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Chapitre 5 : La Peur II
Quand l'armée revint au camp, à la tombée de la nuit, Belin erra longtemps entre les murailles de bois, sans trouver Ecthelion. Il comprit vite que l'attaque avait échoué : les orques, parfois accompagnés de trolls, étaient plus nombreux et plus forts que prévu. Des soldats affirmaient même que certains orques ne ressemblaient pas à ceux qu'ils avaient vus par le passé. Leur agilité et leur puissance semblait également dopée par quelque magie sinistre.
« Tu ne me croiras pas, mais dans notre ancien bastion, j'ai cru voir une sorte de lynx, debout comme un elfe, avec une cape, et qui distribuait des fioles. »
« Maudits nécromanciens ! Moi j'ai vu une gigantesque chauve-souris, s'élever… Ça m'a déconcentré, et j'ai pris un sale coup dans le bras. »
« Tu sais, j'en suis sûr… Il y avait un balrog près de la Grande Porte. »
Plus angoissé que jamais, Belin se rendit jusqu'à la tente de la dame de la Source. Il ne pouvait pas la confondre avec une autre, grâce à la tête d'orque empaillée. Le soulagement l'envahit, quand il vit la guerrière à l'intérieur, assise sur une chaise pliante, en train de discuter avec quelqu'un d'autre. Mais non, ça n'était pas Ecthelion. C'était son écuyer.
« Oui ? »
« Madame, je cherche Messire, votre neveu. »
« Je suis désolée, je l'ai perdu de vue pendant la bataille... Je ne sais pas où il est. Il n'est pas revenu dans votre tente ? »
« Non. J'le cherchons partout depuis toute à l'heure. »
« Va voir à la taverne… Il est peut-être allé se rafraîchir. Sinon, il te faut aller aux tentes des guérisseurs. »
Belin hocha la tête.
Quand il sortit, Maica dit à son écuyer : « Je lui avais dit de ne pas venir. Il n'avait pas le niveau pour ce combat. J'espère qu'il est en vie… Ou plutôt, qu'il n'a pas été capturé. »
Ecthelion n'était pas à la taverne du camp, non plus. Belin se dirigea vers la tente des soigneurs, où régnait une grande agitation.
« Tout est plein », dit le garde posté à l'entrée. « Vous n'avez pas l'air blessé. »
« Je cherche quelqu'un… Le seigneur de La Fontaine. »
« Cela fait cinquante ans qu'il est mort. »
« Non, je cherche son fils, Ecthelion d'la fontaine. »
« Je ne sais pas qui c'est. Entrez. »
Belin entra. Les fumigations masquaient des odeurs que l'humain devina tout de même : sang, sueur, et autres secrétions. Il remonta l'allée centrale, parcourant des yeux les soldats alités. Certains semblaient avoir été amputés – pendant la bataille, ou sur place. D'autres avaient des blessures plus légères, du moins en apparence : blessures faites à la lame, à la lance, par flèche. Nul ne ressemblait à Ecthelion, mais il y en eut un que Belin reconnut tout de suite. Il était entouré de plusieurs personnes, et ses longs cheveux bruns étaient tressés d'or. C'était le prince Fingon.
L'elfe était étendu sur un lit de fortune. Des bandages serraient son abdomen. Ils étaient en partie rouges.
« Le carreau a transpercé la cotte de mailles, c'est la première fois que je vois ça », disait l'une des guérisseuses, à un membre de la garde.
La plupart des soigneurs étaient des femmes, et des Sindar. Il y avait une très ancienne tradition de médecine de guerre chez ce peuple.
« Avez-vous conservé la pointe ? »
« Elle est là... »
Le visage de Fingon était en sueur. Il dit à l'un des grands seigneurs qui se trouvaient là.
« Envoyez immédiatement plusieurs oiseaux à Barad-Eithel, Tol Sirion, au Dorthonion et à Himring. Il nous faut des renforts le plus vite possible. »
« Bien, votre Altesse. »
Fingon le regarda s'éloigner, puis il sembla apercevoir Belin. Il fit signe de le faire venir. L'humain approcha. Le visage du prince elfe exprimait une souffrance contenue.
« Vot'Majesté », déclara Belin froidement, « je cherche Messire Ecthelion… Je ne le trouve nulle part. »
« Belin le Blond... » dit Fingon.
