Il s'agit sans doute de Meleth », pensa Ecthelion.

« Mais ce n'est pas une femme », poursuivit le devin.

Le seigneur de la Fontaine fronça les sourcils.

« J'me demandons bien qui ça peut être », dit alors Belin. « Mais comment est-ce que cette personne m'aime ? Est-ce qu'elle m'aime amoureusement ? »

« Les circonvolutions de votre oreille sont formelles. Cette personne vous aime d'amour. Et elle est extrêmement proche de vous. »

Sur le visage d'Ecthelion, une expression résolue succéda à celle du désespoir et de l'amertume.

« Ne vous inquiétez pas Belin ! », s'exclama-t-il. « J'empêcherai la mort de vous approcher ! Et aussi je vous protégerai de cet ignoble pédéraste qui est dans votre entourage ! »

« Messire, ce n'est point la peine... »

« Mais si ! Si il s'approche de vous, je lui rase la tête ! Argh, je suis sûr que c'est un de ces types pas clairs qui nous regardent quand on va se baigner ensemble aux thermes et qu'on se frotte. »

Le devin écarquilla les yeux. Puis il s'adressa alors à Ecthelion : « Je peux voir vos oreilles ? »

« Pourquoi ? »

 

 


 

L'ivresse, II

« Vous et Belin êtes maintenant très proches », fit remarquer Glorfindel à Ecthelion, lors de l'un de leurs désormais rituels arrêts à l'Auberge du Palais.

« Oui… », répondit Ecthelion, d'une voix qui laissait deviner une légère ivresse. «Et pourtant, parfois, j'ai l'impression que ce n'est pas assez… »

« Pas assez ? »

« Oui… Je ne sais pas comment l'expliquer… »

Le jeune elfe fronça les sourcils, fit glisser le bout de ses doigts sur son verre.

« On est presque tout le temps ensemble… Et puis on se donne des accolades, et des tapes dans le dos… On s'aide à se savonner quand on va aux thermes… Et souvent on dort ensemble, quand on est en mission. Mais, même là… C'est comme si il y avait encore un obstacle entre nous. »

« Un obstacle ? »

« Oui. »

Le regard bleu d'Ecthelion brillait, comme habité.

« J'aimerais… Qu'on puisse enlever ça. »

« Mais… Il n'y a rien à enlever… », dit Glorfindel, dont le visage s'était étrangement plissé. « Je veux dire, à part vos vêtements,… »

« Oui, nos vêtements de chair ! J'aimerais qu'on puisse les enlever, comme ça nos deux âmes pourraient être vraiment nues l'une contre l'autre. »

« Oh mon dieu », dit Glorfindel.

« Mais même ça, ça n'est pas encore assez », réalisa Ecthelion.

Son aîné, les yeux ronds, sirotait maintenant sa bière sans discontinuer.

« En fait… », poursuivit Ecthelion, « C'est comme si… C'est comme si… »

Les sourcils à nouveau froncés, il semblait en proie à une intense réflexion.

« C'est comme si je voudrais entrer en lui. »

À l'entente de cette phrase, le beau visage de Glorfindel se mit à exprimer la terreur la plus extrême.

« Qu'est-ce que… Qu'est-ce que vous venez de dire ? Entrer ?! »

« Ben, vous savez bien ce que veut dire entrer ! Aller à l'intérieur, pénétrer… »

« Ecthelion, taisez-vous pour l'amour de dieu. Et ce que vous me dites là… »

« Hé bien quoi ? »

« Ne le redites à personne d'autre. JAMAIS. »

 

* * *

Ecthelion n'écouta pas les conseils du connétable. Le lendemain, malgré sa sobriété retrouvée, il confia ses dernières réflexions à Belin, qui semblait partager tout à fait ses aspirations.

« Moi aussi Messire », déclara alors l'humain en lui touchant le bras, les yeux brillants, « j'aimerais qu'on soye dénudés tout contr' l'autre, et qu'nos noyaux puissent se toucher. »

« Vous aussi ! », s'exclama Ecthelion avec enthousiasme, un grand sourire sur les lèvres.

Mais le sourire se défit lentement. L'elfe se remémorait soudain le sens de cette métaphore belinienne.

