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Chapitre 2 : La princesse solitaire
« Vous m'avez faite demander, père ? », s'enquit Idril.
Pieds et tête nus, dans une robe blanche toute simple, elle se tenait debout devant le trône, son gros chat dans les bras.
« Je me demande si tu as bien fait d'adopter ce chat », commença par dire Turgon. « Après tout, on ne sait pas d'où il vient...»
« Mais il m'occupe, quand mes dames de compagnie ne sont pas là. »
« Bon... Si je t'ai fait venir ici, c'est pour que tu vois cette nouvelle robe que j'ai faite confectionner pour toi. La plupart du temps, on dirait que tu te promènes en chemise de nuit ! Ce n'est pas convenable, pour une fille de roi... »
« Je veux bien une nouvelle robe », répondit candidement Idril, « mais je ne veux pas de nouvelles chaussures ! »
« Bien bien... De toute façon, je ne suis pas prêt de t'en offrir d'autres... Mais cette robe devrait te plaire. Elle est confortable tout en étant assez travaillée. »
D'un geste, le roi demanda au couturier de la sortir de sa malle. C'était une robe bleue couverte de broderies sur lesquelles étaient cousus des diamants. L'elfe n'eut aucun mal à la faire essayer à Idril, par dessus son autre robe.
La voyant soudainement ainsi parée, ses longs cheveux blonds gaufrés tombant sur le tissu miroitant de blanc et d'argent, Turgon eut presque la larme à l'oeil.
« Elle te va très bien », approuva-t-il. « Tu es très belle... Comme ta maman. »
« C'est reparti », dit Egalmoth.
Une heure plus tard, lui et Galdor déambulaient dans les couloirs du palais.
« Je n'en peux plus de mes dîners privés avec le roi », pesta-t-il. « Dès qu'il a bu quelques verres... Hé bien ça y'est, il me farcit les oreilles de sa femme ! Ma femme par ci, ma femme par là... »
« Bon d'accord, c'est peut-être un peu pénible, mais c'est supportable... non ? », opposa le seigneur de la maison de l'Arbre.
« Hé bien non ! Figurez-vous qu'il me donne des détails ! »
« Quand vous dites des détails... Vous voulez dire des détails... détaillés ? »
« Oui des détails détaillés ! »
« C'est vrai qu'on oublie souvent que la princesse a été conçue... d'une manière ou d'une autre. »
Ils regardèrent Idril, toute magnifique dans sa robe neuve... Mais elle ne devait pas regarder devant elle car elle se cogna contre un bahut imposant, auquel elle dit pardon.
« Ouais... », fit Egalmoth.
Belin avait beau s'être exilé dans le coin de la tente pour ne pas coucher à côté d'Ecthelion, après avoir eu du mal à s'endormir à cause du froid et de ses récents accès de mélancolie, il fut surpris de ne finalement pas faire mauvais sommeil...
Quand il se réveilla une première fois, il se rendit compte qu'il baignait même dans un état de calme et de chaleur. Ouvrant les yeux, il fut alors surpris de constater qu'Ecthelion l'avait rejoint, s'était couché contre lui et l'avait recouvert de sa propre couverture. La joie et le soulagement envahirent sa poitrine. Son ami ne l'avait pas oublié ! Il se tourna vers l'elfe et ferma les yeux.
Lorsqu'il se réveilla pour la deuxième fois, il n'y avait plus personne dans la tente, mais il percevait des bruits de conversation venant du dehors.
Il se hissa, chaussa ses bottes et sortit.
A trois mètres de là, Ecthelion et le seigneur Fingon était en train de parler. Il crut entendre le nom « Maedhros », mais n'en comprit pas plus. Pensant qu'il ne devait pas les déranger, il entreprit de s'occuper de remplir d'eau chaude les cuvettes destinées à sa propre toilette ainsi que celle de son maître.
Fingon était plus beau que jamais dans le petit matin. Libres d'ornements, ses cheveux bruns étaient soigneusement graissés et tressés. Sa tunique d'entraînement, aux motifs raffinés et discrets, parfaitement coupée, mettait en valeur sa musculature. Ses yeux brillants ressortaient sur sa peau pâle et sous ses sourcils volontaires. Sa voix, douce et puissante à la fois, était une musique pour les oreilles.
« Je suis désolé de vous avoir dérangé tout à l'heure… » dit le Prince. « Mais j'ai vu que vous dormiez avec votre écuyer humain... »
« Oui, votre altesse. Belin a froid la nuit. »
« Ah… C'est une particularité de son espèce ? »
Ecthelion hocha la tête.
« Il est plus vulnérable que nous. Parfois s'il a trop froid il se met à tousser, à avoir de la fièvre, et il a le nez qui goutte. »
« Vraiment ? »
« Oui. Il appelle ça être comme enrhumé. »
« Je connais de nombreux physiciens de Barad-Eithel qui aimeraient l'ausculter. »
« Les médecins du camp l'ont déjà fait. Belin m'a dit qu'ils l'avaient regardé à tous les endroits. »
« Quoiqu'il en soit… Faites attention. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose que vous couchiez à côté de lui. »
« Ah bon ? »
« Oui… Les gens parlent. Apparemment, c'est assez mal vu de dormir avec ses écuyers. Mon cousin le seigneur Maedhros le fait, et à cause de cela les gens… disent des choses farfelues. »
« Quelles choses ? »
Fingon se rapprocha de lui, et murmura, l'air gêné.
