Maudits silmarils, livre 1 by Dilly

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La garçonnière

Mais où habite Ecthelion ?


Episode 17 : La garçonnière

 

Turgon regarda l’horloge fëanorienne qui se trouvait en face de lui pour la deuxième fois.

« Bon », fit-il à l’adresse des autres membres de la table ronde. « Il est 10h10 et Ecthelion n’est toujours pas là. »

« Majesté », dit Glorfindel. « Je crois qu’il ne viendra pas. »

« Pourquoi ? Il est blessé ? »

« En quelque sorte. Dans son amour-propre… Il a pris ombrage. »

« Ombrage ? Mais ombrage de quoi ? »

« Hé bien… Il a l’impression que vous ne l’aimez pas. Par conséquent il est vexé. »

« Attendez », fit le roi, « Ecthelion est “vexé” ? Non mais je rêve ! Et depuis quand je suis censé vous aimer ? »

« Disons plutôt qu’il pense que vous le méprisez. Selon lui, vous êtes tout le temps en train de le critiquer et de le discriminer en raison de son âge. »

« Je… Quoi ? Mais c’est quoi cette génération de péteux arrogants et susceptibles ? Ah on n’a pas le droit de leur faire la moindre critique, tout ce qu’ils admettent c’est qu’on leur passe de la pommade ! Encore un qui a été trop chouchouté par ses parents. On aurait dû lui donner quelques coups d’épée sur le cou, tiens. Mais il ne perd rien pour attendre. J’irai le voir, après la réunion. Et s’il se fait radier, tant pis pour sa pomme ! Il habite où déjà ? »

La plupart des chefs de maison se tournèrent mécaniquement vers Penlodh.
« Quelqu’un sait où il habite ? », redemanda Turgon, car pour une fois, Penlodh n’avait la réponse à sa question.

« Alors là ! », s’exclama Egalmoth. « On ne peut pas dire que ce soit le genre très causant. C’est plutôt le genre “je regarde par-dessus ta tête et je tolère ton existence”. Alors nous parler de sa vie, vous pensez bien que ça ne fait pas partie de ses priorités ! »

« C’est vrai qu’il ne nous parle jamais », dit alors Galdor. « Du moins, il ne vient pas discuter avec nous. »

« Parfois si, avec moi », déclara Enerdhil. « Mais c’est au sujet de ses armes. Je crois qu’il n’y a que Glorfindel qui le connaît un peu. »

« C’est juste », confirma ce dernier. « Et il me semble qu’il habite maintenant dans un appartement situé dans le centre-ville, dans une rue qui descend de la Place de la Fontaine. »

« C’est exact », confirma Penlodh, qui venait de consulter l’un de ses registres.

« Parfait. Notez-moi son adresse sur un papier », dit Turgon. « Il va voir de quel bois je me chauffe. »

 

* * *

Ce matin-là, quand Ecthelion ouvrit la porte, il n’était vêtu que d’une courte tunique de nuit bleue qui faisait ressortir la largeur de ses épaules et sa haute taille, bien qu’il fut plutôt mince, et son corps semblait suspendu à ce porte-manteau d’épaules. Il était pâle et ses yeux bleu-gris étaient bordés de cernes. Il n’avait pas l’air très réveillé. Ses longs cheveux noirs étaient décoiffés, et il se frotta les yeux, croyant voir le roi à sa porte.

Mais quand il les eût frottés, le roi était toujours là, immense et couronné. L’air sinistre.

Il referma la porte.

« Oh merde. »

 

* * *

« Ecthelion, ouvrez cette porte ! », dit le roi.

La porte s’ouvrit à nouveau.

Ecthelion était toujours en chemise de nuit.

« Restez ici », dit Turgon à ses gardes du corps.

Il s’introduisit dans l’appartement, devant un Ecthelion sidéré.

« Ecthelion, mon jeune ami, il faut que nous ayons une conversation sérieuse », dit-il. « Vous avez quelque chose à boire ? »

« Je… J’ai du jus de fruits, je crois… »

Il disparut dans l’une des pièces qui donnait sur le corridor.

« Ce n’est pas très grand », songea Turgon en évaluant la largeur du vestibule puis du couloir.

Il y avait tout de même l’air d’y avoir plusieurs chambres. Mais le seigneur de la Fontaine ne semblait pas être un maniaque du ménage. Des vêtements étaient pendus ici et là. Sur le parquet, il y avait des miettes de pain et des papiers gras de nourriture à emporter. Sur le plus grand des murs, il y avait tout de même un tableau représentant deux guerriers en armure, un homme et une femme. Le cartouche du cadre portait cette mention : « Les Noldor à leurs héros reconnaissant. »

Ecthelion sortit de la cuisine.

« Vous pouvez aller… dans le salon, c’est au bout. »

Turgon remonta le couloir. Le salon était dans un état plus désordonné encore. Il y avait une banquette en métal de grande valeur, mais les coussins étaient éparpillés de part et d’autre de la table basse à frise qui lui faisait front. En face du sofa, il y avait un petit théâtre mécanique, et autour du théâtre et de la table, des amphores de bière vides. Turgon ramassa une chaussette en laine marron dont la qualité du tricot laissait à désirer.

« Vous mettez ce genre de chaussettes ? »

« Ce n’est pas à moi… C’est à Belin… mon écuyer. »

Le roi s’assit sur la banquette, après avoir vérifié que la place était propre.

Ecthelion s’assit sur le côté gauche.

« Votre écuyer laisse ses chaussettes chez vous ? »

« Oh, non… Il habite ici. »

Turgon se figea net.

