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Chapitre 9 : L'accolade
Cela faisait presque un mois que Turgon était de retour en Nevrast, dans la capitale de Vinyamar, la plus ancienne cité des Noldor en Terre du Milieu, située au bord de la mer.
Mais ce matin-là, une heure était passée après l'heure habituelle de son lever, et il n'avait toujours pas bougé de son lit. Les volets étaient restés fermés.
On frappa.
« Majesté ? »
« Entrez… », répondit le roi.
C'était Penlodh.
L'intendant ne dit rien. Il prit une chaise, la posa près du lit et s'assit. Le roi était à moitié couché, son dos reposant sur une pile d'oreillers. Son visage semblait dénué de toute énergie.
« Majesté, je crois qu'il faut que vous vous leviez. »
« Penlodh… Combien de temps cela va durer, déjà ? »
« Une semaine. »
« Pourquoi ? »
Le beau et sévère visage de Turgon se tordit en une grimace douloureuse.
« Je vous ai fait préparer votre tisane spéciale », dit alors l'intendant.
Il prit la cloche d'or qui était accrochée à sa ceinture et l'agita. Deux serviteurs entrèrent, l'un avec un plateau, l'autre avec un broc d'eau fumante.
« Merci Penlodh. »
Une fois que Turgon se fut levé, après une demi-heure de discussion avec Penlodh, il lui fallut encore deux heures pour se préparer. Il prit un bain et fut habillé somptueusement par ses domestiques. Ensuite, ceux-ci s'occupèrent de ses longs cheveux bruns, qui atteignaient sa taille. Turgon ne tressait jamais ses cheveux, il préférait les porter détachés, ceints d'un seul cercle d'or blanc, mais cette fois-ci l'occasion requérait une coiffure plus élaborée. Ils furent donc coiffés à l'ancienne manière de Tirion, c'est-à-dire qu'une partie des mèches étaient ramenées derrière la tête et attachées en chignon.
Quand cela fut terminé, il alla vérifier que tout était prêt en cuisine pour accueillir les prochains visiteurs. Puis il se rendit au Phare de Vinyamar, bâti sur une des aiguilles du Mont Taras, et il se posta sur la grande terrasse circulaire, d'où il avait une vue donnant sur tout le côté est de la cité et sur les plaines du Nevrast. Pour l'instant, on ne voyait rien à l'horizon, juste un nuage brillant qui pouvait aussi bien être de la brume. Du côté de la cité, à l'ouest, les maisons de granit avaient été décorées de bannières bleues représentant le blason de Fingolfin, Haut Roi des Noldor. Sur les remparts, de grands drapeaux avaient également été déroulés.
Turgon revint devant la plaine. Il plissa les yeux. Le nuage brillant semblait se rapprocher, devenir plus distinct. Des hommes en armures ?
Un bruit sec le fit sursauter. Quelque chose était passé à un mètre de son épaule. Il se retourna. Une flèche était venue se ficher dans l'interstice entre deux pierres.
Mais ce n'était qu'une flèche elfique, et un cylindre porteur de message y était accroché. Turgon décrocha la flèche et ouvrit le cylindre. Il soupira.
Sur le papier étaient écrits ces mots :
SALUT, PETIT FRÈRE !
Cette fois, ça y était.
Le cauchemar avait commencé.
Ecthelion et son écuyer s'étaient mêlés à la foule qui regardait passer le défilé des arrivants venus d'Hithlum.
Belin le Blond, le fils du meunier, avait bien changé depuis son aventure dans l'antre des vampiresses. Il était rasé de près, ses cheveux blonds étaient tressés soigneusement et ramenés derrière ses oreilles. Ses vêtements étaient bleu clair et argent, des couleurs de la Maison de son maître, et des écussons à emblème de fontaine y étaient cousus ici et là.
« Vous rendez tout de même mieux comme cela », dit Ecthelion.
« J'avouons, mais ces bottes elles m'compriment tout d'même un peu trop l'pies. »
« Le quoi ? »
« Le pies, messire. »
« Vous voulez dire le pied, je suppose. Tiens, regardez, ils arrivent ! »
Les trompettes retentirent une nouvelle fois.
« Oh, messire ! Qu'il est beau cestuy-là ! C'est le neveu du roi, non ? Il lui ressemble, mais avec un air moins grincheux. »
L'elfe noldo qui se tenait derrière eux rit.