« Qu'il est homosexuel. »
« Oh. »
« C'est pour cela que je vous conseille d'arrêter de dormir avec lui. Si vous avez peur qu'il ait trop froid, vous pourriez essayer les briques chauffées à la place. Nous faisions cela aussi pendant la Grande Traversée. »
Ecthelion acquiesça mollement, et ses yeux s'en dirigèrent mécaniquement vers sa tente. Il y avisa Belin en train de s'activer, rentrant et sortant, dans la lumière matinale de l'été.
« Il porte des bijoux sur ses avant-bras ? », s'interrogea alors Fingon à voix haute. « On dirait qu'ils brillent. »
« Mais non », corrigea Ecthelion en suivant l'humain du regard. « C'est ses poils. »
Puis il se tourna vers Fingon et expliqua, l'air sérieux :
« Ils sont comme de l'or. »
Accompagné de quelques hauts seigneurs, le roi de Gondolin assistait à un spectacle de danse sindarine.
« Cela aurait plu à Elenwë », commenta soudain Turgon. « Elle qui était si sensible à ce genre de choses. »
« Moi j'ai surtout entendu dire qu'elle avait l'intelligence émotionnelle d'une casserole en étain », chuchota Egalmoth à Galdor.
« Qu'est-ce que vous avez dit ? », s'enquit Turgon, d'une voix soupçonneuse.
« Rien... Rien... »
« Mais si... Vous disiez quelque chose sur ma femme. »
Egalmoth se racla la gorge.
« Hé bien... Comment dire... Il y a des gens qui parlent, vous savez... Ou plutôt qui parlaient... Au palais, dans la ville... »
« Et que disaient-ils ? »
« Hé bien ils disaient que votre femme n'était pas... Hem comment dire... Très expressive ou émotive, voilà. Mais je ne fais que rapporter ce que disaient d'autres gens. Moi je ne l'avais pas connue personnellement, alors... »
« Oui, peut-être que vue de l'extérieur... », concéda Turgon, tout mielleux. « Mais c'était une "carapace". A l'intérieur elle était toute douce... »
Egalmoth eut une grimace de dégoût.
« Je voulais dire : à l'intérieur, psychologiquement ! », corrigea le roi, le visage brusquement empourpré.
« Je crois que je vais vomir », glissa Egalmoth à son collègue.
C'était la cinquième fois qu'Egalmoth invitait son secrétaire, Nindë, à dîner chez lui, et ils étaient maintenant occupés à siroter un digestif, entre hommes, dans le Salon Vert.
« J'ai beau m'entendre bien avec le roi, et être dans ses petits papiers... Je dois vous avouer que parfois, son fonctionnement... est un mystère pour moi. »
« Vous pensez à quelque chose en particulier ? », demanda le secrétaire.
« Hé bien, tenez par exemple. Hier soir, j'ai mangé avec lui. Et il avait un peu trop bu – bah, comme souvent. Le fait est que... Plus de trois-cent ans ont passé depuis la mort de sa femme, et on dirait qu'il est toujours amoureux d'elle. »
« Tant mieux pour lui », répondit Nindë, un sourcil dressé.
« Allons... », fit Egalmoth. « Y'a un moment, il est temps de passer à autre chose dans la vie. Regardez Finwë... Il lui a suffit de dix ans pour tourner la page. Bon, après c'est vrai que Finwë, c'était tout de même une exception. Il était connu pour avoir le pantalon qui lui démange – comme son fils. Même moi je pourrais tenir dix ans d'abstinence. Lui, il en était juste incapable. »
Il étendit encore davantage les bras sur les accoudoirs de son fauteuil, prenant un air supérieur, mais bon prince. Vanima, son épouse, une grande femme brune, venait d'entrer sans bruit dans la pièce, une coupe de cristal dans les mains.
« En plus, Turgon et Elenwë... Ils n'étaient pas ensemble depuis longtemps... », poursuivit le seigneur elfe. « A peine trente ans, je crois ? Remarquez, c'est peut-être parce qu'elle n'est plus là, qu'il l'aime toujours. Il n'a pas eu le temps de se lasser. »
Une voix glaciale, féminine, s'éleva.
« Ah oui ? Et il faut combien de temps pour se lasser de sa femme ? »
Egalmoth se retourna brusquement.
« Mais rien du tout, chérie. Tu sais que je t'aime comme au premier jour ! »
« Espèce de cancrelat visqueux, tu vas me le payer très cher, ça je te le promets », siffla-t-elle.
Elle déversa lentement le contenu de la coupe sur le sommet de la tête de son mari.
Pour commencer.
« Mais... chérie », balbutia Egalmoth, le visage couvert de vin. « Tu... Tu sais bien que j'aime médire... Toi aussi tu aimes bien ça... C'est une des nombreuses choses qui nous rapprochent... Et ça se voit que ce n'est pas à toi que le roi tient la jambe quand il est pris de ses accès de romantisme post-mortem. »
« N'essaye pas de te rattraper. Et prépare-toi à battre le record d'abstinence de Finwë. Car ce soir, je fais chambre à part ! »
« Quand tu parles de record d'abstinence... Ce n'est pas... dix ans tout de même ? »
« On va bien voir si tu en es capable ! »