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Chapitre 30 : Personne ne l'aime
« Mais dites-moi Ecthelion, vous n’auriez pas pris un peu de joues ? », fit remarquer le roi.
« C’est à cause de Belin, qui n’arrête pas de faire des gâteaux. »
Les yeux de Turgon se plissèrent.
« Je ne savais pas que vous vous étiez marié, Seigneur Ecthelion », s’étonna sincèrement Galdor, pensant que Belin était un prénom féminin.
« Je ne suis pas marié... », démentit Ecthelion les sourcils froncés.
« Non », expliqua Turgon, « il vit en colocation avec son écuyer. Ce n’est pas la même chose. »
* * *
Ce jour-là, le colocataire en question déambulait dans le Petit Marché, en quête de fruits confits qu'il comptait mettre dans un gâteau de pain. Son panier au bras, il observait l'étalage d'un marchand de fruits secs, quand il remarqua la finesse d'une main blanche hésiter au-dessus du bac à pruneaux.
« Vous m'en mettrez une once, s'il vous plaît. Et la même chose d'abricots. »
Belin se tourna vers la propriétaire de la voix et de la main, qui se trouvait être une sublime brune aux yeux noisette, au port aristocratique. Il regarda à nouveau ses mains : nul signe de fiançailles ou de mariage.
« Elle est bien belle », pensa l'humain en son for intérieur.
Sans la quitter des yeux, il se dirigea vers le marchand de fleurs, et acheta un bouquet de tulipes. (Messire Ecthelion allait encore dire qu'il dépensait toutes ses payes en cadeaux de parade amoureuse destinés à séduire les femelles, mais ce n'était même pas vrai)
Il posa son bouquet dans son panier vide. Fallait-il l'aborder maintenant, en plein marché ? Non, il y avait bien trop de monde. Et puis elle risquait de trouver cela incorrect...
Alors il la suivit tandis qu'elle s'engageait seule dans une rue déserte et tortueuse.
Au bout d'une vingtaine de mètres, bien sûr, l'oreille sensible de la jeune femme elfe ne put que percevoir les vibrations émises par la démarche pesante de l'humain qui marchait derrière elle. Intriguée, elle se retourna ; mais elle ne vit qu'un Nando se promenant tranquillement un panier à la main... Les Elfes Verts manquaient décidément de raffinement. Pourtant, elle avait toujours cru comprendre qu'ils avaient un don pour le camouflage, pour ne se faire ni voir ni entendre. Quel était le problème de celui-là ? Avait-il bu ? Sa façon de marcher aussi était étrange... Mais elle choisit de ne plus y penser et continua sa route.
Cependant, plus elle s'enfonçait dans la ruelle, et plus les pas semblaient se rapprocher. A la fin, elle sentit que l'inconnu était juste derrière elle. Son coeur s'accéléra. Quand elle sentit une main se poser sur son épaule, elle sursauta.
« Mademoiselle ? »
Les tempes battantes, la jeune Noldo se retourna.
Le Sylvain au panier lui faisait face. Sauf que ce n'était pas un Sylvain.
« Mademoiselle... », continua cet inconnu qui l'avait suivi, plongeant une main dans son panier.
La jeune dame se raidit ; elle vit les oreilles rondes de l'homme, ses avant-bras velus... La toison blonde qui émergeait du haut de sa tunique entrouverte.
L'expression primitive sur la face rouge.
Elle poussa un cri et s'enfuit en courant.
« Mais... Mais... », bredouilla Belin, impuissant.
Il fut tenté de jeter le bouquet de fleurs, mais il se rappela que messire Ecthelion aimait bien en mettre dans son bain.
Déprimé, il rentra chez lui, oubliant d'acheter les fruits confits.
* * *
Deux musiciens firent leur entrée dans la salle du trône. Il s'agissait d'Hildor, le ménestrel du roi, qu'accompagnait une femme portant une grande harpe.
« Salgant ne vient pas ? », demanda le roi.
