New Challenge: Potluck Bingo
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Les elfes bretons sont de retour.
Chapitre 12 : Tais-toi et ponce
« Alors, quel est l’ordre du jour, Penlodh ? », demanda le roi Turgon.
« Le lissage de la colline d’Amon Gwareth majesté. »
« Quoi ?! », s’exclama Egalmoth, le Seigneur de la Maison de l’Arc-en-Ciel. « Mais elle n’est toujours pas terminée ? »
« Les trois quarts sont terminés », expliqua le roi. « Mais il manque encore le quart nord-est. »
« Attendez, depuis le temps… », fit Egalmoth. « Ça court depuis combien d’années, ces travaux ? Ça fait bien 150 ans, non ? C’est quoi ces ouvriers à deux jaunets que vous avez employés ? Vous n’pouvez pas leur demander de travailler plus vite ? »
« J’ai bien essayé », dit le roi. « Mais ils ont acquis des droits et un temps de travail maximal par semaine… »
« Les droits, ça se retire », répliqua Egalmoth. « Montrez-leur qui est le patron, bon sang. »
Penlodh toussa, puis prit la parole.
« Je crois que si Egalmoth le pouvait, il réduirait tous ses employés en esclavage. »
Egalmoth eut un rire méprisant.
« Vous, vous ne supportez pas les marchands, de toute façon. »
« Cela n’a rien à voir. »
« Pourtant, votre père en était un, vous devriez vous en souvenir. »
« C’est faux… Mon père n’était pas marchand. »
« Ah ! Je me souviens de lui, à Valimar, avec ses… tapis. Il les donnait gratuitement, peut-être ? »
Les joues de l’intendant devinrent rouges.
« Il fabriquait des tapis, mais il ne les vendait pas. »
« Il les échangeait contre des poulets, ça revient au même. »
« Bon, ça suffit », dit Turgon. « Si vous voulez que les travaux aillent plus vite, Egalmoth, nous pouvons toujours employer des orcs. Mais dans ce cas, vous aurez du travail d’orc. »
« Donc, l’ordre du jour était : faut-il laisser une saillie dans cette partie de la colline, ou non ? Duilin a apporté les plans. »
Mais le répit dura à peine quelques minutes.
« Et vous savez ce qu’il faisait, ensuite, avec ses poulets ? Il les échangeait contre des jarres de miel. Je ne vous dis pas le trafic. »
Turgon se prit la tête dans les mains.
« De telles assertions… », commença Penlodh.
« Blabla bla bla bla… », fit Egalmoth. « Le truc avec Penlodh, c’est que le temps qu’il soit arrivé au complément d’objet, on a le temps de finir le dessert, et d’aller se vider la vessie… »
« STOP. »
« Majesté », dit alors Penlodh, « puisque Egalmoth semble si sûr de lui… Pourquoi ne lui proposerions-lui pas de négocier lui-même avec les syndicats ouvriers ? »
« Vous êtes sérieux ? », dit Turgon.
« Tout à fait. »
« Du gâteau ! », opina Egalmoth. « Laissez-moi me charger de cela et votre colline, dans un mois, elle est entièrement poncée… comme un œuf. Et surtout, on arrête de nous briser les joyaux avec ! »
Un léger sourire ironique se dessina sur les lèvres de Penlodh, le chancelier du roi. Il savourait… Car il savait ce qui allait se passer.
Le lendemain, sur le quart nord-est de la colline, deux ouvriers parmi de nombreux autres travaillaient à l’intérieur d’un gigantesque échafaudage.
Celui de gauche, le Noldo, était brun et musculeux. L’autre, un Sinda dénommé Thavron, était plus fin de constitution, et portait une couronne de fleurs printanières sur la tête. Il ne frottait pas la pierre, mais la caressait artistement de la main.
« J’aime la pierre… Et elle m’aime… J’entre en symbiose avec la nature, pour que ma main accomplisse le ponçage le plus fin et le plus délicat qui soit…»
« Rha, mais tais-toi et ponce ! », fit son voisin de gauche.