« Non mais espèce de pervers ! Vous croyez vraiment que j'ai envie de faire ça avec vous ?!! »

« Mais messire ! Vous avez dit qu'vous vouliez qu'on s'déshabille… »

« Mais pas comme ça ! Non mais c'est fou d'être aussi obsédé ! »

« Je ne comprends point vos histoires… »

« C'est normal, c'est trop compliqué pour vous. »

 

 


 

Les pompes

Un sourire satisfait se dessine progressivement sur le visage de Belin, tandis qu'il observe Ecthelion en pleine séance d'entraînement, enchaînant les pompes, sa tunique déjà trempée de sueur.

C'est comme si ce spectacle l'hypnotisait, le plongeait dans un état second d'ivresse tant il est agréable – il ne s'agit pourtant que de son commandant faisant des mouvements verticaux et poussant des râles proportionnels à l'intensité de son effort.

– Quand Ecthelion voit que Belin le regarde, il accélère la cadence.

Le sourire de son écuyer grandit... Et, entre deux gémissements de douleur, celui d'Ecthelion aussi.

 

 


 

La conversion

Ce matin-là, la fille de Duilin avait envie de discuter avec la fille de Galdor.

« Alors, comment vont les choses avec Erection ? » s'enquit-elle abruptement auprès de l'autre jeune fille.

« Arrête de l'appeler comme ça ! » s'agaça Sîla, en tripotant ses longues nattes. Puis elle ajouta, boudeuse : « En plus j'ai appris ce que ça voulait réellement dire. Tu es vraiment dégoûtante ! »

« Je ne vois pas ce qu'il y a de dégoûtant là-dedans, répondit Iswen. C'est la nature. »

« Tout le monde ne s'intéresse pas aux garçons autant que toi. Le fils d'Enerdhil m'a même dit que tu draguais Penlodh. »

« Je ne drague pas Penlodh », s'offusqua Iswen.

« La nièce de Rog m'a aussi dit que tu faisais les yeux doux à Egalmoth ! »

« Alors lui ! Je n'ai pas besoin de lui faire les yeux doux pour qu'il me regarde. Il est tellement pathétique. »

« De toute façon, tu fais ce que tu veux. Moi, ma décision est prise. »

« Ta décision ? Quelle décision ? »

« Je veux devenir prêtresse de Yavanna. »

Iswen eut l'air à la fois surprise et choquée, et un peu paniquée.

« Tu n'es pas sérieuse ? »

« Je suis tout à fait sérieuse. D'ailleurs, je vais aller l'annoncer à Erect... euh Ecthelion. »

 

* * *

« Ma décision est prise, Ecthelion », déclara Sîla, alors qu'ils étaient en train de se promener tous les deux dans les jardins royaux.

« Quelle décision ? » demanda le seigneur de la Fontaine.

« Je vais devenir sœur de Yavanna. »

« Ah ouais ? » répondit-il mornement.

« C'est un grand changement qui va avoir lieu dans ma vie, sitôt que j'aurai revêtu l'habit et passé la cérémonie d'intronisation. Les sœurs qui font leurs vœux s'engagent à ne jamais se marier. Elles n'auront jamais d'époux ni d'amoureux. »

Elle guetta sa réaction. Mais Ecthelion se contenta d'hausser les épaules.

« Et elles doivent habiter dans le temple, elles peuvent moins voir leurs amis », ajouta-t-elle.

« Hun-hun », se contenta-t-il de répondre.

Sîla ne dit plus rien pendant cinq longues minutes, et Ecthelion non plus. Puis soudain, elle explosa.

« C'est tout ce que ça vous fait ?! » s'exclama-t-elle. « Vous ne pourrez plus me voir ni... »

« Ben... Si c'est ce que vous avez envie de faire », répondit Ecthelion, l'air surpris.

« Vous n'en avez vraiment rien à faire de moi ! »

Elle s'enfuit en courant, les larmes aux yeux. Dans sa course, elle bouscula Iswen. Cette dernière la retint par le bras, et lui dit d'une voix inhabituellement douce :

« Ecoute, j'ai bien réfléchi à propos de cette histoire de devenir sœur de Yavanna. Tu ne dois pas... »

« Oh toi laisse-moi tranquille ! » cria Sîla en la poussant.

Elle sortit du parc en pleurant de plus belle.