Il se souvient de mon nom , s'étonna l'écuyer.
« Ecthelion n'est pas ici malheureusement. Je l'ai fait chercher, en vain. »
Les yeux du jeune homme blond se mirent à luire.
« Je suis désolé… Je l'ai vu tomber de son cheval pendant la bataille. Il y avait beaucoup de flèches… Je n'ai rien pu faire… J'espérais, dans un fol espoir, le retrouver ici, mais... »
« Non, ce n'est pas possible... »
« Je suis désolé. »
La bouche de Belin se crispa, se tordit. Son regard se brouilla.
« Non… Messire Ecthelion... »
Une guérisseuse posa une main sur son épaule.
« Le prince doit se reposer », dit-elle. « Nous vous dirons si nous trouvons Ecthelion. »
L'humain sortit de la tente, presque à l'aveuglette. Puis il se laissa tomber sur le sol, la tête dans les mains, et se mit à pleurer.
Lorsqu'il sortit de son hébétude, et que ses larmes se tarirent, il sembla se souvenir de quelque chose, et il prit l'arbre d'or dans sa main gauche, le pendentif qu'Ecthelion lui avait offert, et qui était assorti à l'arbre d'argent qu'il portait.
« Nous sommes comme Telperion et Laurelin », avait dit le jeune elfe. « Nous sommes des amis inséparables. »
C'était comme si un mauvais sort s'était brisé... Tout était devenu plus clair, plus lumineux : son lien avait Ecthelion avait dissipé l'ombre venue du Nord.
Il revit le moment où le Seigneur de la Fontaine l'avait engagé. Puis quelques temps plus tard, quand il était persécuté à la caserne, et qu'il lui avait dit qu'il pouvait venir vivre avec lui… Ils avaient voyagé, vu la mer... Lorsque Belin était revenu dans sa famille, pour y rester définitivement, il était allé le chercher, chez ses frères. Quand il était tombé malade, il avait veillé sur lui pendant des jours… Toutes ces aventures qu'ils avaient traversées, tous les deux ! Toutes ces bêtises qu'ils avaient faites, aussi.
Ils avaient brisé des vitres, des vases, des gâteaux géants, s'étaient brûlé les poils des bras, peints en blanc, jetés dans l'eau glacée après un sauna, infiltrés dans toutes sortes de lieux, entraînés à l'art du combat rapproché à la force de leurs cuisses. Lui s'était déguisé en fille, avait été transformé en crapaud ; Ecthelion avait donné beaucoup de coups de tête, avait coupé des cheveux, s'était pris des coups de nattes postiches, avait défendu l'humain à de multiples reprises, quand on le traitait de guenon, avait proféré des menaces de castration à l'encontre de plusieurs personnes, et l'avait embrassé quand il était un crapaud. Ils avaient bu ensemble, mangé ensemble, dormi ensemble. L'elfe lui tenait chaud la nuit lorsqu'ils voyageaient ; il avait peur qu'il attrape froid. Et Belin voyait son visage s'éclairer, dès qu'il venait vers lui. Même si depuis quelques temps, il s'éclairait aussi quand il voyait Fingon... Mais qu'importait cela, maintenant... A présent Ecthelion était mort, ou réduit en esclavage. Il était bien à plaindre. Et ils ne se verraient plus jamais.
« C'est un joli médaillon », dit soudain une voix cristalline.
Belin leva la tête. C'était la dame de la Source. Ses yeux bleus scintillaient entre ses cheveux argentés.
« C'est Messire qui m'l'avions t'offert », expliqua l'humain.
« Hum… Je crois qu'il t'aimait comme la Lune aime le Soleil... Mais j'ai une nouvelle pour toi : son cheval est revenu. Il est aux écuries. »
Sur ces mots, elle entra à son tour dans la tente des guérisseurs. Belin courut aux écuries.
Ici aussi, il y avait des chevaux blessés qui étaient soignés. Belin avisa vite le cheval blanc d'Ecthelion, mais celui-ci n'avait aucune trace de blessure. Il n'y avait pas non plus de sang sur ses ornements. Il caressa son encolure ; l'animal était habitué à être soigné par l'humain. Il y avait entre eux une grande amitié.