« Non, non… Au contraire, j’ai envie de chanter… De chanter en travaillant ! »
On dit qu’au delà des mers
Là-bas sous le ciel clair
Il existe une cité
Au séjour enchanté
Et sous les grands arbres verts
Chaque soir
Vers elle s’en va tout mon espoir
J’ai deux amours
Mon pays et Tirion
Par eux toujours
Mon cœur est ravi
Ma forêt est belle
Mais à quoi bon le nier
Ce qui m’ensorcelle
C’est Tirion, Tirion tout entier
Le voir un jour
C’est mon rêve joli
J’ai deux amours
Mon pays et Tirion
Quand sur la rive parfois
Au lointain j’aperçois
Un navire qui s’en va
Vers lui je tends les bras
Et le cœur battant d’émoi
A mi-voix
Doucement je dis : « Emporte-moi ! »
J’ai deux amours
…
« Ça va, je ne vous dérange pas ? », demanda soudain le contremaître.
« Disons qu’il me restait encore un couplet », répondit Thavron.
« C’est un casque homologué, ça ? », demanda-t-il en désignant la couronne de fleurs.
Thavron fronça les sourcils.
« Nous sommes le vendredi. »
« Soyons sérieux, Thavron. J’ai un problème avec vous. Cela fait un mois que vous êtes sur le même mètre carré de pierre. Et vous n’avez toujours pas fini. Alors je crois que vous feriez mieux de poncer avec plus d’énergie au lieu de pousser la chansonnette ! »
« Le droit à la chanson est inscrit dans la Charte des Droits en Beleriand qui fut signée lors du Mereth Aderdad », protesta Thavron. « Il est édicté que dans le cas d’un travail monotone et abrutissant, tout elfe a le droit de se mettre à chanter. De toute façon je vous laisse, il est 16 heures. »
« Et ? »
« Et alors, c’est l’heure de la Pause-Crêpe. On en reparle dans une demi-heure ? »
Au même moment, au pied de la colline et des échafaudages, Egalmoth était en pleine discussion avec un autre contremaître, le contremaître en chef.
« Penlodh ? », dit le marchand. « Mais y’a pas plus inégalitaire, comme gars ! Pour rançonner les plus riches, ah ça, il est le premier, mais dès qu’il s’agit de faire travailler les plus pauvres, y’a plus personne ! »
« Vous me dites que nous n’allons pas assez vite », déclara le Premier Contremaître, « mais je vous assure que nous faisons notre maximum étant donné le cadre légal mis en place. »
« Attendez… Pourquoi les trois quarts des ouvriers quittent leur poste, là ? »
« D’après le cadran solaire, c’est l’heure de la Pause-Crêpe. »
« La quoi… ? »
« La pause où l’on mange une crêpe et où l’on boit un verre de lait ou de cidre. C’est le syndicat des Sindar qui a fait instaurer ça. »
Egalmoth vit alors passer devant lui une file d’elfes avec un triangle de pâte garni de confiture ou de miel dans la main.
« Et les couronnes de fleurs sur la tête ? »
« C’est aussi une idée du syndicat des Sindar. »
« Alors, qu’on mette les choses au point et que j’y vois plus clair… Ils ont combien de pauses, dans la journée ? »
« Le travail commence à 10 heures. A 11 heures, il y a une pause de 20 minutes pour la prière aux Valar, mais ce n’est pas obligatoire. Enfin, la pause est obligatoire, mais pas la prière. Les ouvriers peuvent prendre un verre de cordial, pour se réchauffer. Ensuite, le travail reprend jusqu’à 13 heures. Là, il y a une pause repas de deux heures. Vous voyez le bâtiment là-bas ? Il y a un grand réfectoire et des salles d’activités gratuites. En ce moment il y a une nouveauté, le cours de tricot. Le travail reprend à 15 heures. A 16 heures, il y a la Pause-Crêpe, jusqu’à 16h30. A 18 heures, la journée de travail est terminée. »
« Vous vous fichez de moi, là ? Ils ne travaillent que cinq heures par jour ? Nous à Tirion on en faisait quarante ! »
« Mais c’était des journées valiannes, messire… »
« J’en ai rien à carrer ! C’est quoi ces fainéasses ? Convoquez tout de suite les syndicats ! »
Egalmoth s’était installé sur une chaise à haut dossier dans le hall de la Maison des Ouvriers Gondolidhrim. Les chefs des trois principaux syndicats ne tardèrent pas à arriver, l’air soupçonneux.