Ecthelion, resté seul, crut alors se souvenir d'un détail de l'intronisation des sœurs de Yavanna. Les nouvelles venues devaient couper leur entière chevelure pour l'offrir à la déesse.

Il se sentit soudain scandalisé.

« Quel gâchis ! Elle va couper ses longs cheveux, alors qu'ils sont si beaux ! Ils ressemblent tellement aux cheveux de Belin... »

 

 

 


 

Presque

Belin... Où était-il en ce moment ? Ecthelion décida d'aller lui rendre visite, se rappelant qu'il devait se trouver à la caserne.

Et il s'y trouvait effectivement. Le box de son cheval était ouvert, et l'écuyer, accroupi, était occupé à laver des brosses dans un seau. Avec tendresse, le regard d'Ecthelion s'attarda sur l'arrière de son surcot bleu et de sa tête, ses cheveux bien coiffés couleur de blé, dont une partie était attachée au-dessus des autres en une toute petite tresse. Que sa vie était plus agréable depuis que Belin en faisait partie ! Pour rien au monde il ne voudrait retourner à sa vie solitaire d'avant. L'idée de vivre sans son écuyer et meilleur ami lui était devenu inconcevable.

« Belin ! » appela-t-il.

L'humain tourna la tête, puis voyant l'elfe, se releva immédiatement.

« Oui messire ? »

Il regardait Ecthelion en souriant d'un large sourire. Recevant ce sourire, Ecthelion sourit à son tour – ou plutôt un sourire se fit sur son visage, de manière involontaire. Alors Belin sourit encore plus. Et Ecthelion sourit encore davantage.

« Vous... Vous voulez aller manger une crêpe ? » s'entendit demander Ecthelion.

Belin hocha la tête.

Le box rangé et refermé, ils se dirigèrent vers le quartier sindarin. Il y avait déjà beaucoup d'animation, et ils s'arrêtèrent dans une taverne un peu au hasard. Ils s'installèrent côte à côte sur une table non loin du comptoir, et commandèrent deux cidres et deux crêpes au beurre et au miel, au tavernier qui semblait un peu bourru.

Ecthelion, qui souriait toujours, regardait Belin avec insistance. Sentant qu'il devait dire quelque chose, ce dernier prit la parole :

« Alors messire, vous ne deviez point passer l'après-midi avec la dame Sîla ? »

« Si. Mais elle s'est enfui en pleurant, je ne sais pas pourquoi... Vous vous rendez compte qu'elle veut devenir prêtresse de Yavanna ? Alors qu'elle va devoir se raser la tête ? »

« Vous estes sûr messire ? J'croyions qu'c'étoient les soeurs d'Nessa qui coupaient leurs cheveux ? »

Ecthelion se gratta le front.

« Oui... Je crois que j'ai confondu... Mais comment vous savez-ça ? »

« C'était dans l'livre bleu qu'il y a sur l'étagère du salon messire. »

Le cidre et les crêpes, chaudes et odorantes, arrivèrent.

« Et vous, vous avez passé une bonne journée ? » demanda alors Ecthelion.

« Oui », répondit l'humain, les yeux fuyants.

« Vous êtes sûr de ça ? », insista l'elfe en se découpant un grand morceau de crêpe.

Belin baissa les yeux.

« Mais dites-le moi ! »

« Non... C'est juste que... Messire, est-ce que vous trouvez que j'ai un gros nez ? »

« Quoi ? Vous n'avez pas du tout un gros nez. Il est parfait, votre nez ! »

Il disait cela en contemplant le nez droit et un peu retroussé de Belin. Ses longues narines avaient quelque chose de rustique, mais Ecthelion trouvait que ce nez était vraiment beau et adorable.

« Pourquoi vous vous mettez à complexer sur votre nez ? J'espère que vous n'allez pas vous mettre une pince à linge dessus, comme vous l'aviez fait avec vos oreilles. »

« Mais c'est... »

« C'est qui ? »

« C'est l'chef d'la fanfare, il a dit que j'avais un gros nez », lâcha enfin Belin.

« Lui ?! » s'étonna Ecthelion. « Mais son nez fait deux fois la taille du vôtre ! En plus il a le menton fuyant. D'ailleurs, vous n'avez jamais remarqué que ce sont toujours les gens les plus laids qui critiquent le plus l'apparence des autres ? Mon père disait souvent ça. Je suis sûr que cet imbécile était jaloux de votre beauté. »

Belin devint tout rouge.