« Il n'a pas pu venir », expliqua Hildor. « Il avait un rendez-vous important chez le médecin. »
« Hum. A cause de son problème de glande, c'est ça ? »
Hildor hocha la tête.
« Mais je suis venu avec Nieninquë, qui vient d'arriver dans la vallée. C'est une excellente harpiste. »
Glorfindel releva la tête brusquement. Il reconnut la jeune femme aux cheveux blond foncé et au grand front qu'il avait déjà vue jouer pour Penlodh.
« Je serais honorée de jouer pour votre majesté », dit la jeune femme en faisant la révérence.
« Très bien, très bien ! », s'exclama le roi en joignant les mains.
« Connaissez-vous Glorfindel, mon connétable ? »
« Non directement, majesté, mais j'ai beaucoup entendu parler de lui. »
« En bien j'espère ? », plaisanta le roi.
« Oui. J'ai entendu beaucoup de bien à son sujet. »
A ces mots, elle posa ses yeux, qu'elle avait extrêmement clairs, sur le Seigneur de la Maison de la Fleur d'Or, dont le visage se colora d'une intense rougeur. Elle battit des cils.
« C'est aussi une très bonne chanteuse », ajouta Hildor.
« Oui, Penlodh me l'a dit. »
« Et elle a la voix plus grave que moi ! »
Il eut un petit gloussement. Nieninquë lui pinça la hanche affectueusement.
Glorfindel ne put s'empêcher de froncer les sourcils. Quand la représentation fut terminée, il demanda au roi si elle et Hildor étaient fiancés.
« Mais bien sûr que non ! Au cas où vous ne l'auriez pas encore compris, Hildor... ne joue pas dans le même orchestre que nous. »
« Hein ? »
« Il a les tendances de Maedhros », chuchota Turgon.
« Ah. »
C'était tout de suite plus clair...
« Alors... Nieninquë, pour lui, c'est sans doute juste une de ses bonnes amies, vous voyez. »
Glorfindel se sentit soulagé. Il en profita pour s'efforcer de regarder discrètement la jeune femme elfe, qui était occupée à accepter des rafraîchissements offerts par un valet tout en discutant avec Hildor. Quel doux profil ! Quel cou gracieux ! Quelle voix, à la fois pure et onctueuse...
Elle se retourna et lui jeta soudain un regard de biche, accompagné d'un léger sourire.
« Glorfindel, vous allez bien ? », demanda le roi.
« Oui, oui... »
« Oh, mais voilà Penlodh qui arrive ! »
L'intendant passait sous l'arche. Il fit un signe de tête au roi, puis se dirigea vers la harpiste, qu'il entoura de ses bras, et baisa sur la joue.
« Glorfindel, vous n'avez vraiment pas l'air dans votre assiette...», insista Turgon.
Le Seigneur de la Maison de la Fleur d'or soupira. Décidément, il était écrit qu'il ne trouverait jamais l'heureuse élue.
* * *
Quand Ecthelion rentra de la caserne, il trouva Belin assis dans la cuisine, l'air triste. L'homme avait les bras posés sur la petite table couverte de faïence brillante, et semblait avoir abandonné la tache de couvrir de graines de pavot une pile de petits pains frais.
« Qu'avez-vous ? », demanda l'elfe en prenant place de l'autre côté de la table.
« Rien messire... Je voudrais juste savoir ce que ça fait d'être aimé », dit l'humain.
« Vous, vous vous êtes encore pris un râteau, c'est ça ? », dit Ecthelion.
Belin hocha la tête.
« Y'a jamais aucune elfe qui veut d'moi, messire. J'vais finir ma vie tout seul. »
« N'importe quoi. Vous ne serez pas tout seul. Je suis là, moi. »
« Ce n'est point pareil, quand même. »
« Vous avez raison. C'est mieux. »
Il y eut un silence. L'écuyer se tourna vers l'elfe, qui souriait de travers. Il avait placé deux pains ronds sur le haut de sa tunique et se les tenait avec les mains.
« Alors ? »
Belin, qui s'attendait à tout sauf à cela, éclata de rire comme un dératé.