« Quelqu'un l'a t-il rapporté, celui-là ? » demanda-t-il aux garçons d'écurie.
« Non, il est revenu tout seul... »
« Dis-moi », murmura-t-il au cheval, « est-ce que tu sais si Messire Ecthelion est toujours en vie ? »
Le cheval hennit.
« Tu n'as pas l'air triste... »
Belin sembla réfléchir.
« Il fera nuit, bientôt… Pourrais-tu me montrer où se trouve Ecthelion ? Même s'il n'est plus vivant. »
L'animal hennit à nouveau.
Belin le détacha, et l'amena jusqu'à sa tente. Puis il retourna à celle des guérisseurs, dont il sortit quelques minutes plus tard. Il revint dans sa tente, et là, se rappelant ce qu'Ecthelion lui avait raconté de l'enseignement de sa mère, et leurs expériences de camouflage à Gondolin, il se vêtit de sombres vêtements, et passa du liège dans le feu, avec lequel il noircit les zones saillantes de son visage. Il dissimula ensuite ses cheveux blonds dans un foulard vert foncé. Puis il revêtit des protections en cuir, nulle cotte de mailles ou armure de plates ; il attacha à sa ceinture son épée, ainsi qu'un long poignard. Et dans son dos son arc, son carquois, ainsi qu'un bouclier léger.
« Messire, j'vous allons chercher ! »
Il sortit et monta sur le cheval d'Ecthelion, après l'avoir débarassé de ses ornements elfiques, avança au trot jusqu'à l'entrée du camp.
« Qu'est-ce que vous faites dans cet accoutrement ? », demanda l'un des gardes. « Personne ne sort. »
« J'ai un laisser-passer, signé par l'prince Fingon », déclara l'humain.
Il lui tendit le papier.
« D'accord. Les éclaireurs disent que c'est calme sur cinq lieues. C'est après que ça risque de se compliquer. Qu'Elbereth vous vienne en aide. »
Belin le remercia et hocha la tête. Il sortit du camp puis demanda au cheval de lui montrer où était Ecthelion. Il se mit à galoper ; l'humain comprit qu'il le dirigeait vers le bastion central. Qu'Elbereth vous vienne en aide.
Au bout d'une heure de chevauchée, les premiers cadavres apparurent. Des elfes percés de flèches, quelques orques, des chevaux. Il y avait une fumée au loin, plusieurs lueurs rougeoyantes. Belin s'arrêta. « C'est impossible… Je ne peux pas l'attaquer tout seul. »
Le cheval hennit.
« Qu'est-ce que nous allons faire ? » murmura Belin.
Il descendit du cheval, regarda autour de lui, prit un casque d'orque et se le mit sur la tête. Mais le cheval le tirait vers l'Est. Il le suivit, marchant pendant encore une demi-heure.
Une grosse partie de la bataille devait avoir eu lieu là. Les cadavres et fragments d'armements étaient nombreux. Soudain Belin eut un tressaillement. Il crut reconnaître la tête coupée d'un elfe à qui il avait appris à jouer aux osselets. Mais ça ne pouvait pas être lui… Il poursuivit son chemin. Des voix se faisaient entendre, des voix d'orques. Elles étaient en petit nombre, cependant. Deux ou trois, pas plus. Il laissa là le cheval, s'avança un peu, crut discerner une charrette, à une centaine de mètres. Là-bas, près du tombereau, deux orques avaient allumé un feu de camp. La charrette était remplie : de corps, de butin.
Belin s'approcha encore, sans tirer ses armes, de peur d'être confondu... Il se cacha derrière la charrette, et observa.
Debout devant le feu de camp, un cuissot de viande à la main, les deux orques discutaient, semblait-il autour d'un corps inerte. Il est difficile de traduire l'infâme langage orque en langue commune, mais si nous nous y essayons, cela ressemblerait à ceci :
« Comment on se l'partage ? » dit le premier orque. « On le coupe en deux ? »
« Prends l'épée et l'armure… » répondit l'autre. « Je vais garder ce joli elfe pour moi. »
« Mais qu'est-ce que tu vas en faire ? Tu vas lui prendre ses dents ? Je connais un gars, au troisième sous-sol, qui les collectionne. »
« Non, je vais le garder tel quel, il est vraiment trop joli. »
« JE NE SUIS PAS JOLI ! »
Cette phrase avait été prononcée en elfique sindarin, et d'une voix familière.