« Oh non messire, je n'sommes point beau », marmonna-t-il.

« Mais si ! Moi je trouve que vous êtes très beau. »

Il avait dit ça en souriant à nouveau. Alors Belin leva son visage encore rouge, pour le regarder de ses yeux bleus brillants. Les lèvres de l'elfe tremblèrent, et ses yeux se mirent à briller aussi. Son bras se tendit, et sa main se posa sur les cheveux blonds, pour en prendre délicatement une mèche et la caresser.

Confus, Belin baissa à nouveau la tête. Ecthelion avait l'air sonné.

À ce moment-là, le tavernier déposa un pichet d'eau sur la table, en fronçant les sourcils, puis repartit. Les deux amis se remirent à manger, avec un léger sourire aux lèvres, et les joues roses. Puis Belin, semblant réfléchir, se tourna soudain légèrement, sembla hésiter un instant, puis passa à son tour sa main dans les longs cheveux noirs d'Ecthelion.

Ecthelion le regarda avec étonnement.

« C'est vrai c'que vous m'avez dit messire ? Vous trouvez que j'sommes beau pour un humain ? »

« Oui, mais pas juste parmi les humains », répondit l'elfe. « Pour moi... Vous êtes le plus beau de tous les gens que je connais à Gondolin. »

L'expression sur le visage de Belin se fit alors indescriptible.

La poitrine d'Ecthelion se souleva, et du bout des doigts, il effleura le côté du visage de l'humain, s'attardant sur le bas de sa mâchoire couvert de poils.

Leurs yeux brillants se rencontrèrent, s'abîmant dans la contemplation des iris et du visage doux de l'autre. Étant assis côte à côte, leurs épaules se touchaient. Alors, comme pour matérialiser leur communion, leurs bouches se rapprochèrent... La tête d'Ecthelion se pencha, celle de Belin se tendit, et leurs lèvres se...

« On va fermer », fit une voix brutale.

Les deux amis sursautèrent, s'éloignant d'un coup.

« Hein ? » fit Ecthelion, comme quelqu'un qu'on vient de réveiller trop brusquement.

« On va fermer », répéta le tavernier.

« Mais il n'est que dix-huit heures », protesta Ecthelion.

« Vous n'avez qu'à aller ailleurs. Ce n'est pas les restaurants qui manquent dans le coin. »

Ils finirent leur crêpe et leur cidre à toute allure. Pourtant, il semblaient les seuls à se presser dans la taverne. Ecthelion avait l'air très mécontent.

Le tavernier parut soulagé quand ils atteignirent la porte de sortie.

« Je ne veux pas de dégénérés chez moi », expliqua-t-il à son employé, d'une voix involontairement sonore.

Belin était déjà sorti. Mais Ecthelion se retourna et regarda fixement l'aubergiste, les yeux flamboyants, interrogateurs. Puis il laissa retomber la porte derrière lui.

Dans la rue, Belin était tout guilleret.

« On va où maintenant ? » demanda-t-il.

« Nulle part. On rentre. Enfin moi je rentre. »

L'humain parut étonné de ce changement d'humeur, mais décida de le suivre. Ecthelion ne dit mot sur toute la première partie du chemin de retour. Ne cessant de lui lancer de courts regards furtifs, Belin semblait agité intérieurement. Dans un coup d'audace, il tendit le bras et passa sa main dans les cheveux de son comparse.

« Mais pourquoi vous faites ça ? » s'agaça Ecthelion.

« Parce que... Parce que vous l'aviez fait messire, alors j'voulons... »

« Laissez-moi tranquille », répliqua sèchement l'elfe.

Un éclair de douleur et d'incompréhension traversa le visage de l'écuyer.

Quand ils rentrèrent dans l'appartement, il essaya de retenir Ecthelion par les épaules, mais celui-ci partit directement s'enfermer dans sa chambre. L'humain alla donc s'asseoir sur le sofa du salon, l'air pensif et triste. Au bout d'une dizaine de minutes, il se releva et alla frapper à la porte de la chambre son ami.

« Messire ? J'pouvons vous parler ? »

Mais Ecthelion ne répondit pas. Belin voulut ouvrir la porte, mais il se rendit compte que celle-ci était fermée à clef.

 


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