Le président de la CSST, la Confédération Solidaire Sindarine du Travail, parla en premier : « Je suis étonné que le roi vous envoie ici, vous un marchand dont la sinistre réputation est de pratiquer un capitalisme sauvage et effréné. »
« Hein ? De une, je ne comprends pas ce que vous dites, et de deux, vous allez modérer vos propos, car je suis l’un des chefs d’une des douze maisons nobles de Gondolin ! »
« Et alors ? », répliqua le président du SUN, le Syndicat Unitaire Nandorin, un elfe brun à la tête ceinte d’un foulard vert. « Vous l’avez gagné comment, votre titre ? Expliquez-moi au nom de quoi nous devrions accepter les décisions d’aristocrates qui n’ont pas été élus par le peuple elfique, et qui la plupart du temps, sont nés avec une cuillère en diamant dans la bouche ? Y’a-t-il un principe supérieur, écrit quelque part, qui indique que la naissance d’une personne lui donne le droit de régir la vie des autres ? »
Egalmoth ouvrit de grands yeux.
« Mais c’est quoi cette logique de merde ? », murmura-t-il, se demandant dans quel monde il avait atterri.
Il se tourna vers le chef du FON, le Front Ouvrier Noldor, pensant y trouver un appui.
« Vous, je suppose que vous êtes raisonnable, et que vous acceptez de parlementer.»
Le Sinda et le Nando éclatèrent d’un rire jaune, empêchant le Noldo de parler.
« Alors laissez-moi vous dire que vos tentatives de discrimination raciale… »
« Où est Penlodh ? Pourquoi n’est-il plus notre interlocuteur ? »
« Discrimination raciale ? », répliqua Egalmoth. « Je n’y peux rien si vos peuples sont des chiffes-molles qui passent leur temps à rien glander et qui en sont encore au stade de se faire des cabanes en bois dans les arbres ! »
« Par Elbereth… ! »
Les trois syndicalistes s’entre-regardèrent, puis quittèrent la salle, furieux.
« Revenez, c’est un ordre ! », hurla Egalmoth.
En vain.
Le lendemain, le Premier Contremaître réussit à faire revenir les syndicalistes auprès d’Egalmoth. Cette fois, une table fut dressée, autour de laquelle chacun prit place.
« Bon. J’espère que nous allons pouvoir reprendre la discussion dans de bonnes conditions. Alors commençons par le temps de travail… Cinq heures par jour, soit vingt heures par semaine, puisque le mercredi est férié. Ce n’est pas assez, le travail avance trop lentement. »
« Quelles sont vos propositions pour augmenter la productivité ? », demanda le chef du FON, le Front Ouvrier Noldor.
« Au moins dix heures de travail par jour. »
« Dix heures ! », s’exclama le Sinda. « Mais on n’est pas à Angband ! »
« Déjà qu’en quittant le travail à 18 heures, il est difficile pour nos ouvriers d’avoir une vie personnelle épanouie, surtout étant donné la pénibilité de leur tâche. »
« Pénibilité, pénibilité… C’est pas les mineurs d’Enerdhil, vos gars ! »
« Faites les mêmes gestes pendant cinq heures, on verra dans quel état seront vos bras ! »
« Si 10 heures c’est vraiment trop, disons 8 heures, dans ce cas. »
« C’est une plaisanterie ? »
Egalmoth respira un grand coup.