« Messire Ecthelion est vivant ! » réalisa Belin.
« Je le croyais évanoui », dit l'un des orques.
« Il n'est pas joli de toute façon, tu as vu ce visage tout lisse, ce nez droit ? Et tous ces cheveux… Beurk ! »
« C'est mon goût, tu n'as pas le droit de le juger », répondit l'autre orque d'une voix vexée.
« Je ne voulais pas te blesser... »
« Je suis heurté par ce que tu viens de me dire. »
Pendant que les deux orques tenaient ce dialogue que Belin, malgré son incompréhension du noir parler, comprit être tout à fait sinistre, il s'était avancé juste derrière eux.
Il assomma l'orque à sa droite d'un coup du plat de l'épée sur la nuque, et au moment où l'autre tourna la tête, lui trancha la gorge.
C'est là qu'il vit Ecthelion, étendu sur le sol, et saucissonné à l'aide de cordes.
« Que... » balbutia-t-il, l'air apeuré.
« Messire, c'est moi, Belin ! »
Le visage d'Ecthelion changea complètement, s'éclaira.
« Belin... »
« Chut ! »
L'humain coupa les cordes.
« J'ai très mal aux jambes », murmura Ecthelion.
Belin les regarda, et se rendit compte qu'elles étaient couvertes de sang. L'elfe se redressa, s'appuyant sur ses coudes, mais il ne parvint pas à se mettre debout.
« J'vais vous porter Messire. »
Il prit le casque de l'un des deux orques et lui en couvrit la tête, badigeonna son visage de terre.
« L'épée... » murmura Ecthelion. Mais il vit que les orques n'avaient pas eu le temps de s'approprier Orcrist.
« Il faut partir discrètement », chuchota Belin.
Il mit Ecthelion sur son dos, et rampa sur le côté, derrière la charrette. Puis il regarda autour de lui. Tout semblait calme. Alors il se leva et marcha jusqu'au cheval, dont l'oeil brilla quand il avisa son maître. Belin installa Ecthelion sur la selle, puis monta derrière lui.
Le blanc destrier galopait maintenant à travers la plaine ; Belin tenait les rênes de la main droite, et son ami du bras gauche.
« Pourquoi vous êtes venu me chercher ? », demanda Ecthelion d'une voix faible.
« Parce que je ne peux point vous quitter, Messire », répondit Belin, en le serrant plus fort de son bras gauche.
Ecthelion tourna la tête vers lui.
Son regard était indescriptible.
Mais ses yeux se fermaient, sa tête pencha vers l'avant.
« Non ! », s'exclama Belin.
Il intima au cheval de galoper à son maximum, ôta leurs casques d'orques, qu'il jeta. Bientôt les murs de bois du camp de l'armée de Fingolfin apparurent, ornées de leurs bannières étoilées. Les gardes n'en crurent pas leurs yeux. Certains aidèrent Belin à transporter Ecthelion jusqu'à la tente des guérisseurs.
Ils couchèrent l'elfe sur un lit et pendant qu'ils l'examinaient, Belin vit le prince Fingon debout, s'avancer péniblement, les yeux brillants.
« Vous avez réussi... » dit-il.
Il y avait quelques heures de cela, Belin était venu le voir, pour lui demander l'autorisation de sortir du camp : « J'veux faire comme vous, quand vous êtes allé chercher Maedhros », avait-il dit. « Vous n'lavez pas laissé seul. Je ne peux point supporter que Messire se fasse torturer. »
Il posa sa main droite sur l'épaule de l'humain.
« Belin le Brave », dit-il.
Mais Belin pleurait, car les guérisseuses faisaient la grimace.
« Il faut qu'vous le sauviez », murmura-t-il.
« Il a les jambes cassées », dit l'une des soignantes. « Et plusieurs blessures, aux bras, aux côtes et à la tête. »
« Je l'ai vu tomber de son cheval », expliqua Fingon. « Percé de flèches, sans doute. »
« Les orques ont arraché les flèches. Il a également les blessures de la chute. Puis il a dû se faire piétiner. »
Belin fondit en larmes. Quelques minutes plus tard, Maica arrivait.
« Il survivra », déclara-t-elle. « Et il en sortira plus fort. »
Puis elle se tourna vers Belin.