« Mais ce n'est pas le neveu du roi, mon jeune ami. C'est son père. Regardez son casque. »
« Ah ! C'est ben vrai qu'il a une sort'd'couronne, comme exactement sur les pièces d'or. Mais comment qu'ça se fait, qu'il a l'air plus jeune que l'roi Turgon son fils ? Et cestuy-là-ci, ça doit être son frère jumeau… On dirait l'même, mais avec des nattes. »
« Non, celui-là, c'est son fils. »
Ecthelion laissa échapper une sorte de cri. Belin fronça les sourcils, car il s'était déjà perdu dans l'arbre généalogique.
« Le fils de Fingolfin », expliqua le Noldo à l'humain. « Findekano Fingolfinion. »
« Findekano ? Et Fingon, c'est l'quel alors messire ? Il est là ? Messire ? Vous allez bien ? »
« Mon fils ! », s'exclama Fingolfin quand il fut arrivé devant le trône, tout en armure. « Comme cela me fait plaisir de te revoir ! Et ma fille ! »
Exceptionnellement vêtue d'une robe, Aredhel sourit jaune, car elle devait attendre le signal de son frère. Turgon s'avança donc, comme le voulait la coutume. Quand il fut devant le Grand Roi, il s'agenouilla, saisit sa main droite et l'embrassa.
« Mon roi… »
Il se releva.
Fingolfin eut l'air perturbé. Il fronça les sourcils, qu'il avait pointus comme son fils, et ses yeux bleus se ternirent.
« Alors, Turgon, tu ne me donnes pas l'accolade ? »
« Oh, non. Je n'aime pas trop ça… »
« Voyons ! Ton frère Fingon me donne toujours l'accolade ! »
« Père… »
« Fingon, donne-moi l'accolade. »
Fingon s'avança vers Fingolfin, un léger sourire sur les lèvres. Turgon remarqua avec une certaine jalousie que les tresses de son frère aîné étaient toujours aussi longues. Mises en valeur par des chaînes d'or, elles lui arrivaient jusqu'aux genoux. Comment faisait-il ? Ses cheveux à lui peinaient à atteindre la taille.
Le vaillant prince sortit alors son épée, tandis que Fingolfin s'agenouillait. A ce moment-là, il lui donna un grand coup sur la nuque avec le plat de la lame. Cela ne sembla pas affecter son père, qui se releva aussitôt, comme monté sur des ressorts.
« Et maintenant, à toi ! »
Fingon s'agenouilla à son tour, et dégagea ses nattes. Fingolfin prit sa grande épée Ringil, et lui administra la colée. Son fil se releva comme s'il avait reçu un agréable massage.
« Maintenant, c'est à ton tour, Turgon… », dit-il, Ringil toujours dans sa main.
« Non Père, pas ça… »
« Allons… Je suis sûr que ta sœur… »
« Ma sœur non plus… »
« Pour faire plaisir à ton vieux père… »
« Vous n'êtes pas si vieux. »
« Oh, ne fais pas la comédie ! »
A contre-cœur, Turgon s'agenouilla, et banda les muscles de son cou. Il vit alors les pieds de son père se déplacer, il sentit un souffle d'air frais sur sa nuque, puis une douleur intense qui n'eut même pas le temps d'irradier.
Car il tomba évanoui.
Ses rêves furent peuplés de cauchemars. Il régressa en enfance. Son frère Fingon survenait dans sa chambre comme un angoissant tourbillon d'énergie et lui reprochait de passer trop de temps à lire, au lieu de profiter des joies du plein air. Sa mère Anairë voulait lui apprendre à jouer toutes sortes d'instruments compliqués, et le forçait à prendre des cours de solfège.
Dans ces moments de grande solitude, il restait heureusement son cousin Finrod, qui avait le même âge que lui. Ils s'installaient souvent dehors pour dessiner. Mais à un moment ou l'autre Finrod se prenait pour un loup et finissait par le mordre.
« Sire ! Vous m'entendez ? »
C'était la voix de Penlodh.
Turgon revenait à lui. Il se trouvait dans le lit à baldaquin de sa chambre de Vinyamar.
« Comme je suis stupide… Tout cela n'était qu'un mauvais rêve… »
Puis il vit que Glorfindel, Aredhel et surtout Fingon se trouvaient à ses côtés. Et il avait comme une serviette mouillée sous le cou.
« Vous vous êtes évanoui, majesté », expliqua Penlodh. « Je pense qu'une tasse de votre tisane spéciale vous fera du bien. »
« C'est une tisane pour le mal de tête ? », demanda Fingon, l'air inquiet.
« Non, contre la dépression », répondit laconiquement Turgon.
Et c'était vrai.