Je ne dois pas penser à quoi cela ressemble…, se dit le roi. Je ne dois pas penser à quoi cela ressemble…

« Non mais vous vous rendez compte de ce à quoi ça ressemble ?! », s’exclama-t-il.

« A quoi ? », demanda Ecthelion le plus innocemment du monde.

« Oh… euh, rien. Mais c’est tout de même peu commun pour un chevalier d’habiter avec son écuyer, humain qui plus est. »

« Il se faisait bizuter à la caserne », expliqua Ecthelion en remplissant le verre du roi de jus d’oranges. « Et il n’osait même pas le dire. Alors comme j’avais plusieurs chambres, je lui ai proposé d’habiter avec moi. En plus il fait du très bon pain. »

« Merci. C’est un peu votre domestique, en fait. »

« Non », protesta le jeune elfe. « Il fait le pain parce qu’il vient d’un moulin, mais c’est moi qui fait la cuisine. » 

Turgon eut du mal à imaginer Ecthelion en train de faire la cuisine. D’ailleurs, il avait du mal à l’imaginer habiter avec quelqu’un d’autre. En fait, il avait du mal à l’imaginer vivre tout court.

« Et ce chat, c’est à vous aussi ? »

Il désigna un gros chat tigré couché sur le haut d’une commode. Le chat portait une fraise en dentelle autour du cou.

« Non, c’est son chat. »

« Il a une fraise en dentelle autour du cou ou c’est moi qui ai une hallucination ? »

« Non, c’est bien une fraise, majesté. Ce chat a des goûts vestimentaires. Et des fois, on dirait presque… qu’il comprend ce qu’on lui dit. »

Ecthelion vida son verre de jus d’orange, ce qui fit bouger sa pomme d’adam et la ligne de son cou jusqu’à la naissance de sa chemise. Il reposa son verre sur la table.

« Au fait, que vouliez-vous me dire ? », demanda-t-il en tournant ver le roi des yeux à nouveau clairs et froids.

Pendant dix minutes, Turgon avait presque oublié pourquoi il était venu. Mais tout d’un coup, il eut à nouveau envie de taper sur la nuque de ce jeune impudent.

« A votre avis, Ecthelion fils de Kôrma. »

« C’est parce que je ne suis pas venu à la réunion ? »

« Tout juste. »

« On est obligés de venir tous les jours ? », demanda-t-il mornement.

« Mais bien sûr qu’on est obligé de venir tous les jours ! Et vous le savez très bien ! »

Il y eut un silence.

« Vous ne dites rien ? Glorfindel m’a dit que vous n’aviez pas l’intention de venir, parce que vous pensiez que je ne vous accordais pas assez d’importance. »

« Cela m’étonnerait qu’il vous ait dit cela… Puisque ce n’est pas ce que je lui avais dit. »

« Il a dit que vous pensiez que je ne vous aimais pas, et que je vous discriminais à cause de votre âge. »

« Hé bien, c’est la vérité de toute façon. »

Turgon en garda la bouche ouverte.

« C’est bien ce que vous dites tout le temps… Que je ne sers à rien, que je suis mauvais… Alors ce n’est pas la peine que je vienne, non ? »

Le roi joignit les mains.

« Ecthelion… », commença-t-il d’une voix fleurie. Puis sa voix changea brusquement, il sembla grandir en taille, lui qui était déjà très grand. « On en a rien à fiche de ce que vous pensez et de vos états d’âme ! Vous êtes le chef de la Maison de la Fontaine alors vous obéissez aux ordres et vous la fermez ! Est-ce que Glorfindel se permet de manquer les réunions, lui ? Il n’en a jamais manqué aucune ! Même quand il n’était pas connétable et qu’il n’était qu’un jeune freluquet comme vous ! Alors c’est la dernière fois que vous faites une chose pareille, vous m’entendez ? Sinon je vous radie, et le titre de noblesse de vos parents, vous pourrez aller le récupérer dans les latrines publiques ! »
Le visage d’Ecthelion s’était décomposé.

« D’accord… », dit-il. « Je ne voulais pas… »

Turgon reprit son verre et le termina.

« Très bien. Nous sommes d’accord donc. Je vous vois au prochain conseil. »

Son oeil pivota rapidement à gauche. La décomposition du visage d’Ecthelion n’avait pas duré longtemps. Il était à nouveau aussi lisse qu’une statue, mais semblait triste.

« Au fait… Votre humain… »

« Oui ? »

« Vous ne voudriez pas me le prêter, de temps en temps ? »

« Pourquoi faire ? », demanda Ecthelion horrifié.

« Juste comme ça, par curiosité… »

« Non. De toute façon il ne se prête pas. »

« Pour vous faire pardonner… »

« Non. »

* * *

Il était 23 heures. Belin était couché par terre sur un tapis, devant le théâtre mécanique. Sa barbe commençait à repointer sur son menton, et ses longs cheveux blonds tombaient de chaque côté de son visage sidéré.

Derrière lui, assis sur la banquette, Ecthelion était en train de manger des morceaux de poulet rôti qu’il sortait d’un sachet acheté à la boucherie du coin.

« C’est terrible cette histoire, messire… » fit Belin.

Sur la scène du théâtre, une araignée géante venait de surgir, accompagnée d’un chevalier noir, et elle commençait à sucer les deux arbres lumineux comme un médecin qui fait une saignée.

« Elle va les tuer, à faire comme ça, non ? »

« Je ne vais pas vous raconter la fin », dit Ecthelion avec un air entendu.


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