« Merci. Vous avez été très courageux. »
« On dirait que les orques ont versé de leur alcool détestable sur ses plaies… Un moindre mal que les laisser sans nul traitement», dit alors une guérisseuse. « Mais nous allons tout de même devoir les cautériser, dans un premier temps. Puis opérer les jambes, dans les jours qui suivent. »
« C'est une bonne chose », dit Maica à Belin. « ça veut dire qu'elles ne vont pas être obligées de les couper. »
Fingon la regarda.
« Tu n'as pas l'air en forme, toi non plus », dit-elle.
« Si nous ne sommes pas attaqués d'ici l'aube, je pourrai m'estimer heureux », se contenta-t-il de répondre.
Les guérisseuses firent bientôt sortirent les visiteurs. Belin ne parvint pas à s'endormir. Quand il revint, une heure plus tard, Ecthelion était couché dans un autre lit, l'air paisible, ses longs cils noirs rabattus à l'intérieur de son profil parfait. Belin s'agenouilla devant le lit de camp, et toucha les cheveux sombres qui encadraient son visage beau mais maladif. Le pendentif représentant Telperion luisait sur sa poitrine maintenant couverte d'une tunique blanche. Belin prit sa main droite dans la sienne : c'était une grande main, mais anguleuse de forme, avec encore un peu de chair enfantine. Elle était si pâle qu'on voyait les veines vertes sous la peau. L'humain y déposa un baiser.
« Lui aussi l'aime comme la lune aime le soleil... », glissa Maica à Fingon, avec un sourire amusé.
Mais Fingon avait l'air triste.
Le lendemain, vers midi, tandis que Belin dormait auprès de son maître, ce prince, tout blessé qu'il était, réunissait son conseil.
« Les renforts que j'ai demandé devraient arriver de Barad Eithel demain, dans le meilleur des cas », déclara-t-il.
« Ils peuvent nous attaquer avant cela », répondit le seigneur du Petit Pont. « Il est même étonnant qu'ils ne l'aient pas fait. »
« Oui », confirma Fingon. « Ils ont la capacité de détruire le camp, maintenant que les bastions sont pris. C'est comme... lorsque le Dragon est sorti… ça n'a pas de sens, stratégiquement parlant. »
Le visage de la dame de la Source s'assombrit brusquement. Elle dit : « Pourtant tu es du même avis que moi, n'est-ce pas ? »
« Oui… C'est un test, probablement », opina Fingon. « Mais Père pense que je me trompe. Il dit qu'il a rencontré plusieurs fois Melkor à Valinor… Et que ça n'est pas son style. Qu'il est trop brutal. »
« Melkor n'est plus seul comme en Aman », dit alors le seigneur des Hauts Pins, un elfe sinda. « Il a été rejoint par d'anciens alliés, et de nouveaux… De nombreux maiar déchus. Toutes sortes de créatures étranges… Des loups, des lynx intelligents… dit-on. »
« Quoiqu'il en soit des raisons de cette attaque », conclut alors Fingon, « nous devons reprendre les positions perdues. J'ai fait doubler les éclaireurs et les vigies. Que personne ne dorme sans son armure, cette nuit. Demain, les renforts arriveront, et si nous n'avons pas été attaqués, nous attaquerons à nouveau. »
Quand il sortit de la tente des médecins, encore embué de sommeil, Belin ne comprit d'abord pas d'où venait le tintamarre qui l'entourait.
Il regarda autour de lui. Une foule de soldats elfes étaient en train de l'applaudir.
« Hourra pour Belin le Hardi ! » dit l'un.
C'était un de ces elfes avec qui ils jouaient aux osselets.
« Belin le Hardi ! Belin le Brave ! » s'exclamèrent les elfes en choeur.
L'humain, après moult embrassades et accolades, finit par atteindre sa tente. Il s'écroula sur sa natte, et dormit.
A son réveil, la nuit était tombée. Il alla rendre visite à Ecthelion, toujours maintenu dans le sommeil par les drogues des herboristes. Ils lui dirent que son état était stable, et qu'ils avaient bonne raison de penser qu'il s'en sortirait avec au moins l'usage du haut de son corps. Rassuré, Belin se rendit compte qu'il avait très faim. Il se rendit à la taverne, où on lui offrit un repas spécial, et beaucoup d'alcool. Il s'ennivra, mais apprit de la part de ses habituels camarades de jeu, que l'un d'entre eux n'avait pas reparu depuis la bataille. Il repensa à la tête coupée qu'il avait vue la veille. Son estomac lui fit mal.
