Maudits silmarils, livre 1 by Dilly

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L'ivresse

In vino veritas.


Remarque : Le titre "L'ivresse" est un des titres récurrents dans la série Kaamelott, même s'il n'y a pas de rapport avec la série dans le contenu du chapitre lui-même.


 

 

Chapitre 36 : L'ivresse

Ecthelion n'avait pas connu Valinor, mais à Gondolin, il crut bien avoir un aperçu de ce qu'était le paradis sur terre, bien qu'il ne le comprît pas toute de suite.

Au matin, quand il se levait, il se sentait d'abord angoissé, sans savoir pourquoi, et cette angoisse le poursuivait jusqu'à ce qu'il sorte de sa chambre. Et alors, tandis qu'il était dans le couloir ou la cuisine, il entendait du bruit dans la chambre de Belin, et il savait qu'il était là.

Ils déjeunaient tous les deux – Ecthelion préparait le repas –, puis ils allaient à la caserne. Le midi, ils mangeaient ensemble au réfectoire, ce qui n'était pas sans faire jaser au sujet du « chouchou » du chef. Et le soir, après être allés aux thermes, ils allaient boire dans les tavernes ou passaient au marchand de vin avant de rentrer chez eux.

Ecthelion se souviendrait toujours de la profondeur de ces soirées d'été, à errer dans le dédale des rues et escaliers tachés du vert des vignes et des jardins enclos, alors qu'on entendait les cris des enfants restés à jouer dehors, le chant des oiseaux et le bruissement cristallin des canaux et fontaines. Sur certaines bâtisses, presque deux-cent ans avaient déjà passé, tandis que d'autres étaient neuves d'un blanc éclatant. Mais la couleur de la pierre, même déjà ancienne, ne s'altérait pas, car il s'agissait de marbre et de calcaire ludien. Et tous deux, l'elfe comme l'humain, ne se lassaient pas des frontons et des moulures patinés, des nombreuses niches abritant de fines sculptures, sur les façades équilibrées des maisons... Ecthelion dut cependant faire une pause dans ses songeries esthétiques ; il se rendit compte que Belin n'était plus à côté de lui.

« Me-messire », entendit l'elfe. « J'croyons qu'j'aurais pas dû boire autant qu'vous... »

Il vomit.

* * *

Ces derniers jours, Glorfindel délaissait la bourgeoise Auberge du Palais pour la Taverne de la Poire sans Soif, un tripot surtout fréquenté par des soldats en service permanent, des étudiants et de jeunes apprentis de moins de deux-cent ans.

« Je vous en sers encore un ? », demanda le tenancier au seigneur elfe.

« Oui, s'il vous plaît. »

« Vous, vous buvez à cause d'une femme... », opina le tavernier en remplissant à nouveau son verre d'un liquide doré.

« Est-ce si facile à deviner ? », soupira le connétable de sa belle voix claire.

« Pourtant je pensais que quelqu'un comme vous pouvait avoir toutes les filles qu'il voulait. »

« Pas celles qui sont déjà promises à quelqu'un d'autre. »

« Ah. Elle est fiancée ? »

« Pas exactement... », répondit Glorfindel. « Je n'ai pas vu d'anneau d'argent sur sa main. »

Il vida son verre d'un trait.

« Dans ce cas, tout n'est pas perdu, non ? Si elle n'est pas encore mariée, et qu'elle n'est pas non plus fiancée... »

« Mais elle est liée à un de mes collègues. Il serait très déplacé de ma part de chercher à m'interposer. »

Il poussa son verre vide vers le tavernier.

« Peut-être, mais si vous ne le faites pas... »

« Bah, de toute façon toute cette histoire est stupide », répondit sèchement Glorfindel. « Je ne la connais même pas... Il faut que j'essaye de ne plus y penser. »

« C'est à vous de voir. Moi, ma devise, c'est qu'il vaut mieux faire des conneries qu'avoir des regrets. »

Ce fut à ce moment-là que le connétable crut percevoir la voix d'Ecthelion. Il se retourna pour fouiller la salle des yeux, et finit par reconnaître son jeune collègue et protégé, assis à une table près d'une colonne en bois sculpté, en compagnie de son écuyer humain. Sans surprise, il parlait très fort. Et apparemment, lui et son colocataire avaient décidé de se saouler au même rythme – il y avait cinq grands verres de liqueur posés devant Ecthelion, cinq petits verres devant Belin.

« Le Seigneur de la Fontaine vient souvent ici, à la Poire », dit le tavernier.

« Et ils boivent toujours autant ? »

« Ils ne sont pas les seuls. »

Un groupe d'étudiants-architectes s'était levé brusquement, tout joyeux et visiblement complètement avinés. L'un d'entre eux déclara : « Mesdames et Messieurs, augustes compagnons de beuverie, nous allons maintenant vous interpréter une chanson de notre cru, sur le gente sire roi et notre saint patron seigneur de la Maison du Pilier, Penlodh le Haut. Puissent leur oreilles ne pas rougir, car ceci ne sont que joyeux vers, destinés à nous rincer le gosier, afin de le remplir de nouveaux... verres. »

Il fit la révérence, et les apprentis-architectes se mirent à frapper dans leurs mains en rythme, puis à entonner un chant qui fut bientôt repris par tous les clients de la taverne excepté Glorfindel, qui se tourna pour ne pas qu'on le reconnaisse.

L'air en était ancien, et les paroles peu intelligentes, mais c'était le genre de chanson simple et idiote qui était faite pour traverser les siècles.

