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Chapitre 4 : La poésie épique
« Puisque vous me demandez mon opinion sur le sujet », fit Penlodh avec noblesse, « mon interprétation des textes sacrés... est qu'Iluvatar a créé le monde à la manière d'un artiste. Et le monde et son histoire sont le fruit d'une dialectique entre le vide et le feu secret, le feu secret de la création. »
« Je me demande où il va chercher tout cela », pensa Glorfindel, pendant que Turgon écoutait avec attention.
« Si l'on prend le temps d'y réfléchir, majesté, cette conception nous permet de cerner la nature du mal initial. Elle se tisse dans le rapport de Melkor au vide. Melkor, nouant un rapport déréglé avec le vide, sera réduit à l'impuissance en tant qu'artiste. Et il en haïra d'autant plus notre peuple, le peuple des elfes, qui est le peuple créateur par excellence. »
Turgon demeura immobile quelques secondes, le visage légèrement appuyé sur son poing. Puis il dit : « Je suis d'accord avec vous. »
Il regarda ensuite Glorfindel et Rog en quête de leur avis sur la thèse de Penlodh. Les deux elfes hochèrent la tête avec un air des plus sérieux.
Quelques minutes plus tard, ils avaient laissé le roi et son intendant à leur discussion d'entremets pour se réfugier dans le portique au pied de la tour.
« Avez-vous vraiment compris quelque chose à ce qu'il a dit ? », demanda Glorfindel.
« Non », répondit Rog.
« Moi non plus. Alors dans le doute, je hoche. »
C'était un après-midi comme Turgon les appréciait : s'adonner à la peinture ou à la mosaïque, pendant qu'Hildor de la Harpe, son ménestrel, lui récitait les derniers lays de sa composition. Dans sa dernière oeuvre, il racontait ainsi comment son cousin de demi-sang, Maedhros, avait été capturé par les orcs, emmené devant Morgoth, puis lié par un seul anneau de fer au Thangorodrim, sur lequel il était resté cloué pendant des années avant que Fingon, son frère aîné, ne vienne le délivrer et mette fin à ce supplice.
A la fin, de ses yeux couleur de nuit il vit,
Le fils de Fëanor, son ancien ami,
Seul, sur l'abrupte falaise cloué :
Maedhros, le Bien Formé.
« Le bien formé ? », répéta Turgon, interrompant son travail, « vous appelez Maedhros le bien formé ? »
« Bien sûr majesté, cela a toujours été son surnom. Maitimo, qui veut dire Le-bien-formé ou Le-bien-fait, le nom qui lui fut donné par sa mère. Souvenez-vous, quand nous vivions à Tirion. Il avait une grâce et un sourire incomparable. Je me rappelle encore, non sans émotion, de ses cheveux cuivrés et de ses yeux gris pétillants, débordants de bienveillance. Seuls les Maïar le dépassaient en taille, ce qui n'empêchait point son corps d'être parfaitement proportionné, avec un visage, des muscles et un fessier que l'on aurait dits sculptés par sa mère. Les gens de tous âges et de tout sexe peinaient à détacher leur regard de sa silhouette quand il entrait dans une pièce. Même Manwë le regardait avec étonnement. Peut-être que si la Tragédie ne s'était pas produite, si Melkor n'était pas venu prendre la lumière des arbres, provoquant notre exil, peut-être que Manwë l'aurait enlevé pour en faire son échanson, là-haut sur le Taniquetil. »
« Oh non, ne commencez pas avec vos délires hein. »
« Mais Majesté... »
« Je sais très bien d'où vient ce surnom. J'ai beau faire mes 2m30 bien tassés, je n'ai jamais pu lui regarder en face que les narines. »
« Narines parfaitement ciselées par ailleurs. »
« Et je ne parle pas de mon frère, qui fait quinze centimètres de moins que moi. Non, le problème c'est que ce pauvre Maedhros n'est plus du tout bien formé. Il a tout de même une main en moins. Sans parler des cicatrices. Alors il doit se sentir mal chaque fois qu'il entend son ancien surnom, vous ne croyez- pas ? »
« Dans ce cas majesté, je suggère de le nommer Maedhros le Manchot. Qu'en pensez-vous ? »
« C'est une plaisanterie ? Qui se satisferait d’une épithète aussi morbide ! »
« Ce n'est pas déplacé dans le registre épique, mon roi », répondit le barde vexé.
« Vous n'avez pas autre chose ? »
« Hé bien, il possède un autre surnom : Russandol, la Tête Roussoyante. »
« Par Eru, avez-vous vraiment envie de narrer les hauts faits de Tête-Roussoyante ? »
« Hum... Il ne reste plus que Le Grand. »
« Parfait ! Le Grand ira très bien. Ni trop lyrique, ni trop sanglant. C'est sobre, exact. J'aime beaucoup. »
« Il va falloir que je change toutes mes rimes », gémit Hildor.
« J'y pense... Tant que nous y sommes... A propos de ma fille... »
« Idril Pied-d'Acier ? »
« On ne pourrait pas changer son surnom, également ? Acier par argent, par exemple... Juste un petit glissement sémantique... Histoire qu'avec un peu de chance, les siècles passant... On oublie la raison de ce surnom et qu'on l'attribue à autre chose. »
« C'est-à-dire ? »
« Qu'on ne l'attribue plus à l'épaisseur de sa plante de pied. »
« Plante qu'elle a fort endurante et bien cornée, majesté. »
« Donc tant que vous y êtes... Qu'est-ce qu...? Non non, quand j'emploie le conditionnel, c'est comme si j'utilisais l'impératif... Je ne vous demande pas votre avis. »
« Mais au fait... Quel est le surnom de mon cousin Finrod ? »
« Felagund, le Perceur de Cavernes. Vous ne voulez pas le changer, celui-là ? »
« Non. Il est très correct. Et celui d'Artanis, ma cousine ? »
« Galadriel, la Jeune Fille Couronnée d'une Guirlande Radieuse.
« Joli. Et le mien ? »
« Le Sage. »
Turgon se redressa, tant il sembla attiré par l'arrière de son trône.
« J'aime beaucoup. C'est sobre. »
« En effet majesté, très sobre. »