Il alla se coucher à nouveau, ensuite, tout en mailles, comme l'avait recommandé Fingon. Mais personne ne vint le réveiller au cours de la nuit.
Le lendemain matin, les renforts de la capitale étaient arrivés. A midi, ce furent ceux de Tol Sirion, envoyés par Finrod.
« Attendons-nous les renforts envoyés par Aegnor, et les fils de Fëanor ? », s'enquit le seigneur des Hauts Pins auprès de Fingon.
« D'après les derniers oiseaux, ils n'arriveront pas avant plusieurs jours », répondit Fingon. « J'ai un message de Barad-Eithel, écrit par la main de mon père. Il veut que nous contrattaquions, de peur que nous soyons assaillis par surprise. »
« Majesté, permettez-moi de mener cette attaque », dit alors soudainement Mîrdolen, le seigneur noldo des Tulipes d'Améthyste, tout juste arrivé avec son bataillon de fantassins.
Il s'agenouilla.
« Votre bravoure est remarquable », dit Fingon, « mais inutile. Je mènerai la charge moi-même. »
« Tu n'y penses pas ! » s'exclama Maica. « Tu n'es pas remis de ta blessure au ventre ! »
« Je le suis bien assez », trancha Fingon.
Voyant que l'armée préparait sa seconde attaque, Belin alla voir Maica.
« Je veux vous aider », dit l'humain.
« Vous avez beaucoup fait, déjà. Reposez-vous maintenant... », répondit la femme-elfe, qui venait de revêtir sa cotte de mailles.
« Laissez-moi venir avec vous. »
« Vous ne pouvez pas sans votre maître », dit-elle alors froidement. « Vous n'êtes qu'un écuyer. »
Belin retourna à sa tente, songeur. Il entendait l'écho des célébrations qui lui avaient été faites :« Belin le Brave ! Belin le Hardi ! »
Alors il revêtit sa cotte de mailles, puis alla ouvrir le coffre dans lequel il avait rangé les armes et armoiries d'Ecthelion. Sur les mailles brillantes, il fixa les protections d'Ecthelion, et ses emblêmes. Il mit son heaume sur la tête, qu'il fit tenir grâce à une bride. Il prit son bouclier, constellé de cabochons de cristal. Il ne prit pas Orcrist, car il ne savait pas la manier, mais sa propre épée, et son arc. Puis il se rendit aux écuries, et prit le cheval d'Ecthelion.
« Puisque Messire ne peut combattre », dit-il à l'animal, « je combattrai à sa place. »
Cette fois-ci, Fingon ne divisa pas sa force. Il frappa d'un coup le bastion central, avec les étendards bleus de la maison de Fingolfin, et les étendards verts de la maison de Finarfin. Ils étaient si beaux, ces drapeaux ! Le son des trompettes elfiques retentit. C'était la première fois que Belin participait à une bataille. Il aperçut Fingon, majestueux dans son armure et sa cape brillante. Il crut aussi reconnaître Maica, à ses cheveux gris et ses armoiries, car elle était indiscernable d'un homme lorsqu'elle était en armure : les mailles et les plates dissimulaient sa poitrine, son heaume à nasal, son visage. A la tête de la charge de cavalerie, tandis que les fantassins se tenaient à l'arrière, en demi-cercle, Fingon criait – sa voix surpassait le bruit des sabots des chevaux et le cliquetis des armes.
« ELDAR ! »
Le cheval d'Ecthelion sembla s'envoler au-dessus des orques qui s'étaient rassemblés en foule compacte ; il les écrasa, les annihila. Puis il cessa sa folle cavalcade, se retrouvant devant un enchevêtrement de pics de bois qu'il ne pouvait franchir. Le destrier blanc hennissait ; le bruit se faisait plus fort. Il y avait des têtes coupées sur les pics ; avec de longs cheveux, des traits déformés par la souffrance. Les yeux de certaines avaient été arrachés.
Belin descendit du cheval. Son estomac lui fit à nouveau mal.
