Maudits silmarils, livre 1 by Dilly

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Blasés


Chapitre 2 : Blasés

 

 

Le roi Turgon avait fini par arriver. Et il était temps, car en l'attendant, alors qu'il faisait les cent pas tout en se désaltérant,Glorfindel de la Maison de la Fleur d'Or, grand connétable du royaume, avait déjà cassé une chaise, une poignée de pichet et un verre – il avait du mal à contrôler sa force.

« Excusez-moi », fit le roi. « J'avais rendez-vous avec les architectes de la cité, et vous savez comment ils sont. »

« Je l'imagine fort bien, majesté. Le mien n'a toujours pas fini ma maison, et le peu qui est terminé s'écroule dès que je le touche. »

Je ne suis pas sûr que ce soit la faute de l'architecte, pensa Turgon en son for intérieur, mais passons. Glorfindel avait disposé plusieurs feuilles sur la grande table ronde. Chacune représentait un blason, et chaque blason représentait une des douze Maisons de Gondolin. Il n'y avait plus qu'à attendre celui de la Maison du roi.

Turgon déposa donc aux côtés des autres le dessin qu'il avait tracé, encré, puis coloré lui-même. Les armoiries consistaient en une lune blanche, un soleil jaune et un coeur vermeil.

« C'est vraiment très beau », opina Glorfindel en souriant. « Mais, si je puis me permettre cette question, majesté... Pourquoi un coeur ? »

« Voyons, c'est évident. Il s'agit du coeur de mon père Fingolfin, grand roi des Noldor. »

Le sourire de Glorfindel se figea en une expression indéfinissable.

« Le coeur... de votre père ? »

« Je viens de le dire. »

« Vous voulez dire... son muscle cardiaque ? »

« Pourquoi êtes-vous toujours si littéral ? C'est un symbole. Le coeur vermeil représente l'amour de mon père. L'amour qu'il a pour moi et l'amour que j'ai pour lui. »

L'expression sur le visage de Glorfindel ne s'arrangea pas.

« Bon. Qu'est-ce qui vous gêne, dans ce coeur ? Dites-le clairement et cessez d'arborer cet air crispé. On dirait que vous avez été mordu par un balrog. »

Glorfindel se racla la gorge.

« Hum... Vous voulez vraiment mon avis majesté ? »

« Puisque je vous le dis. »

« Eh bien,... je trouve que cela fait un peu... comment dire... Un coeur sur un étendard, face aux légions d'orcs d'Angband... »

« Poursuivez. »

« Ils vont... »

« Oui ? »

« Cela fait... »

« Donc ? »

« Un peu chochotte, majesté », débita l'elfe le plus rapidement possible.

Le regard de Turgon, le roi au visage comme sculpté dans la pierre, se posa alors sur Glorfindel, ses longs cheveux blonds ondulés, ses vêtements brodés pareils à des champs au printemps, les clochettes et grelots qui le parsemaient.

« Chochotte, vous dites ? »

Le capitaine des armées de Gondolin hocha la tête.

« Et la Fleur d'Or, cela ne fait pas chochotte, peut-être ? »

« Majesté, vous m'avez demandé d'être sincère. Imaginez l'hilarité de Gothmog, sur le champ de bataille. »

« Justement. Cela le distraira. Et vous profiterez de ce moment d'inattention pour le terrasser. »

« Il est hors de question que j'affronte un balrog », répondit Glorfindel.

« Je croyais que vous étiez l'elfe le plus fort de la Terre du Milieu après mon père ? »

« Je ne suis pas fou. »

« Mais n'est-ce pas pour cela que je vous paie, pour terrasser d'impressionnants adversaires ? »

« Sauf votre respect, majesté... Vous ne me payez pas. »

« Je ne vous paye pas ? »

« Non. »

Turgon se tourna vers Penlod, son intendant, qui était resté immobile dans un coin de la pièce depuis le début de la rencontre.

« Penlod, je ne le paye pas ? »

« Non monseigneur. »

« Il doit bien être payé pourtant, comme tous les autres soldats ? »

« Les autres soldats ne sont pas payés non plus », dit Glorfindel.

« Comment cela se fait-il ? »

« Vous êtes le roi, majesté », déclara le maire en s'approchant. « Vous n'avez pas à les payer. »

« Glorfindel, combien dois-je vous donner pour que vous affrontiez un balrog ? »

« Majesté, ce serait courir à une mort certaine. Et je n'ai pas fait tout ce chemin à travers les glaces pour revenir maintenant enValinor. »

L'argument était de poids. Turgon venait à nouveau de penser à sa femme.

 

* * *

 

Deux mois plus tard et à quelques centaines de miles de là, sur Himring, la Colline du Froid, la compagnie qui était partie chasser trois jours auparavant venait de franchir à nouveau la herse d'acier. Le prince Maedhros était à leur tête, et il était accompagné de son frère Maglor, qui surveillait la Brêche de l'est, mais qui était en séjour ici pour plusieurs semaines. D'armures de mithril et de fourrures ils étaient couverts, mais nul bijou n'ornait leur chevelure. Celle de Maedhros, couleur cuivre, s'arrêtait aux épaules. Quant à son visage, il devait avoir été très beau autrefois, mais ce n'était plus le cas, car l'éclat de la vie l'avait délaissé.

Il descendit de son cheval, et laissa à son écuyer le soin de s'en occuper.

« Rien de nouveau en mon absence ? », demanda-t-il.

« Non. Excepté un envoi de votre cousin Turgon. Il vous attend dans vos appartements. »

 

« Maglor, viens voir ça... », fit-il quelques minutes plus tard. « Nous venons de recevoir le nouvel étendard de Turgon. »

Maglor le Barde acheva de se déchausser, puis il s'approcha du secrétaire en bois, sur lequel avait été déroulée la bannière éclatante.

« C'est un beau travail », apprécia-t-il en touchant le tissu délicatement brodé. « Mais, ce symbole vermeil, ici... Ce n'est pas un coeur ? »

« Si. Je crois bien que c'en est un. »

Les deux frères se turent. Aucun d'eux n'osait formuler sa pensée haute voix. Puis Maedhros dit à toute vitesse :

« Cela fait un peu chochotte tout de même. »

« Oui », acquiesça Maglor.

 


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