Le Sage Roi Turgon 
Ne mettait jamais d'pantalon 
Son grand chancelier 
Lui dit : « Majesté ! 
Votre Royauté 
Est mal culottée. » 
« C'est vrai » lui dit le roi 
« Je vais en mettre une à l'Endroit. » 

Comme il en remettait 
Un peu le roi se découvrait 
Son grand chancelier 
Lui dit : « Majesté ! 
Vous avez les pieds 
Plus noirs que le geai. » 
« Bah, bah » lui dit le roi 
« Ma fille les a plus noirs que moi. » 

Le Sage Roi Turgon 
Chassait près du fleuve Sirion 
Penlodh l'Avisé 
Lui dit : « Majesté ! 
Votre Royauté 
Est bien essouflée. » 
« C'est vrai » lui dit le roi 
« Celegorm courait après moi. »

Il y avait plusieurs couplets de cet acabit, et Belin chantait avec ferveur sans comprendre, ayant l'impression de s'intégrer et de ne plus faire qu'un avec le reste des clients elfes de la salle.

Lui et Ecthelion rentrèrent chez eux à deux heures de la nuit passées, s'accrochant l'un à l'autre pour ne pas tomber.

« La goule, elle avait un petit porte-clefs messire, comme moi et comme vous... », disait Belin, ne pouvant s'arrêter de rire.

« Mais ça, c'est comme les trolls qui ont des porte-monnaies ! », souffla Ecthelion dans son cou. « Des porte-monnaies, avec des pièces... Pour faire des emplettes... »

L'humain rit de plus belle.

« Des petites emplettes ! », se mit-il à répéter. « Au marché des trolls ! »

« Le marché des trolls ! », glapit Ecthelion en ricanant dans son nez.

Une fois arrivés dans l'appartement, toujours hilares, ils s'étendirent dans le salon, sur le tapis, et s'endormirent là, à même le sol... Oui, c'était vraiment le paradis.

Mais lorsque Ecthelion se réveilla, le lendemain matin, il sentit quelque chose posé sur son entrejambe.
« Belin… Belin ! »

Belin ouvrit les yeux.

« Qu’est-ce que vous faites, là ? », demanda l'elfe d'une voix froide.

« Pardon messire, mais j’croyions que c’était la mienne », répondit l'humain.

« La mienne ou la vôtre, gardez vos mains à leur place. »

 

* * *

 

Les deux soldats avaient maintenant pris l'habitude de dormir ensemble quand ils étaient en mission, afin que Belin n'attrape pas froid.

Cette fois-ci, ils étaient à la recherche d'un minerai particulier pour Enerdhil, qui désirait forger une nouvelle lame pour le roi, une lame magique qui prendrait un éclat bleu à l'approche d'ennemis. Les missions étant fréquentes, Ecthelion se sentait d'autant plus comblé. Il avait la tête posée sur l'épaule de Belin et le bras passé autour de son corps afin de le faire bénéficier de sa plus haute température elfique. Belin avait les joues roses, l'air plongé dans une intense réflexion, comme en proie à un grand débat intérieur.

Puis il dut être arrivé à une conclusion, car son visage arbora les signes de cette innocence affectée par les bandits qui s'apprêtent à commettre un larcin. Son bras se tendit vers l'arrière... pour atteindre le pantalon d'Ecthelion, dont il se mit à toucher le renflement.

« Mais qu’est-ce que vous faites, encore, avec votre main ? », siffla l'elfe.

« J’voulons rendre service, messire... »

« Oui et bien abstenez-vous. Et puis je croyais que vous aimiez les femmes. »

« C’n’est point parce qu’on aime la tarte, qu’on ne peut point t’en même temps aimer la brioche », expliqua Belin.

« J’ai une tête de brioche ? Vous avez de drôles de mœurs, vous les humains. »

« Y’a d’mal qu’pour ceux qui en voient. »

Cinq minutes plus tard, Ecthelion reprenait la parole : « Ce n’est pas la peine de prendre cet air vexé. Je suis déjà bien gentil de dormir avec vous. »

« Je ne suis point vexé », répondit Belin.

* * *

« On doit vous dire quequ’chose au suj’d’Belin », dit un jour Eudes. « Mais vous devez nous promettre de n’point l'maltraiter à cause de ça. »

« Je vous écoute », répondit Ecthelion.

« Jurez d’abord », dit Robert.

« Je le jure. »

« Sur la tombe d’vos parents ! », ajouta Eudes.

« Je le jure sur la tombe de mes parents. Allez, crachez le morceau ! »

« Belin, c’t’ un gentil garçon monseigneur », commença Eudes. « Et il pense beaucoup aux filles, comme tous les garçons d’son âge. »

« Ça j’avais remarqué », dit Ecthelion.

« Mais il est t’un peu bougre aussi sur les bords. »

« Bougre ? Qu’est-ce que ça veut dire ? »

« C’la veut dire qu’les hommes lui répugnent point non plus. »

« On sait pas trop d’où ça vient, notez… Mais une fois j’l’avions surpris dans la grange à foin avec deux d'nos cousins… Et tous les trois ils étaient en train d’s’palucher dites donc. J’pense qu’il a pris d’mauvaises habitudes avec eux. J’vous disons ça au cas où qu’il ferait des avances à un d’vos collègues. »

« Sans blague », dit Ecthelion.


Chapter End Notes

La chanson entonnée à la taverne est bien sûr une déclinaison de celle du "Bon roi Dagobert".


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