Mais il n'eut pas le temps d'y penser, il dut tuer un orque se jetant sur lui, puis un deuxième. Il crut voir Fingon, au loin. Il avait atteint la lisière du bastion, près des murs d'Angband. Des flèches enflammées se mirent à pleuvoir.
La voix de Fingon se faisait toujours entendre. Belin tenta de se protéger des flèches à l'aide du bouclier en métal d'Ecthelion, le dos contre les poteaux de bois. Mais il eut peur qu'ils prennent feu. Alors il courut vers Fingon, guidé par sa voix. Il vit soudain Maica, sur une butte, debout sous la pluie de flèches. Elle avait sorti une gourde de sa ceinture, et buvait tranquillement. « Elle est folle... », pensa Belin. Les chevaux hennissaient. L'un d'entre eux de souffrance : ils n'avaient plus de jarrets. L'humain se crispa ; son souffle se fit rapide. Il tua encore un autre orque, plus grand et moins hideux – on aurait presque dit un elfe des bois. Un soldat noldo perdit la vie juste devant lui, le cou transpercé par une sorte de perche. Plein de colère, Belin se jeta sur l'orque qui l'avait tué, et lui fendit le haut du thorax. Là il tomba nez à nez avec l'elfe borgne, avec qui il jouait au camp de temps à autre.
« Qu'est-ce que tu fiches là ? », lui dit ce dernier, regardant l'armure qu'il avait usurpée.
Belin n'eut pas le temps de répondre ; l'elfe arrêta la masse d'un troll pour lui. « Déguerpis, abruti ! » s'exclama-t-il.
Il courut, toujours vers Fingon. Maica était en difficulté maintenant. Son épée s'était enfoncée dans le dos d'un orque énorme, et elle n'arrivait plus à l'en sortir. Le seigneur du Petit Pont, avisant la situation, lui jeta une lance. Elle l'attrapa et put repousser les orques qui la submergeaient. Belin, désireux de la défendre, se jeta dans la mêlée.
« Oikreroi ! » cria un orque.
L'humain tourna la tête. Porté sur un bouclier, un chat dressé sur ses deux pattes, vêtu d'une cape et de gants blancs, lançait des fioles aux orques et trolls qui se trouvaient sur son chemin.
« Oikreroi ! Oikreroi ! » criaient les orques.
Impossible ! On dirait mon ancien chat, mais d'une autre couleur , pensa Belin.
« C'est quoi ce greffier de merde ?! » s'exclama Maica.
Elle jeta sa lance dans sa direction, mais le rata. Belin essaya de sortir son épée de l'orque mort. Il réussit et lui donna.
« Qu'est-ce que tu fais là ? » dit-elle à son tour. « Déguerpis, imbécile ! »
Il courut encore vers Fingon. Cela faisait une heure que la bataille avait commencé. Les tambours s'étaient mis à retentir, mais il ne savait pas à quel camp ils appartenaient, et pourquoi ils s'étaient mis à battre rythmiquement. Il tua un autre orque, très fort, mais reçut une entaille à la jambe. Ses bras devenaient faibles, à force d'efforts. Il se rendit compte qu'il n'avait pris aucun cordial, pas même de l'eau. Il avait soif.
« ATTENTION ! »
Il bondit sur le côté, évitant un projectile enflammé de justesse. Mais il s'était retrouvé du même coup sur un cadavre d'elfe, dont le ventre était ouvert. Des tuyaux roses semblaient sortir de sous sa peau. Les yeux de Belin s'écarquillèrent. Un bourdonnement se superposa au son des tambours, au cliquetis des armes, au hennissement des chevaux, aux cris des guerriers, aux cris des blessés, aux cris des mourants. Ce bourdonnement était uniquement dans son esprit.
« B-b-b... » balbutia.
Qu'Elbereth vous vienne en aide.
Il allait vomir. La voix de Fingon.
Messire, je ne peux point vous quitter...
La voix de Fingon, il fallait aller vers elle...
Il avait soif, sa cuisse le brûlait, et ses bras étaient las. Des soldats de Fingon mettaient le feu à leurs anciennes constructions.
« Tuez-les tous ! » disait une voix d'elfe.
Les orques de ce côté étaient effectivement plus grands et forts, pour la plupart, que ceux qu'il était habitué à affronter.