« Je suppose que depuis ce matin, vous vous êtes mis d’accord entre vous sur ce que vous aviez à me proposer. »
Le Premier Contremaître rit.
« Si il y a quelque chose qu’il ne faut pas attendre d’eux, c’est se mettre d’accord. »
« Pas étonnant qu’on arrive pas à se mettre d’accord », répliqua le chef du FON en désignant les Sindar, « la moitié du temps ils sont bourrés. »
« N’importe quoi ! », s’exclama le président de la Confédération Solidaire Sindarine du Travail. « Et vous le Contremaître, l’Oppresseur, n’essayez pas de semer la zizanie entre nous. Nous avons beau avoir parfois des divergences, nous restons soudés au-delà des étiquettes partisanes ! »
« Ça me fait bien rire », répondit le Contremaître. « Je sais que c’est vous qui collez des autocollants de la CSST partout dans les locaux ! Y’en a même dans les sanitaires !
« A propos de sanitaires », dit le Noldo, « il y aurait de grandes améliorations à faire. »
« Je suis d’accord », dit le Sinda.
« Moi aussi », dit le Nando. « Il n’y en a pas assez, ce qui provoque des files d’attente. »
« Vous voulez une mesure pour améliorer la productivité ? En voilà une », dit le chef du FON.
« Oui. Et j’ajoute que le marbre dont sont faits les cuvettes est du marbre bon marché très inconfortable. »
« Bon, d’accord pour les WC si ça peut faire gagner du temps », concéda Egalmoth. « Autre chose ? »
« Oui, un nombre important d’ouvriers aimeraient qu’il y ait de la musique dans les toilettes. »
Egalmoth suait à grosses gouttes. Il se mit à caresser le grelot de sa mante bleue (un gros diamant) pour essayer de garder son calme.
« Alors on rogne sur les pauses, dans ce cas. Vous vous rendez compte qu’entre la pause-repas et la pause-crêpe il y a seulement une heure et demi de travail ? »
« Cela est hors de question ! L’instauration de la Pause-Crêpe est une avancée sociale majeure ! On ne peut pas revenir sur un acquis pareil ! »
« Je suis d’accord ! »
« Donc on rogne sur la pause-repas. »
« …Et la digestion ? »
« Le bien-être mental d’un elfe nécessite une pause-repas de deux heures. Des études ont été faites à ce sujet. Le repas est un moment de socialisation indispensable. De plus, pour être en pleine possession de ses moyens, l’ouvrier doit avoir eu le temps de digérer son repas. »
« Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre… », rumina Egalmoth. « A Tirion on mangeait sur le pouce et on faisait pas chier notre monde ! »
« A Tirion vous aviez les deux Arbres, ici on se les pèle ! », répliqua le Sinda.
« Et puis il faut le temps de digérer le digestif, sinon après on a va encore avoir des ouvriers qui tombent des échafaudages ! »
« Oui enfin on va encore avoir des ouvriers sindar qui tombent des échafaudages », précisa le chef du Front Ouvrier Noldor.
Trois jours plus tard, Egalmoth revint auprès du roi Turgon, et lui donna, sans un mot, la liste des réformes décidées.
« Alors, voyons ça… », fit Turgon. « L’heure de fin de journée est fixée à 17h50… Un nouveau bâtiment de sanitaires va être construit. Le marbre des latrines va être changé. Des orgues de barbarie mécaniques y seront installés… Et des séances de massage des mains seront proposées dans la Maison des Ouvriers Gondolidhrim… Et bien dites-moi, c’est prodigieux comme résultat. Je crois que vous êtes d’accord pour laisser cette tâche à Penlodh, à l’avenir. »
Egalmoth hocha la tête et quitta la salle, toujours silencieusement, sans avoir remarqué l’autocollant CSST qu’un syndicaliste avait accroché sur le velours de l’arrière de son manteau.
Certains auront peut-être reconnu la chanson chantée par Thavron comme étant de Joséphine Baker ! ("J'ai deux amours, mon pays et Paris...")