Qu'Elbereth vous vienne en aide.
Belin le Brave !
Fingon s'était à nouveau éloigné.
« Je dois le rejoindre », pensait Belin, car il ne savait pas où il allait. Il était poisseux, et il avait soif. Sa tête lui tournait. Il fallait éviter les flèches. Les cris de souffrance. Non !
« Aide-moi ! Aide-moi ! » criait un jeune elfe.
Il s'accrocha à lui, ensanglanté ; un orque survint derrière lui et le tua. Belin évita son deuxième coup de justesse ; il contra son sabre avec le bouclier d'Ecthelion. L'humain eut de la chance : tous les elfes n'étaient pas aussi inexpérimentés. Celui qui venait de bondir pour assaillir l'orque qui venait de l'attaquer était extrêmement rapide ; il taillait dans la chair comme un cygne ébrouant ses ailes ; il guerroyait comme un danseur. Belin comprit que même s'il s'entraînait pendant trente ans, il n'arriverait jamais à ce niveau d'expertise – ce combattant-là, comme de nombreux autres, avait des siècles d'expérience. Alors l'humain en profita pour fuir – toujours vers Fingon.
Hourra pour Belin le Brave !
Certains elfes portaient les nouvelles cottes de mailles à capuche, mais pas tous. Le sang rouge éclatant, jailli de leur cou, parfois éclaboussait l'argent des armures. Le noble seigneur des Hauts Pins en était maintenant couvert. Il s'agenouilla au milieu de la bataille, et se mit à prier.
« Tuez-les tous ! » cria à nouveau une voix d'elfe.
Belin la reconnut. C'était la voix de Fingon.
Le bourdonnement cessa ; Belin sentit tout son corps se crisper, jusqu'au bout des doigts…
Mère ! Mère ! Père ! Aidez- moi !
Fingon sauta à bas de son cheval, aussi facilement qu'un acrobate. L'elfe qu'il avait vu combattre comme un danseur, à côté de lui, n'était qu'un pingouin maladroit : le fils de Fingolfin avait tué trois orques rien qu'en s'abattant sur le sol ; et il était impossible de savoir comment il l'avait fait. Son épée brillait comme un diamant, mais était plus insaisissable que le vent. Ses tresses noires couvertes d'or se balançaient sans le gêner le moins du monde. Et pourtant il était gravement blessé. Lui, c'est un véritable héros , réalisa Belin. Jamais il n'avait vu plus habile combattant que ce prince des Noldor. Il était le plus puissant, le plus agile, le plus rapide, le plus endurant. En l'espace d'une demi-seconde, il avait saisi un chef orque brusquement par l'arrière, et l'avait égorgé. Puis sortant une deuxième épée d'un deuxième fourreau, il se mit à tuer à la fois de la main droite et de la main gauche. Les orques, dont les cadavres s'amoncelaient autour de lui, se mirent à fuir. Le beau visage du vaillant prince était maintenant maculé de sang noir. Ses yeux flamboyaient.
Pourquoi ?
« Pourquoi ? Je vais te l'montrer, elfe poilu », dit soudain une voix derrière lui.
La lame était sous sa gorge. Belin ne le voulait pas, le refusait, mais il vit ses mains et ses bras se mettre à trembler frénétiquement, alors qu'il était entouré de corps morts ou de morceaux de corps. Son épée lui tomba des mains.
Mère ! Maman ! Maman ! criait son esprit, s'élançant vers la douceur lointaine et perdue.
Puis il vit la tête de l'orque derrière lui voler devant lui ; ce monstre avait voulu le couper en morceaux, et voilà qu'il était lui-même coupé en morceaux.
Belin tomba à genoux, toujours tremblant, se couvrant les yeux. Je veux rentrer à Gondolin, je veux rentrer à Gondolin… Il y eut encore de nouveaux cris. « Feu cruel », entendit-il en sindarin, avec horreur. Etait-ce les flammes et l'ombre qui venaient de surgir hors de la forteresse de Morgoth ? Venaient-elles vers lui ? Cette nouvelle terreur acheva de briser son esprit. Il se recroquevilla encore davantage, les mains sur les oreilles.
Soudain, sa nuque explosa.
La dernière chose qu'il entendit furent les trompettes du Dorthonion.
à suivre